2006

De la peur à la terreur

por Jacques Rancière

Mon titre renvoie clairement à l’actualité du mot terreur. Pourtant je ne parlerai pas du terrorisme comme pratique du rapport de forces mais de la terreur comme mode de perception. L’expression de War on terror en effet n’indique pas simplement un ensemble de mesures visant à empêcher un certain type d’actions ou à en châtier les coupables. Elle implique une perception de la menace qui renvoie à une conception globale du rapport entre l’ordre et le désordre du monde. Une idée de la menace et de ce qu’il faut faire pour y répondre, c’est aussi une manière spécifique de percevoir et d’expliquer des événements. La terreur, ce n’est pas simplement une peur plus forte répondant à une menace plus redoutable et plus diffuse. C’est une manière de ressentir, de nommer et d’expliquer ce qui cause du trouble dans l’esprit de chacun comme dans l’ordre global du monde. C’est une manière de définir les principes de l’ordre et les raisons du désordre en nouant un régime intellectuel de pensée de la causalité à un régime moral de saisie du bien et du mal. Désigner “la terreur” comme le mal qui nous environne et nous menace, c’est donc, de proche en proche, redéfinir l’ensemble des coordonnées qui nous servent à expliquer notre monde.

Je voudrais analyser cette transformation en comparant les figures contemporaines de perception et de pensée de la terreur avec les figures classiques de la peur. Je pense, en effet, qu’il y avait, dans la conception et le traitement classiques de la peur, un certain nœud entre ordre et désordre, raison et passion, qui se trouve précisément défait dans la configuration actuelle de la terreur comme mode de perception et de pensée. Pour saisir ce changement, une voie d’accès me semble privilégiée, celle de la fiction. La fiction, disait Aristote, est plus philosophique que l’histoire. C’est que la fiction, de par sa limitation même, oblige à une rationalisation de la présentation des événements et de leurs liens, à une sorte de précipité de nos modes de perception et d’explication des choses, et à un calcul des effets que cette présentation doit produire sur le sentiment et la pensée de ceux auxquels on l’adresse. Je comparerai donc deux fictions dont l’une exprime le traitement classique de la peur, et l’autre la configuration actuelle de la terreur. Ces deux fictions, je les emprunterai à un art qui conjoint la puissance de présentation visible des événements menaçants et terribles à la structure narrative d’enchaînement des événements et d’explicitation de leurs raisons. Cet art est le cinéma, un art privilégié parce que la longue histoire des formes narratives s’y trouve concentrée dans l’espace d’un siècle, le même siècle qui a produit la nouvelle configuration des espérances et des craintes au sein de laquelle nous percevons aujourd’hui la terreur.

Je comparerai donc un film allemand des années 1930 et un film américain du début de notre siècle, un film un peu antérieur à la conquête de l’Allemagne par le nazisme et un film juste postérieur au traumatisme américain du 11 septembre. Ces films sont M le Maudit de Fritz Lang et Mystic River de Clint Eastwood. On peut y saisir le déplacement d’une structure de danger – ou de désordre – à une autre, car ils ont, par-delà la différence des scénarios, une certaine parenté structurelle. Les deux fictions sont structurées par le rapport entre quatre figures: l’enfant, le malade mental, le policier et le truand. Mais dans M le Maudit, ce jeu des quatre figures sert à contenir la terreur dans les chaines de la peur, dans Mystic River, au contraire, les enchaînements de la peur sont absorbés et effacés dans une logique de la répétition du trauma et de son règlement violent.

Je rappelle brièvement la donnée de M le Maudit. Il s’agit de la menace que fait peser sur une ville un maniaque tueur d’enfants. C’est donc un film qui a pour objet un phénomène de terreur. Le début du film le souligne en mettant en rapport deux images : c’est d’abord une cour d’école ou des enfants font la ronde en chantant une chanson qui parle d’un homme noir; c’est ensuite l’ombre noire du tueur passant devant l’affiche qui le signale à la population. Tout l’art du film est d’enchaîner cette terreur produite par cette ombre qui passe dans la foule, porteuse d’une pulsion à laquelle rien ne semble pouvoir résister, puisque le meurtrier ne le peut pas lui-même. Le principe de cet enchaînement est simple: il consiste à déplacer la peur en la démultipliant. Au début du film le spectateur épouse le point de vue de la mère qui attend devant l’assiette toute prête l’enfant dont il pressent qu’il ne reviendra jamais plus de l’école. Du même coup il est comme porté vers la position des habitants de la ville qui se ruent sur n’importe quel suspect désigné par une simple coïncidence. Or au milieu du film, la peur va basculer: le meurtrier, qui est en train d’emmener avec lui une autre fillette, va se trouver pris en tenailles entre la police qui l’a identifié et la pègre qui veut en finir avec ce fou qui gêne ses affaires. La logique narrative de la chasse à l’homme menée par les truands conduit le spectateur à partager une autre peur: celle de l’homme traqué. Elle le conduit à épouser la cause du tueur en face du tribunal des truands qui mime le tribunal de l’opinion publique et qui s’apprête à exécuter lui-même sa propre sentence quand l’intervention in extremis de la police le sauve en le livrant à la vraie justice.

Lang n’avait sans doute pas une confiance excessive dans les vertus de cette “vraie” justice. Ce qui compte, de fait, ce qui règle le rapport entre le vrai et le faux tribunal, c’est cet intermédiaire spécifique entre le vrai et le faux que j’appellerai la “justice de la fiction”. J’entends par là la manière dont la fiction règle l’effet de la peur. Elle le règle en le démultipliant. Car il y a au moins quatre peurs dans le film. Il y a la peur des individus et de la collectivité devant la menace qui pèse sur les enfants; il y a la peur de celui qui est traqué; il y a ensuite ce que celui-ci raconte au faux tribunal: la terreur intime qui lui commande les crimes dont il a ensuite horreur; il y a enfin la peur que nous éprouvons devant la justice expéditive de ces truands qui savent si bien imiter la justice spontanée des honnêtes gens. Le scénario de la double traque et du double tribunal produit ce qu’Aristote appelait une purification de la crainte : l’affect de crainte qui faisait de tout spectateur un justicier sommaire en puissance est transformé par la narration : il devient un investissement interne au jeu fictionnel, une manière de participer aux attentes et aux surprises que ce jeu définit. Le justicier en puissance redevient simplement un spectateur, c’est-à dire une autre sorte de personnage public. Le traitement fictionnel qui démultiplie la peur déconnecte chez lui la capacité d’être affecté par la menace qui pese sur ses semblables de la tentation de régler cette peur en débarrassant la société des malades et des parasites qui la gangrènent. Si le film de Lang peut être considéré comme anti-nazi, ce n’est pas, comme on le dit parfois, parce que l’histoire de M serait une fable annonciatrice du nazisme. C’est, d’une manière plus circonscrite, par la manière dont il enchaîne la terreur sociale diffuse dans le jeu des attentes et des craintes de la fiction.

Qu’est-ce qui a changé dans la structure fictionnelle que nous présente Clint Eastwood en suivant la trame du roman de Dennis Lehane? Je le disais tout à l’heure: si la trame fictionnelle de Mystic River est très éloignée de celle de M, elle lui est comparable par le jeu des quatre figures de l’enfant, du malade, du flic et du truand. Ce qui fait la différence dans Mystic River est d’abord un choix fictionnel, une manière d’engendrer le drame à partir d’une seule et même figure matricielle: l’enfant, qui se transforme dans les trais figures du malade, du truand et du policier. Et c’est autour des figures de l’enfant et de l’enfance que les structures fictionnelles du jeu avec la peur basculent dans la configuration du trauma et de la terreur.

Je rappelle la donnée du film. Celui-ci commence par une scène primitive: l’enlèvement du petit Dave, devant ses camarades, Sean et Jimmy, par les faux policiers et vrais pédophiles qui le séquestrerant et le violerant hors champ. Cette scène initiale pèse sur toute la suite du récit qui nous montre les trois enfants devenus adultes incarnés dans les trois figures du policier Sean, du truand à demi converti en bon américain moyen (Jimmy) et du malade hanté par les conséquences du trauma (Dave). Cette suite se structure elle-même autour de trois grandes scènes de terreur. C’est d’abord la vision diurne d’un corps jeté dans un ravin: la fille de Jimmy assassinée; c’est ensuite la vision nocturne de Dave, apparaissant, couvert de sang et l’air halluciné, à sa femme à laquelle il dit avoir peut-être tué un homme; c’est enfin l’exécution sommaire de Dave par Jimmy, flanqué de deux acolytes bien nommés les frères Savage. Le rapport de ces trois scènes compose un syllogisme visuel du crime et du châtiment. Et c’est ce syllogisme qui s’impose au détriment de la patiente enquête de Sean pour retrouver le vrai coupable. La fausse justice l’emporte sur la vraie. Le film s’achève sur la liesse d’un défilé de Columbus Day pendant lequel le policier qui sait et ne dira rien fait semblant de braquer un revolver sur Jimmy qui lève les bras en signe de complicité. C’est que la fausse justice a pour vérité la puissance du trauma, plus fort que tout enchaînement rationnel de causes. Ce qui a eu lieu n’est en effet que la répétition différenciée de la scène originelle. Dave, le malade, est exécuté en privé pour le crime qu’il n’a pas commis alors qu’il en a commis un autre, le meurtre d’un pédophile, qui est la conséquence directe du trauma jadis subi. Jimmy, l’honnête truand, répète en tuant impunément Dave, un crime antérieur caché dont l’assassinat de sa fille est, en fait, le châtiment. Sean, le policier, répète, en face de l’exécution sommaire de Dave la passivité qu’il avait manifestée devant son enlèvement.

Une seule justice triomphe donc ici: la justice privée, la justice secrète à laquelle il importe peu d’être injuste et de se tromper de coupable, car ce dont il s’agit n’est pas une affaire de crime à châtier ou de jugement équitable à assurer, mais une affaire de maladie qui est sans commencement ni fin. Aux enchaînemems de la peur s’oppose la logique du trauma qui supprime la différence de l’innocent et du coupable, de la victime et du justicier. La peur ne se déplace pas, la traque ne change jamais de sens. A la place de l’enchaînement narratif fondé sur l’échange des rôles, il y a la répétition d’une indistinction fondamentale: Dave est coupable parce que victime. Et nous pouvons imaginer que ceux qui l’ont violé étaient eux-mêmes victimes d’un autre traumatisme d’enfance, victimes du traumatisme même de l’enfance: le fait d’être nés trop tôt, jetés hors de la quiétude du ventre maternel dans les agressions du monde. C’est aussi pour quoi le secret reste enfoui avec le corps de Dave au fond de la rivière: il n’y a pas d’autre châtiment que le retour dans les eaux originelles qui est aussi l’effacement de la blessure. II n’y a pas de justice de la fiction, pas de catharsis déplaçant la peur: il y a l’ordre tranquille de la banlieue américaine pavoisée et la sécurité qui se gagne dans le double geste d’exhiber la blessure secrète et d’effacer ses traces.

C’est en cela que ce film interprété par deux acteurs connus pour leur engagement anti-Bush est pourtant un film en harmonie avec la rhétorique bushiste de l’axe du mal, de la “guerre à la terreur” et de la “justice infinie”. La “justice” subie par Dave est parente de cette justice infinie promise par Bush en réponse au mal infini de la terreur: une justice au-delà de toute règle ordinaire de justice, et dont les “ratés” sont inclus dans le souci de la sécurité commune. Dave est le témoin d’une terreur qui n’est plus la conscience d’aucune menace externe, qui n’est que la conséquence du trouble qui habite la société civilisée comme il habite chacun de nous. Cette maladie ne se laisse pas soigner comme celles des scénarios hollywoodiens d’antan qui nous montraient le malade ou le violent guéris par la révélation du secret d’enfance enfoui. La cause maintenant n’est plus l’événement enfoui dont la connaissance donne accès à la guérison, elle est la donnée initiale qui se répete et retombe dans son secret. On ne guérit pas, nous dit le film, du malheur d’être né dans un monde civilisé fondé sur la violence. Tout ce qu’on peut faire, c’est protéger la moyenne des individus des conséquences de ce malheur, assurer, contre I’ennemi de la civilisation qui est logé en son cœur, une sécurité qui ne va jamais sans quelques erreurs dans la répression et quelque obligation de silence sur ces ratés.

Le spectateur de Lang était amené à dissocier les peurs, il était ramené d’une position virtuelle de lyncheur à sa position de témoin extérieur d’un monde qu’il était par ailleurs libre d’interpréter selon des grilles diverses. Le spectateur de Clint Eastwood n’est certes pas invité à la curée contre le malade. Mais il n’est pas non plus renvoyé à la liberté du spectateur. Ni vraiment dedans, ni vraiment dehors, il est plutôt pris dans une sorte de complicité à mi-distance entre les deux positions. II est convié à une certaine suspension du jugement, appelé à reconnaître la détresse commune dans l’image de ces enfants inguérissables et à penser que la sécurité produite par cette justice imparfaite est peut-être le mieux auquel individus et sociétés pris dans le trauma de la civilisation peuvent aspirer.

D’un film à l’autre, nous pouvons voir une modification du régime de perception et de pensée de la menace, qui est une modification du rapport même entre rationalité et irrationalité. La terreur secrète qui gouverne la fiction de Mystic River s’oppose clairement à l’enchaînement des actions et au déplacement des affects dans lesquels était prise chez Lang la menace du psychopathe. Cette opposition de deux logiques manifeste la défection d’une économie de la peur qui avait marqué la pensée et le récit occidentaux, depuis la Poétique d’Aristote jusqu’à la psychanalyse freudienne en passant par les théories classiques de la souveraineté politique. Le principe de cette tradition était de détourner et de dissocier la peur en faisant jouer la rationalité de la crainte contre l’irrationnel de la terreur.

Il y a en effet trois grandes manières de penser le rapport de la raison à la peur. Il y a tout d’abord celle qui fonde l’attitude raisonnable sur la peur, sur l’appréhension du danger qu’il y a à s’aventurer au-delà de ce qu’on sait, au-delà de ce qu’on peut maîtriser. C’est la logique du chœur tragique antique: la raison commande de ne pas franchir le pas de l’inconnu. C’est cette raison qui condamne Œdipe qui veut trop savoir ou Créon qui veut légiférer sur le royaume de la mort mais aussi Antigone qui ne sait pas plus que Créon la limite entre ce qui relève des dieux d’en bas et ce qui relève des dieux d’en haut, la limite de ce que chaque partie peut oser dans le rapport entre les lois de la cité et les lois de la filiation.

Il y a ensuite la sagesse qui prend pour critère même le refus de la peur, c’est-à-dire le refus de l’allégeance à l’inconnu. C’est la sagesse qu’Epicure et Lucrèce opposent aux jérémiades du chœur tragique. La déraison est de se faire donner des principes de pensée et d’action par l’inconnu. De l’inconnu il n’y a rien à apprendre. Sur l’inconnu il n’y a nulle conduite à fonder. Il n’y a de conduite raisonnable que celle qui se fonde sur ce qu’on sait ou, plus exactement, sur le partage du connaissable et de l’inconnaissable. La peur n’est jamais bonne qu’à une chose: peupler les régions de l’ignorance de créatures imaginaires par lesquelles on se fait ordonner en retour d’avoir peur et de ne pas chercher à savoir.

Il y a enfin la troisième attitude, celle qui pense la raison comme une manière de traiter avec les passions en général et en particulier avec cette passion de la peur, cette passion de l’inconnu, qui menace en même temps le mouvement du présent vers l’avenir et le rapport du semblable au semblable, la conduite des actions vers leurs fins et le rapport entre les membres d’une communauté. C’est cette attitude que résume dans la Poétique d’Aristote l’analyse de la crainte comme passion tragique. “La tragédie, dit Aristote est l’imitation de choses effrayantes et pitoyables. Et celles-ci sont telles surtout quand elles adviennent contre l’attente, quoiqu’elles découlent les unes des autres”. Toute une révolution est dite dans ces quelques mots d’apparence anodine. La tragédie n’est pas l’exhibition d’une terreur. Elle n’est pas la présentation du rapport forcément malheureux avec l’altérité irréductible d’une divinité dont la loi n’est jamais entièrement connue. L’histoire d’Œdipe n’est pas tragique parce qu’elle nous introduit dans le monde de la terreur sacrée où se perd l’homme qui ose impudemment défier la divinité. Elle n’est pas tragique non plus parce qu’elle traduit la malédiction que la divinité fait peser sur une race tout entière. Elle est tragique parce que le destin funeste d’Œdipe arrive par la coïncidence de deux régimes différents de causalité. II y a un premier système des attentes qui est un système des précautions destiné à répondre à une menace qui est elle-même double: menace de la peste qui ravage la cité et menace toujours pendante d’accomplissement de I’oracle qui pèse sur Œdipe. Et il y a un deuxième système d’enchaînement des événements qui se coule dans le premier, mais pour en inverser les effets, pour faire de chaque décision par laquelle Œdipe veut conjurer le double danger une étape qui le rapproche de sa ruine.

Ce sont cette coïncidence de l’enchaînement voulu et de l’enchaînement non voulu et ce jeu du rapport entre savoir et non savoir qui doivent, pour Aristote, “faire frissonner” l’auditeur et non pas l’horreur physique des yeux crevés de celui qui a imprudemment voulu voir. Rationaliser la peur, cela veut dire rationaliser le rapport à l’inconnu. L’inconnu n’est plus la prérogative divine à révérer, il n’est pas non plus l’obscurité à dissiper par la raison, il est un rapport à construire entre deux séries causales. Ce qui est objet de crainte, ce n’est pas la puissance divine ou le monde obscur, c’est le destin de celui qui se trouve au point de rencontre de deux séries causales. A la terreur sacrée devant l’altérité immaîtrisable s’oppose la tension structurelle entre ce qui est attendu et ce qui n’est pas attendu, ce qui est su et ce qui n’est pas su, ce qui est voulu et ce qui n’est pas voulu. Il y a une conduite ou une déviation de la peur qui éloigne la terreur, en faisant de la tragédie non plus la représentation religieuse de I’affrontement de deux natures – humaine et divine – mais I’enlacement conflictuel de deux causalités. En définitive l’Œdipe tragique revu et corrigé par Aristote se trouve dans la position de I’auditeur du mot d’esprit, tel qu’il le décrit dans la Rhétorique: celui qui comprend que la phrase est à interpréter dans le sens inverse de celui où elle semblait conduire et dont le plaisir se résume en ces mots “C’est vrai; je m’étais trompé”. La peur vient à la place de la terreur, c’est-à-dire de l’indistinction entre l’identification à un personnage menacé et la rencontre avec la puissance de l’Autre. Le paradoxe ou l’artifice des causes opposées et complices vient à la place de l’affrontement du divin et de l’humain qui faisait de la tragédie une représentation de la condition des spectateurs. C’est cela que veut dire en définitive la catharsis ou la “purgation” de la crainte: l’invention d’une logique de la fiction qui neutralise la peur parce qu’elle neutralise l’altérité. La peur tragique alors n’est pas la représentation d’une condition marquée par la rencontre d’une altérité irréductible. Elle est l’affect propre à une construction fictionnelle, à une démultiplication des causalités et des temporalités.

Cette déviation de la tragédie, cette invention d’un nouveau régime, un régime proprement fictionnel de la peur, n’est évidemment pas sans rapport avec une autre déviation, une autre neutralisation de l’altérité: l’invention politique de la démocratie. Ce que signifie le mot de démocratie, c’est l’invention d’un nouveau mode de gouvernement: un gouvernement paradoxal qui n’est fondé sur une aucune révérence envers une supériorité, sur aucune différence de nature entre le gouvernant et le gouverné. L’opposé de la démocratie est la tyrannie, laquelle est proprement le sujet de la tragédie, soit le rapport avec une altérité incommensurable. On a discuté pour savoir si la tragédie grecque était le répondant fictionnel de la démocratie ou si elle n’était pas plutôt la zone d’ombre qui venait brouiller ses évidences. Mais ce qui correspond à l’invention démocratique, ce n’est pas la tragédie, c’est sa transformation: son passage du statut de rituel religieux communautaire à celui de fiction de la peur, de construction d’un régime paradoxal de causalité. C’est cela qui rapproche la tragédie de la démocratie à condition de prendre ce terme en son sens fort: le gouvernement du peuple, en effet, ce n’est pas une forme particulière de gouvernement. C’est le principe qui institue la politique elle-même. Le “gouvernement du peuple”, c’est le gouvernement paradoxal qui n’est fondé sur aucune supériorité donnant un titre à gouverner, qui pose au contraire l’absence d’un tel titre, l’absence d’une quelconque supériorité ou infériorité comme principe même du gouvernement de la communauté. Celui qui est hors de la cité est un monstre ou un dieu dit la Politique d’Aristote.

La proposition peut se lire à l’envers: la politique c’est l’éviction du dieu et du monstre, de celui qui terrorise parce qu’il est plus ou moins qu’homme. La politique est, comme la fiction, la distance prise avec la sagesse du chœur tragique qui faisait dépendre la sagesse individuelle et la vie commune de la terreur devant l’Inhumain.

Pour établir un tel rapport entre la rationalisation de la peur et la politique, il n’est besoin d’être ni aristotélicien ni démocrate. Hobbes en témoigne éloquemment. La crainte rationnelle qui doit pousser les individus à sortir du régime de la menace permanente et à renoncer à leur droit de nature au profit du souverain est en effet une crainte bien spécifique, exactement opposée à la crainte superstitieuse qui peuple le monde de faux dieux et de faux commandements de la divinité. C’est la crainte qui a le semblable pour cause. C’est parce que tous les hommes sont égaux, parce qu’il n’y aucune supériorité de nature qui doive les amener à en révérer un plus que les autres, c’est pour cela qu’il est logique que tous obéissent respectueusement à un maître.

Opposer les bonnes fictions de la crainte aux révérences superstitieuses de la terreur, c’est le principe par lequel la raison a voulu s’imposer à la fois à la crainte et par elle. Spinoza lui-même fait jouer ce double statut de la crainte. Celle-ci est une passion qui invente des chimères et ce n’est en rien être raisonnable que de faire le bien par crainte d’un mal, nous dit le Quatrième livre de l’Ethique. Mais le même livre nous enseigne aussi que l’utilité comune commande de faire jouer une peur contre une autre, d’utiliser, contre la terreur latente qui accompagne l’ignorance, la crainte qui imite les effets de la raison et prédispose à entendre sa voix. Mais si l’on pense cette “utilité” de la peur dans les termes étroits de l'”utilitarisme” on manque l’élément essentiel: la peur “rationnelle” n’est pas la peur habilement utilisée. Elle est la peur non superstitieuse, la peur séparée du rapport à un lnconnu terrifiant et ramenée dans l’ordre de la causalité contradictoire. La causalité contradictoire, ce peut être le jeu théâtral des attentes logiquement contredites qui procure le plaisir du spectateur à travers la douleur de la crainte. Mais c’est aussi la logique politique qui fait que les hommes assemblés doivent se donner des gouvernants précisément parce qu’ils sont égaux, parce qu’il n’y a pas plus de Sauveur suprême que de péril suprême de la communauté. Ce parallélisme des logiques est aussi ce qui les tient à distance, ce qui fait que le spectateur d’une tragédie n’est pas le participant à une représentation de soi de la communauté.

Cette triple logique d’autonomie de la fiction, d’immanence du principe de la communauté politique et de séparation des scènes est ce qui donne sens à la dramaturgie classique de la peur rationnelle. Elle est l’élément commun à des figures politiques et fictionnelles très différentes, de la tragédie vue par Aristote aux intrigues des romans policiers ou aux scénarios hollywoodiens, ou de la démocratie athénienne à la pensée moderne de l’émancipation, en passant par les formes classiques de la souveraineté. C’est cette logique qui me semble aujourd’hui défaite dans les fictions de la terreur comme dans les politiques de la sécurité.

D’un côté les fictions de la peur sont massivement devenues des fictions de la terreur, c’est-à-dire du rapport à cet autre radical qu’excluait la rationalisation aristotélicienne de la tragédie et de la politique: le monstre ou le dieu, voire le monstre au service du dieu. Pensons par exemple aux formes que prend dans les fictions contemporaines un thème policier classique, celui du justicier criminel. De nombreuses fictions contemporaines reprennent le theme illustré naguère par les Dix Petits Nègres d’Agatha Christie: celui de la justice exercée par un justicier criminel à l’égard de ceux que la justice des tribunaux a manqués. Cette figure habite le roman policier contemporain, par exemple dans Le Grand nulle part de James Ellroy ou, plus récemment, dans Le Guerrier solitaire d’Henning Mankell. Elle habite le cinéma d’épouvante, par exemple dans Seven de David Fincher. Mais c’est au prix d’une transformation radicale. Chez Agatha Christie tout le système de la peur était gouverné par le jeu des contraires: le rapport de ce que chacun sait de chaque autre à ce qu’il ignore, la tension entre l’attendu défini par la chanson et l’inattendu du personnage qui va correspondre à chaque couplet, l’échange des positions entre coupable et victime, le stratagème de la fausse mort du justicier. A la place de ce jeu des attentes, les fictions contemporaines nous présentent des événements traumatiques advenant à des personnages dont nous ne partageons pas les attentes. Elles nous montrent la mort sauvage d’individus torturés, mutilés ou déchiquetés, victimes d’un justicier apparenté à l’animal (le meurtrier aux dents d’animal du Grand nulle part) ou au Dieu vengeur (l’assassin qui châtie les sept péchés capitaux dans Seven) ou victimes d’un justicier enfant comme l’adolescent du Guerrier solitaire. Cet adolescent qui tue, avec autant de sauvagerie que de méthode, tous les responsables du viol qui a fait de sa sœur une malade mentale est une figure jumelle du petit Dave de Mystic River. II est l’enfant du trauma, l’enfant qui rend justice du saccage de l’enfance.

II est aussi parent du lieutenant Upshaw du Grand nullepart, qui se suicide quand la logique de l’enquête le confronte à son propre secret d’enfance enfoui. L’assassin, l’assassiné et le suicidé composent finalement une seule et même figure de cette enfance traumatisée. Mais le “guerrier solitaire” en lequel se change l’enfant du trauma, c’est aussi la figure nouvelle de l’être “hors cité” d’Aristote. C’est le monstre enfant qui exécute en animal la vengeance divine en châtiant par la violence sauvage les blessures traumatiques que les êtres s’infligent les uns aux autres en conséquence d’une blessure fondamentale, celle de l’animal traumatisé par le simple fait d’être né trop tôt.

Ces fictions d’aujourd’hui ramènent les raisons de la peur à une terreur qui est, elle, sans raison autre qu’elle-même, qui est cause et effet d’elle-même. Ces fictions “privées” témoignent ainsi d’un monde politique qui tend, de son côté, à revenir des raisons et des paradoxes de l’égalité à la rencontre traumatique du plus propre avec le plus étranger. Le spectateur, ni dedans ni dehors, de ces fictions du trauma retrouve la position du chœur tragique qui contemple l’horreur et y voit le signe que le plus sage est de s’en tenir à la sécurité de l’ordre existant, et cela non pas bien que cet ordre soit fondé sur l’anormal, mais parce qu’il est fondé sur l’anormal, sur une monstruosité irréductible qui peut seulement être refoulée. C’est en cela que ces fictions communiquent avec le discours dominam sur la guerre contre la terreur. Elles ne communiquent pas avec lui sur le mode de l’adhésion triomphaliste à la croisade du bien contre le mal ou du monde libre et démocratique contre le terrorisme fanatique et sanguinaire. Elles communiquent avec lui sur le mode du chrœur tragique, celui de la solidarité dans le trauma. Pensons par exemple à un film comme Gangs of New York de Martin Scorsese. Il nous représente une Amérique du XIXe siècle où des bandes de sauvages s’attaquent à coups de haches dans les rues de New York sous le signe de la croix. Cette représentation semble contredire le discours officiel de la grande nation multiculturelle. Mais en réalité elle nous installe dans ce climat de la terreur partagée dans lequel le discours de la “guerre à la terreur” se fait recevoir. C’est parce que la terreur est là au plus près de nous qu’il faut aller la pourchasser sur toute la surface du globe.

Telle est en effet la singularité que présente la configuration idéologique de la “guerre contre la terreur”. D’un côté le discours officiel pose la terreur comme son ennemi. Il proclame l’altérité radicale: la lutte du bien contre le mal et de la liberté contre la terreur, lutte quelquefois identifiée au choc des civilisations. Mais ce discours n’est reçu qu’à travers l’exploitation du sentiment qui en est apparemment le contraire: le sentiment d’une solidarité secrète et indénouable entre le bien et le mal, entre la liberté démocratique et le refoulement d’une terreur radicale; le sentiment que le prétendu choc entre les civilisations n’est en fait que le produit d’un conflit plus fondamental de la civilisation avec elle-même. Que l’on pense par exemple aux arguments opposés qui s’échangent quotidiennement à propos de l’islamisme radical: les uns voient dans la terreur qu’il exerce un retour du refoulé. Ils y voient la punition de la folie occidentale qui croyait possible la liberté absolue d’un sujet affranchi de toute dépendance à l’altérité jusqu’à vouloir révoquer les lois mêmes de la filiation; les autres y voient à l’inverse l’affirmation d’une folie identitaire qui nie l’altérité qui est au cœur même de la civilisation et de la démocratie occidentales. Ces arguments opposés se rejoignent en fait pour composer un même paysage de la terreur. Les actes terroristes et la psychose de la guerre contre la terreur y apparaissent témoigner en commun d’un partage de la terreur ou d’une terreur en partage, qui se donne comme le secret mal caché de l’ordre libéral et démocratique. Ce monde qui se rêvait pacifié et homogène serait châtié de cette arrogance et de cette illusion et obligé de regarder en face la terreur dernière, le rapport irréductible à l’inconnu et au non voulu que présupposent également la condition du sujet et le rassemblement des individus en communautés. Toute terreur affectant les communautés humaines apparaît alors comme l’effet de la méconnaissance d’une terreur première fondatrice de la subjectivité et de la société humaines.

Un philosophe a exemplairement résumé cette dialectique de la terreur. II s’agit de Jean-François Lyotard dont je voudrais ici rappeler quelques thèses fondamentales. Je le fais parce que ces thèses ne sont pas simplement la pensée personnelle d’un philosophe mais cristallisent toute une logique argumentative et toute une vision du monde qui caractérisent aujourd’hui l’adhésion tordue de la dissidence intellectuelle au consensus dominant. Je pense particulièrement à son livre Heidegger et les juifs ou aux essais rassemblés dans L’Inhumain et dans Moralités postmodernes. Tous ces essais développent une même pensée fondamentale. Ils voient dans les formes modernes du terrorisme d’État, et notamment bien sûr dans le génocide nazi, la conséquence d’un projet philosophique et politique occidental qui a voulu nier la dépendance première de l’esprit à l’égard d’une altérité que le sujet rencontre au plus profond de lui-même. “L’âme, dit Lyotard, vient à l’existence sous la dépendance du sensible, violentée, humiliée”. C’est bien là le traumatisme premier à l’origine des malheurs communs au petit Dave, à ses violeurs et à son assassin. Ce traumatisme, c’est le double bind qui oblige l’esprit à dépendre d’un choc sensible qu’il ne maîtrise pas ou à ne pas exister du tout. Mais cette dépendance de l’esprit à l’égard du sensible en traduit une autre plus fondamentale à l’égard de l’altérité qui l’habite: celle de la puissance immaîtrisable qu’expriment aussi bien la Chose freudienne ou la loi mosaïque. Le terrorisme occidental consisterait à ignorer cette terreur première, à la refouler dans le projet d’une maîtrise de soi et du monde. C’est pourquoi ce projet culmine, pour Lyotard, dans l’extermination des Juifs, c’est-à-dire l’extermination du peuple dont la mission est justement de témoigner de cette dépendance première de l’esprit à l’égard d’une altérité immaîtrisable. Mais ce projet persiste encore, pour lui, sous les formes démocratiques douces d’un monde voué à la circulation des marchandises, à la consommation culturelle et à la transparence communicationnelle. La réponse à ce consensus qui poursuit la négation terroriste de la terreur, c’est alors le travail d’approfondissement de la terreur, le travail qui fait droit à la reconnaissance de cette terreur ou de cette inhumanité qui est au cœur même de la subjectivation humaine et du rassemblement social et ne peut en être effacée sans catastrophe. II faut alors opposer terreur à terreur ou désastre à désastre. Ce travail est tout particulierement, pour Lyotard, œuvre de I’art.

II oppose ainsi au commerce culturel une tâche de l’art qui voue celui-ci à inscrire le trait, le choc ou le timbre de la condition “terrorisée” du sujet. Cette vision du devoir de I’art se réclame de la théorie kantienne du sublime. On sait en effet que I’expérience du sublime chez Kant est celle d’un désaccord entre la faculté intellectuelle et la faculté sensible. Pourtant la référence au sublime kantien est mal propre à fonder une esthétique de la terreur. La première raison en est que la disproportion sublime chez Kant ne fonde aucun art. L’expérience du sublime est la voie qui nous fait sortir du domaine de l’art et de I’expérience esthétique pour entrer dans celui de la moralité. La revendication d’une esthétique du sublime veut faire de ce passage au delà de I’art la loi de I’art lui-même. Elle transforme I’art en devoir et I’esthétique en éthique. Mais aussi le sens même de cette éthique est inversé. Chez Kant, c’est la faculté sensible qui échoue à remplir les tâches que lui assigne la raison. Cet échec de la faculté sensible permet à la raison de prendre conscience de son autonomie qui I’éleve audessus des lois de la nature et fonde sa législation dans le domaine moral. Chez Lyotard, le jeu est exactement renversé. Le respect kantien devient terreur. L’expérience du sublime est celle d’une incapacité de I’esprit à répondre au choc du sensible. Et ce que I’esprit apprend dans cette expérience de terreur, c’est son hétéronomie, son asservissement à la loi de l’Autre dont il est l’otage.

Ce n’est pas donc pas sur Kant que peut s’appuyer cette pensée de la terreur. Elle opère en fait un collage conceptuel singulier entre la loi kantienne et son contraire, la loi d’hétéronomie de l’inconscient freudien. Mais elle doit encore pour cela forcer la pensée de Freud. Car celui-ci reste à sa manière fidèle au schéma aristotélicien de la démultiplication des peurs et de la contrariété des raisons. La tragédie d’Œdipe-roi est “semblable à une cure psychanalytique”, nous dit la Science des rêves. Nous pouvons retourner la formule: Freud pense la cure sur le modèle aristotélicien de la tragédie: il s’agit de contrarier les effets de I’événement traumatique en l’enfermant dans une intrigue causale nouvelle, dans une autre conduite du temps et un autre traitement du rapport entre le su et le non su. Même au temps où il s’éloigne de l’optimisme premier d’une science apte à guérir les maladies de l’âme, Freud ne cesse de maintenir le principe de démultiplication des peurs. Il fait toujours d’une peur la protection contre les effets d’une autre. Il interdit qu’on ramène à une seule et même détresse première le traumatisme de la naissance, l’angoisse de castration et la pulsion de mort. La pulsion de mort n’est pas ce qu’on en fait volontiers aujourd’hui pour expliquer tous les malheurs du monde: elle n’est pas la terreur secrète de l’être terrorisant/terrorisé, habité en son plus intime par la puissance immaîtrisable de l’Unheimlich. Elle n’est que le mouvement insignifiant qui ramène la vie vers ce contraire d’elle-même d’où elle est issue.

Pour transformer l’économie freudienne des peurs et des protections en terreur intime de la créature affrontée avec l’Unheimlich, il faut quelques pas de plus. Il faut l’identifier à la détresse paulinienne de la créature aux prises avec la puissance jumelle de la loi et de la faute. Et il faut encore identifier cette détresse à la condition du Dasein heideggérien jeté dans le monde, confronté à la nécessité du rapport immaîtrisable entre les puissances lumineuses de l’Ouverture et les puissances terrestres du retrait. Il faut identifier l’Unheimlichkeit freudienne avec la “terribilité” de l’homme, telle que Heidegger la conceptualise en commentant le célebre chœur d’Antígone, qui proclame que l’homme est plus terrible encore que toutes les choses terribles. Cela signifie un retour, par-delà la rupture aristotélicienne, à la sagesse du chœur tragique qui dit qu’il y a péril à s’avancer trop loin dans la maîtrise de la terre et de la cité, en troublant le partage insu des puissances de la lumière et des puissances du retrait. A cette sagesse du chœur antique, Heidegger ajoute seulement la maxime hölderlinienne: là ou croît le danger, croît aussi ce qui sauve. Il prétend ainsi fonder un nouveau dépassement de la sagesse peureuse du chœur. Ce n’est plus la démultiplication des peurs, des causes et des temps, mais l’héroïsme de la pensée qui affronte la terreur à sa racine, en affrontant le péril de la suprême proximité avec les dieux ou avec leur absence pour dérober l’arme propre à nous sauver du péril ordinaire de l’anonymat et du bavardage. C’est bien cette pensée que reprend Lyotard en opposant au monde communicationnel et démocratique de la “mégapole” la terreur intime de la maison, lieu de l’énigme tragique de la naissance et de la filiation et en vouant l’art et la pensée à la considération et à l’inscription de cette terreur intime.

Ce qui m’intéresse ici n’est pas la critique d’un penseur. C’est la mise en évidence d’une configuration contemporaine de la pensée et de la perception qui accompagne à distance les grandes croisades du bien contre le mal. Cette configuration accompagne ces croisades en ramenant la figure de la peur rationalisée à celle de la terreur première du rapport entre l’humain et l’inhumain. Elle les accompagne en contribuant à effacer les déviations, les inventions singulières par lesquels l’art de la fiction et l’art de la politique s’étaient séparés de la confusion première. Cette confusion a un nom. Elle s’appelle éthique.

L’éthique est un mot aujourd’hui en vogue. Mais l’éthique n’est pas le nom savant ou élégant de la morale. C’est bien plutôt la pensée qui ramène les différences de la morale, de la politique et de l’art à l’indistinction de I’ethos. Ethos est un étrange mot qui dit la conjonction de deux choses. Ethos veut dire originellement le séjour, l’habitation, et il veut dire la manière d’être qui convient à ce séjour. Le mot veut dire en définitive l’identité entre un système de valeurs et la manière d’habiter un lieu. On peut entendre cette identification à la manière la plus simple, celle des conseillers de George W. Bush. On identifie alors la lutte mondiale du bien contre le mal à la défense de la sécurité des individus constituant la nation américaine. Et on identifie la victoire du bien à un remodelage de la carte du monde, imposant, d’un seul et même geste, les exigences de la sécurité américaine et le mode de vie démocratique sur les territoires en proie à la violence obscure. Cette vision n’est pas simplement une naîveté dont nous pourrions sourire. Elle exprime, de fait, un certain état de la politique et du monde. Elle marque I’effacement tendanciel de la politique. II y a politique, en effet, lorsque le principe du gouvernement est séparé du principe de la société. Et c’est cette séparation qui est au cœur du paradoxe démocratique, du paradoxe du gouvernement de ceux qui n’ont pas de titre à gouverner.

L’effacement de cette séparation a un nom, aujourd’hui en faveur. Cela s’appelle le consensus. Le consensus est tout autre chose que la pacification des conflits. Le consensus, c’est l’effacement de la division politique, c’est en fait la privatisation de la vie publique, sa réduction à la gestion des intérêts d’une société. C’est l’identification du principe de la communauté politique avec le mode de vie d’une société. Mais le “mode de vie d’une société”, c’est en fait la tension entre ces deux principes de la vie commune qui tendent à s’imposer là ou la société n’est pas séparée d’elle-même par la division politique. D’un côté, c’est l’identification de la puissance du commun à la puissance économique qui gouverne la production et la distribution des biens matériels. De l’autre, c’est son identification à la puissance de la transmission qui est au principe de l’appartenance commune. Puissance de la richesse d’un côté, puissance de la filiation de l’autre. Mais cette seconde puissance est elle-même double: elle est la puissance d’identité de ceux qui partagent le même ethos, et elle est la puissance de l’altérité, de la loi divine ou non-humaine qui gouverne en dernier ressort cette identité.

Le prétendu “choc des civilisations” prétend tracer une opposition simple entre des pays riches et démocratiques et des pays pauvres, enfoncés dans l’affirmation ethnique et l’allégeance religieuse. Mais, en fait, les deux principes tendent à se partager le gouvernement même de nos sociétés à mesure que s’y efface la singularité de l’invention démocratique qui tenait la société à distance d’elle-même. La distinction politique y cède la place à la confusion éthique: confusion de la communauté politique avec la forme de vie d’une société; tension ou confusion des deux principes de cette vie: la reproduction de la richesse commune et la transmission de l’appartenance communautaire; tension ou confusion de l’affirmation identitaire et de l’allégeance envers l’altérité. Ce sont ces confusions en chaîne qui produisent le sentiment de la terreur qui unit en un seul syndrome l’anxiété intime de chacun, les menaces pesant sur l’ordre international et la confrontation avec le Mal infini.

Le discours éthique intellectuel sacralise en fait cette configuration. Il prétend récuser la naïveté des croisades du bien contre le mal et troubler la sécurité de l’ordre consensuel en le renvoyant à ses origines violentes, et en faisant de la terreur non plus l’arme de l’ennemi du bien et de la démocratie, mais une condition partagée. A la place de l’opposition du bien et du mal, il pose l’identité dernière du terrorisant et du terrorisé, le rapport de la civilisation à la violence irréductible et fondatrice du rapport avec un altérité immaitrisable. Mais ce discours ne fait en réalité que doubler le discours officiel de la lutte contre la terreur. Il ne fait que confirmer l’effacement de la politique avec son effet: le face-à face simple entre la loi de la marchandise et la loi de l’Autre; l’indistinction des menaces effectives et de la détresse intime de chacun; la confusion des affaires concernant la protection des sociétés et de celles qui concernent la loi de Dieu ou de l’Autre. Le discours intellectuel de la terreur partagée devient alors la version sophistiquée du consensus qu’il prétend combattre. A la place des inventions singulières de la politique et de l’art, il remet au principe de la vie commune ce dont elles avaient du se délivrer pour exister: la tragédie vue du point de vue de la sagesse du chrœur: le péril de la prospérité humaine aux prises avec les puissances obscures et meurtrières qui châtient la perte de la mesure. Cette sagesse-là se voulait avertissement aux gouvernements. Elle n’a jamais fait que soutenir leur arrogance de protecteurs de la communauté en péril.

Telle est aujourd’hui la difficulté de penser la terreur. La terreur n’est pas simplement un ensemble d’actes et de menaces effectifs. Ce nom désigne aussi un certain état du monde. Mais cet état du monde définit aussi un mode de perception et une grille conceptuelle: la terreur se présente tout naturellement comme explication de la terreur. Et elle a des arguments pour cela: qui voudra nier qu’il y ait de l’angoisse au cœur de l’expérience subjective et de la violence à l’origine des communautés? II n’y a pas, de fait, à le nier. Ce qu’il faut refuser en revanche, c’est l’amalgame éthique qui ramène toutes les peurs et toutes les violences à une seule et même violence originaire: Révolution française, Goulag soviétique, extermination des Juifs d’Europe, terrorisme islamiste ou criminalité juvénile sont ainsi renvoyés à un seule et même origine, à une détresse originaire et à une démesure fatale de la créature humaine aux prises avec la présence névrotique des dieux ou leur absence psychotique. Et bien sûr aussi, il n’est pas si facile aujourd’hui de s’appuyer sur des distinctions établies pour réfuter ces amalgames: qui voudra aujourd’hui reprendre par exemple la claire opposition du temps de Sartre et de Frantz Fanon entre la violence qui opprime et la violence qui libère? De toute façon, la distinction des peurs et des violences ou la distinction des causalités et des temporalités ne s’effectuent pas selon le seul commandement de la pensée. Elles n’adviennent que dans la rationalité singulière des inventions de la politique et de l’art qui cassent la puissance homogénéisante de la confusion éthique. Aucune sagesse bien-pensante ne peut dicter le chemin de ces inventions. Aucune ne peut non plus suppléer leur absence.