2006

Prophéties et temps de la fin

por Marilena Chaui

A geografia da Utopias situa-se na América. É uma nauta português que descreve para Morus a gente, os costumes descobertos do outro lado da terra. Um século depois, Campanella, na Cidade do Sol, se reportaria a um armador genovês, lembrando Cristóvão Colombo; E mesmo Francisco Bacon (possivelmente Shakespeare), que escreveu a Nova Atlântida em pleno século XVII, faz partir sua expedição do Peru.

Oswald de Andrade,

Do pau-brasil à antropofagia e às utopias

O wonder!

How many goodly creatures are there here!

How beauteious mankind is! O brave new World That has such people in it!

Shakespeare, The tempest

[… ] maravillas de la lindeza de la tierra y de los arboles […] la más hermosa cosa del mundo y salem pôr ella muchas riberas de aguas que descendian d’estas mantañas […] y certifico a Vuestras Altezas que debaxo del sol no me parece que las pueda aver mejores en fertilidad, en temperancia de frio y calor, en abundancia de aguas buenas y sanas […] era todo la gente más hermosa y de mejor condición que ninguna outra […] quanto a la hermosura, no avia comparación, asi en los hombres como en la mujeres.

Colombo, Diario del primer viaje

ALFA ET OMEGA DE LA MODERNITÉ

Automne du monde. Printemps du monde. Ces expressions sont fréquentes pendant toute la Renaissance: elles désignent le sentiment de dédin et de décrépitude d’un monde traversé par les guerres, la peste, la faim, les schismes et les hérésies, mais également par le senti­ment d’une renaissance d’une instauratio ou restauration de l’origine, d’une restitutio in integro, comme diront les protestants.

Ce ne sont pas des expressions contraires mais complémentaires, si l’on voit la manière dont sont lus, par exemple, les Métamorphoses d’Ovide. lci, le temps est le tempus edax des lamentations d’Hélène: “Oh temps insatiable et toi, vieillesse envieuse, tu détruis tout, et tout ce qui a été affecté par le passage des ans, tu le consommes, peu à peu, par la mort.” Temps de la décadence, du passage de l’Age d’Or lorsque “la terre, même non labourée, pouvait être moissonnée”, où “coulaient des rivières de nectar”, où “le miel coulait de l’yeuse verdoyante” et “le printemps était pérenne, les suaves zéphyrs caressaient des fleurs nées sans graines”, de ce passage à l’Age de Fer belliqueux, quand “tous les maux ont fait irruption” et qu’ont disparu la honte, la loyauté et la bonne foi, “remplacées par la fraude, la duperie et la perfidie, par la violence et l’avidité criminelle”. Mais c’est aussi un temps bienveillant, chanté par Pythagore pour l’éducation de Numa, un temps qui n’épargne pas les éléments, mais qui les fait ressurgir sous d’ autres formes et dont le symbole est le Phénix: “oiseau qui se régénere et se reproduit lui-même”, qui “ne se nourrit pas de graines ou d’herbes mais des larmes de l’encens et des sucs de l’amome”, qui, tous les cinq siècles se prépare à mourir “dans un nid de feuilles de cannelle, de brindilles de nard et de myrthe” et “termine sa vie, s’entourant d’effluves” a fin que de son corps, “renaisse un petit Phénix”. Cet autre temps est celui que Francis Bacon célèbre comme le père de la vérité: “La vérité est fille du temps” (veritas filia temporis). II crée l’expression Partus Temporis Masculus, l’enfantement viril du temps.

Le temps des grandes navigations est la promesse du nouveau printemps du monde. Ce n’est donc pas une grande surprise que les temps modernes – en philosophie – débutent avec le dernier des auteurs de la Renaissance, Francis Bacon, et se terminent avec le dernier des classiques, Isaac Newton, dans l’attente du temps de la fin, où selon les paroles du prophète Daniel “sera ouvert le livre des secrets du Monde” (Daniel 12, 4) et celles de Jean l’Évangéliste seront vus “un ciel nouveau, une terre nouvelle – car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer, il n’y ena plus” (Apocalypse 21, 1) et le Seigneur dira: “Je suis l’Alpha et l’Oméga, le Principe et la Fin” (Apocalypse 21, 6), moment final de l’ouverture du Livre “écrit au recto et au verso, et scellé de sept sceaux” (Apocalypse 5, 1).

“Ce jour-là, je vis que l’on hissait les étendards royaux sur les tours de l’Alhambra et le roi maure sortir par la porte de la cité et baiser les mains de Vos Altesses”, ainsi s’adresse Christophe Colomb aux rois catholiques, au début du Diario del primer viaje.

Le 6 janvier 1492, Ferdinand et Isabelle entrent à Grenade et reçoivent de la main du calife les clefs de l’Alhambra. Ils font hisser I’ étendard royal et dresser le crucifix sur les remparts les plus hauts de ce qui fut le royaume de Grenade. La Reconquista est terminée, après huit siècles d’ occupation arabe.

Les ambassadeurs de Gènes à Barcelone envoient une lettre de louanges à leurs majestés catholiques: “Ce n’est pas indigne ni sans raison que nous vous avons affirmé, très grands rois, que nous avons lu ce que prédisait l’abbé Joaquim Calabrês, que la restauration de l’Arche de Sion serait faite par l’Espagne.”

Aux XIIe et XIIIe siècles, le franciscain, puis “fiorello”, Joachim de Flore, créateur de la conception chrétienne du millénaire la plus durable, avait déterminé que le règne de Dieu sur la Terre – l’ère de l’Esprit-Saint – débuterait par la victoire du Christ contre l’antéchrist qui, selon lui, était incarné par Saladin qui venait d’ envahir l’Espagne. Par conséquent, les ambassadeurs genevois saluent moins I’expulsion des Maures que le premier signe du millénaire, le temps du temps de la fin, ouvert par la victoire de Castille. Dans le même esprit, les prophéties de Jean de Roquetaille et du mage Merlin, associées à celles de Joachim de Flore, s’étaient déjà propagées dans toute l’Espagne, lors de la montée au trône de Ferdinand d’Aragon et Castille, car un roi “fils de l’aigle” était destiné à dominer les Maures de Grenade et à récupérer la Ville Sainte pour la chrétienté. Colomb, qui dans le Livre des Prophéties se présente comme le “messager du nouveau ciel et de la nouvelle terre”, écrit aux rois, en 1501, répétant ce qu’il avait déjà dit et ce qu’il dirait encore d’innombrables fois: “[…] I’abbé Joachim a dit que doit venir de l’Espagne celui qui reconstruira la Sainte Demeure de Sion[1]” . En découvrant la première mine d’or, il écrivit dans son journal de bord: “[…] dans trois ans, Vos Altesses pourront se préparer à partir à la conquête de la Sainte Demeure[2].”

En avril 1492, meurt à Florence Laurent de Médicis, dit le Magnifique, pour lequel Marcile Ficin traduira la première partie du Corpus Hermeticus, œuvre hétéroclite et anonyme du II siècle de notre ère mais qui, pendant des siècles, a été prise pour une œuvre égyptienne antique, comme le fondement de la Bible, de la philosophie pythagoricienne et du platonisme. Avec elle, la magie naturelle, I’astrologie et la mathématique mystique pénètrent dans la pensée et l’imagination de l’intelligentsia de la Renaissance, affirmant que l’homme, seigneur et souverain de la Nature, né pour dominer les éléments et les animaux, est aussi astrologue et astronome, capable de comprendre les mouvements des sphères célestes et, en sa qualité de géomètre et de mage, de construire des petits cieux et d’autres mondes, conformes au modèle divin. En effet, il est doté d’une intelligence semblable à celle de Dieu et du pouvoir de mimesis pour créer des dieux et des nouveaux mondes, devenant ainsi lui aussi pleinement divin. Nouveau Monde, comme nous le verrons, est une expression polysémique et l’un de ses sens est l’hermétique, celui de création d’un monde nouveau par l’art et le génie humain.

A l’automne 1492, Pie de la Mirandole est absous du crime d’hérésie pour avoir publié De Dignitate Homini Oratio, basé sur un des livres du Corpus Hermeticus, l‘Ascelepius, où l’homme est désigné sous le nom de Grand Miracle. Quelle est la dignité de l’homme? Après avoir terminé son œuvre de creation, Dieu a désiré qu’une intelligence semblable à la sienne puisse la partager. Il fit l’homme. Mais tous les dons avaient déjà été distribués à toutes les créatures et il n’en restait plus pour la dernière. C’est pour cela que le Créateur lui a donné une partie de chacun des dons qu’il avait distribués aux autres, faisant de l’homme un microcosme, ni mortel, ni immortel, ni terrestre, ni céleste, ni matériel, ni spirituel, mais capable d’ être tout cela par sa simple force de volonté. Possédant toutes les potentialités, l’homme a la capacité de devenir plante, animal, ange ou de s’unir à Dieu. Sa dignité est sa liberté de passer des formes inférieures de vie aux formes supérieures, jusqu’à s’identifier à la divinité. Il y a trois mondes – l’élémentaire, le céleste et l’invisible – et l’homme, Magnum Mysterium, est le lieu de jonction, de médiation et de connexion de ces trois mondes. Il fusionne, lie, entrelace et unit toute les choses, pas seulement en pensée mais aussi dans la réalité, au moyen de la magie naturelle. Il partage ce pouvoir avec Dieu et ne diffère de la divinité que parce que cette dernière contient en elle toutes les choses puisqu’elle en est la cause, alors que l’homme réunit et relie toutes choses parce qu’il est en leur centre.

Le 2 août 1492, après le délai de quatre mois qui leur avait été donné, les juifs sont expulsés d’Espagne, comme il avait été stipulé dans le décret royal du 31 mars. La diaspora sépharade dont les causes sont économiques et politiques (liées à la réorganisation des richesses monarchiques et à la centralisation des cours) apparaît toutefois comme un événement théologique et politique, signal des temps prophétiques, tels qu’ils sont symbolisés dans l’expression d’Isaïe, “le reste d’Israel”. Pour ceux qui ont été expulsés et ne se sont pas convertis, ne sont pas devenus des conversos, qui ne sont pas soumis au “nettoyage du sang” et qui sont restés fidèles à la “loi de U”, la nouvelle dispersion indique la proximité de la rédemption qui leur a été promise, quand “le Seigneur aura lavé les immondices des filles de Sion et purifié le sang de Jérusalem qui est au milieu d’ elles” (Isaïe 4, 4), car ce sont eux “le reste d’Israel” à qui le prophète a promis la fin des épreuves quand “le reste de Sion et le reste de Jérusalem seront appelés saints” (Isaïe 4, 3). Dieu a promis aux expulsés “le repas, après [les] fatigues et [les] agitations, et après la dure servitude qui [leur] fut imposée” parce que Iahvé “a brisé le bâton des impies, le sceptre des dominateurs, celui qui dans sa fureur frappait le peuple” (Isaïe 14, 5 et 6). Lorsque tout cela arrivera, et le jour est proche, “l’Éternel sera une couronne éclatante et une parure magnifique pour le reste de son peuple” (Isaïe 28, 5). Cependant, si cette vision est celle des expulsés, ce n’est pas celle des expulseurs. Ils ont la certitude que l’apôtre Paul leur a montré que “le reste d’Israel”, c’est eux-mêmes. Ils fondent leur conviction sur la lettre de Paul aux Romains: “Dieu a-t-il rejeté son peuple? Loin de là! [… ] Je me suis réservé sept mille hommes, qui n’ont point fléchi le genou devant Baal. De même aussi dans le temps présent il y a un reste, selon l’élection de la grâce. [… ] Ce qu’Israel cherche, il ne l’a pas obtenu, mais l’élection l’a obtenu, tandis que les autres ont été endurcis” (Romains 11, 1-7).

Quant à Colomb qui entrera dans le Tiers Ordre des franciscains et qui partagera avec lui le joachimisme de l’Ère de l’Intellect ou de l’Esprit, le troisième temps et le dernier temps de la Trinité, règne de l’Esprit-Saint, il approuve l’expulsion, félicitant les rois d’ avoir “détruit ceux qui ne veulent pas croire au Père, au Fils et au Saint­ Esprit[3]“, car le Temps de l’Esprit sera celui de la conversion intégrale de tous les païens et de tous les juifs, ainsi que celui de la reprise de Jérusalem par les chrétiens.

C’ est le 3 aout 1492 que Colomb, après sept ans d’ attente, partira de Palas. Le temps était venu. Le journal du premier voyage s’ouvre sur l’exposition des raisons: les rois l’ont envoyé en Orient via l’Occident pour combattre “la secte de Mahomet et toutes les idolâtries et les hérésies” et pour que, dans les régions de l’Inde, Cathay et Cipango, on voie les princes et les peuples “à leur disposition” se convertir “à notre foi”. Cette conversion est prophétiquement annoncée comme nécessaire car, dans l’Épitre aux Romains, Paul avait aussi écrit: “C’est qu’une partie d’Israel est tombée dans l’endurcissement, jusqu’à ce que la totalité des païens soit entrée [c’est-à-dire la conversion de tous]. Et ainsi tout Israel sera sauvé, ainsi qu’il est écrit” (Romains 11, 25-26). Le temps de la fin exige, avant la conversion de tout Israel, le retour à la Palestine et c’est ce que prévoit Colomb. Ce sera le résultat de l’expulsion des juifs par les rois d’Espagne et lui, le futur amiral, il aura la tâche de convertir tous les gentils d’Orient.

Toujours en août 1492, Rodrigo Borgia, (né Roderic de Borja) père de Lucrèce et de César, branche espagnole de la famille Borgia (ceux de Borja), achète avec l’aide financière de Ferdinand et Isabelle, la charge qui le fera souverain pontife, vicaire du Christ, le pape Alexandre VI. Ses actions belliqueuses et les scandales de corruption allaient accélérer la Réforme et, conjugués aux désastres politiques de Pierre de Médicis, allaient inspirer en novembre 1492 le début du sermon prophético-messianique de Savonarole. Ce dernier, invoquant lui aussi Joachim de Flore, prêche la première exigence de l’abbé calabrais: la restauration morale de la cité, le combat contre l’antéchrist (incarné maintenant par le pape) et le renforcement des “hommes spirituels, responsables du Règne de Mille Ans de bonheur, préparation pour la bataille finale entre l’Agneau et la Bête, avant le Jugement dernier”. S’adressant notamment aux jeunes Florentins, Savonarole déclenche la rébellion prophétique et l’agitation millénariste dont le résultat espéré (mais qui a échoué) peut se voir dans l’un des chefs-d’ œuvre de Botticelli, la Nativité mystique. Le contenu joachimite du tableau, évident pour ses contemporains, est encore accentué par les mots que le peintre a écrits au-dessus des personnages:

Ce tableau a été peint par moi, Alessandro, pendant les troubles en Italie, à la moitié du temps après le temps, lorsque s’est vérifié le chapitre XI de saint Jean, dans la deuxième infélicité de l’Apocalypse, quand le diable a été libéré pendant trois ans et demi, puis sera mis en prison, selon le chapitre XII, et nous le verrons piétiné comme on le voit dans ce tableau.

Le tableau a été peint par Botticelli en 1500. En cette même année 1500, au mois de novembre, Colomb écrit à Juana de la Torre, gouvernante du prince héritier, don Juan:

Je me suis fait le messager du nouveau ciel et de la nouvelle terre, dont parle Notre Seigneur Jésus Christ par la bouche de saint Jean, après l’avoir fait par Isaïe; et je les ai fait connaïtre! Tous m’ont écouté, incrédules. Mon Dieu a donné à la Reine, ma souveraine, l’esprit d’intelligence et de courage. Il l’a faite héritière de tout comme il l’ aurait fait d’ une fille bien-aimée.[4]

Mais qu’avait dit saint Jean dans l’Apocalypse? Une fois terminée la lutte entre le Christ et l’antéchrist, une fois ouverts les sept sceaux, une fois entendues les sept trompettes, une fois accompli le Jugement dernier, le Seigneur donne à son prophète la vision du “nouveau ciel” et de la “nouvelle terre”, complétant ainsi sa tâche. Celui qui est l’Alpha et l’Omega proclame: “Celui qui vaincra héritera ces choses; je serai son Dieu, et il sera mon fils” (Apocalypse 21, 7).

Et qu’avait dit Isaïe? “Terre, où retentit le cliquetis des armes, au­delà des fleuves de l’Ethiopie! Toi qui envoies sur mer des messagers, dans des navires de jonc voguant à la surface des eaux! Allez, messagers rapides, vers la nation à la haute stature et à la peau bronzée.” (Isa:ie 18, 1-2). Si Isabelle est l’héritière, la fillle de Dieu, Colomb est le messager divin annoncé prophétiquement dans l’Ancien et le Nouveau Testament.

C’est de cette manière que, dans sa lettre de 1501 aux rois, l’amiral de la mer Océane, Colomb, écrit:

La Sainte Écriture témoigne dans l’Ancien Testament par la bouche des prophètes, et dans le Nouveau par notre Rédempteur Jésus-Christ, que ce monde doit avoir une fin […], il ne manque plus que 155 ans pour l’accomplissement des 7000 ans où le monde devra disparaître. Notre Rédempteur a dit qu’avant l’achèvement de ce monde, tout ce

qui a été annoncé se réalisera. […] On dit qu’Isaïe a été plus qu’un prophète, il a été évangéliste, et il a appliqué tout son zèle afin d’ écrire sur l’avenir et d’appeler les gens à notre foi catholique. […] Une grande partie des prophéties et des Saintes Écritures a pris fin […], il reste beaucoup à accomplir dans ces prophéties, et ce sont des grandes choses dans le monde, et il y a des signes que Notre Seigneur est pressé qu’ elles s’accomplissent […]. Le cardinal Pedro de Ailíaco écrit beaucoup sur la fin de la secte de Mahomet et de l’avènement de l’antéchrist […]. L’abbé Joachim Calabrais a dit que celui qui allait réédifier la demeure du Mont Sion devrait sortir de l’Espagne […].

Pour l’exécution de l’entreprise des Indes, je ne me suis pas servi de la raison ni de la mathématique, ni d’une mappemonde; je n’ai fait qu’accomplir pleinement ce qu’a dit Isaïe.[5]

Mais qu’a dit Isaïe qui rend Colomb si sûr de la fin des temps, du fait que ce monde, à l’automne de 1501 s’achèvera dans 155 ans? Pourquoi la mission salvatrice espagnole, prévue par Joachim de Flore, trouve-t-elle en Isaïe sa pleine confirmation? La force persuasive de ce prophète sur l’imagination des navigateurs et des conquistadors d’une part, et sur l’imagination des missionnaires franciscains et jésuites de l’autre, n’est pas seulement due à l’interprétation pauline du “reste d’Israel” qui, ayant converti tous les gentils, convertira par la suite les endurcis d’Israel afin que prenne place le Second Avènement du Christ et la fin de ce monde. Si Isaïe est devenu le prophète du Nouveau Monde, c’est parce qu’en lui, Colomb et ses successeurs ont trouvé l’annonce explicite des nouvelles terres et des nouveaux peuples:

Voici, tu appelleras des nations que tu ne connais pas, Et les nations qui ne te connaissent pas accourront vers toi (Isaïe, 55, 6).

Je viendrai, afin de réunir toutes les nations et toutes les langues; elles viendront et verront ma gloire. Je placerai un signal parmi eux et j’enverrai les survivants vers les nations: à Tarsis, Pul et Lud, à Masoc, à Tubal et à Javan, aux îles lointaines, qui jamais n’ont entendu parler de moi et qui n’ont pas vu ma gloire; et ils publieront ma gloire parmi les nations. Et toutes les nations emmèneront tous vos frères comme une offrande à IAVEH, les conduisant à ma montagne sainte […]. Car, comme les nouveaux cieux et la nouvelle terre que je vais créer subsisteront devant moi, dit l’Éternel, ainsi subsisteront votre postérité et votre nom (lsaïe 66: 19-22).

Millénarisme joachimite, philosophie hermétique, messianisme juif, prophétisme, guerres saintes internes et externes pour la victoire sur l’antéchrist, pouvoir omniprésent de l’Inquisition, intrigues au sein des universités et des palais: voici le monde où vit Christophe Colomb, dont les lettres, les journaux de voyage, Ies annotations et les documents expriment les contradictions d’une société fréquemment ravagée par la peste, la faim, la guerre, attirée par la technique et l’imagination magico-hermétique de divinisation de l’humain; cette société à la fois arrogante et avilie par les mouvements de conquête et d’ évangelisation qui, inséparables, formeront l’empire ibérique d’outre-mer.

Écrivant sur la condition de l’homme moderne, Lewis Munford[6] observe qu’à partir du XVe siècle, “l’espace poussait les hommes au mouvement et le mouvement dévorait l’espace”, chacun et tous entrainés par “une découverte pratique et une construction idéologique”: le Nouveau Monde est à la fois “un lieu et un idolum”: Le caractère épique de l’expansion et le drame de la Conquête, dont la trame était simple mais le décor magnifique, alliés à la boussole, au navire à trois mâts, à la poudre et à l’astrolabe, ont donné au capitalisme d’outre-mer la possibilité de faire changer les concepts médiévaux d’espace et de temps, ont mis en œuvre la croyance selon laquelle, dans leur recherche de la richesse, les explorateurs ne rencontreraient aucun obstade. A la question: “Peux-tu attraper le Léviathan ?”, ils répondraient à l’unisson: “Oui.” Le Nouveau Monde n’a pas été qu’un concept géographique. La découverte d’ autres terres, d’ autres mers, d’autres cieux et d’autres gens, parce qu’elle remettait en question l’idée même d’humanité, a été la découverte de nouvelles techniques, de nouvelles sciences, d’une nouvelle éducation, d’un nouvel ordre social et politique et d’un “nouvel hémisphère de l’esprit”.

Sur le même modele d’argumentation, Sérgio Buarque de Holanda, écrit dans Vision du paradis:

Persuadé qu’il pourrait atteindre les parties de l’Orient en passant par l’Occident, Colomb avait estimé qu’il était dans un autre monde en apercevant la côte de Paria où tout lui indiquait qu’il était sur le chemin du véritable paradis terrestre. C’est cela qui donne toute sa signification à l’expression “Nouveau Monde” que le découvreur lui-même allait employer peu de temps après, et que l’humaniste d’Anghiera allait inventer, avant même Vespucci, pour désigner les nouvelles terres découvertes. Nouveau, non seulement parce qu’ignoré jusque-là par les gens d’Europe et absent de la géographie de Ptolémée, il avait été “à nouveau” trouvé, mais parce qu’il semblait que le monde s’y rénovait, s’y régénérait, vêtu d’un vert immuable, baigné d’un printemps pérenne, étranger aux changements et aux rigueurs des saisons, comme s’il était véritablement restitué à la gloire des jours de la Création. C’est ce que penseraient les premiers voyageurs et les chroniqueurs des Indes occidentales. C’est ce que dira, presque un demi-siècle après la découverte, un certain disciple espagnol de Tomas More, avocat à son tour d’une espèce d’utopie indigène… C’est dans la même idée, même si, en général, elle n’était rien de plus qu’un vague pressentiment, mal formulé, que s’articulera un mélange de cupidité, pieuse dévotion et imagination débordante, que dominera presque toujours le courage des conquistadors, notamment des conquistadors des Indes de Castela. On ne devrait donc pas, comme aujourd’hui, insister si vivement sur ce qu’il pouvait y avoir d’étrangement contradictoire dans cette mixture de raisons sacrées et profanes, puisque à cette époque, on confondait plus facilement et qu’il n’était pas rare qu’on échangeât les cibles constantes de l’ambition et de la religion, en les peignant souvent avec les couleurs de la fantaisie. En fait, nous savons que le même métal précieux dont est parée la vanité humaine traduisait également pour les hommes, en termes terrestres, une splendeur quasi divine et qui, parce qu’elle servait à orner les autels et à dorer des temples entiers, contenait dans son édat la sainte auréole de la Foi[7].

Nouveau monde, monde nouveau: outre la découverte de ce qui restera caché, mais deviné dans les œuvres de Mandeville, Marco Polo et Pierre d’Ailly, il y avait aussi la promesse de Pythagore et d’Ovide de l’Age d’Or – le printemps éternel du monde – et de Séneque qui, dans Médée, écrivait:

Un temps viendra, dans les dernières années du monde, ou l’océan desserrera les liens des choses. Une terre immense se révélera, car un navigateur surviendra tel celui nommé Tiphis, guide de Jason, et il découvrira un nouveau monde. Et Thulé ne sera plus la fin des terres.

Nous pouvons imaginer, dans un monde où le commerce maritime domine et organise le marché et la cour, annonçant le mercantilisme et le monopole des rois, mais aussi dans un monde ou l’avidité des rois alimente et est alimentée par l’espoir de divinisation de l’homme, Magnum Mysterium, ce que pouvait signifier l’idée d’un monde nouveau. Pour certains, pour ceux notamment qui avaient été nourris de néoplatonisme, d’hennétisme et de l’affirmation de la dignité de l’homme par l’intellect et la volonté, ont surgi le continent perdu de l’Atlantide, l’utopie de la société humaine parfaite que les ceuvres de Thomas More, Campanella et Francis Bacon allaient immortaliser. Pour les autres, nourris d’Ovide, Séneque, Pline, Pierre d’Ailly, des récits de voyageurs réels ou imaginaires (Marco Polo et Jean de Mandeville), de Joachim de Flore et des Saintes Écritures, le paradis terrestre, tel qu’il avait été décrit dans les quatre âges des Métamorphoses et dans le livre de la Genèse, avait finalement été localisé: jardin des délices où l’air est perpétuellement tempéré (ni chaud ni froid), la terre est abondante et fertile sans qu’il soit nécessaire de la cultiver au prix de la douleur et de la peine, où le lit des rivières est revêtu d’ or et d’ argent, où les montagnes gardent des secrets d’émeraudes et de rubis, où les forêts abritent des bêtes dociles et amies, et où les gens,

dans un état d’innocence, vivent sans roi, sans loi ni foi, mais de la vigueur de leur corps intrépide, bronzé et juvénile à jamais. Le Nouveau Monde est un topos de la pensée, de l’imagination et du discours. Si Isaïe projette son ombre sur les premiers navigateurs, c’est surtout le prophète Daniel qui projettera la sienne sur les hommes pensants. De Bacon, le dernier des auteurs de la Renaissance à Newton, le dernier des classiques, se perpétue l’espoir du temps de la fin, lorsque, selon le prophète Daniel, “ils seront nombreux ceux qui l’analyseront, et la connaissance augmentera” (Daniel 12, 4).

La vérité est fille du temps, répete Bacon dans ses œuvres. Le temps présent, grâce à la navigation et à la presse, a rendu lisible le livre de l’œuvre de Dieu – le ciel, la terre, la mer, c’est-à-dire la Nature – et le livre de la parole de Dieu – la Sainte Écriture. Dans cet “automne du monde”, le philosophe écrit que la parole de Daniel s’accomplit et que cela doit être ainsi, car nous n’aurions pas de chance si “maintenant qu’ont été ouverts et explorés les vastes espaces du globe matériel”, il nous fallait accepter que “les limites du globe intellectuel continuent à être rattachés aux détroits découverts par les Anciens”.

Cependant, observe Marcel Bataillon[8], l’espérance des premiers missionnaires est frustrée. Bien qu’ils baptisent en masse (de 5 000 à 10 000 baptêmes par jour), la grâce du Saint-Esprit ne semble pas efficace, aucun miracle n’est accompli et les âmes continuent à être dépourvues d’ éducation. Plus que le Compellere intrare, il faut connaître la duplicité et l’indolence des Indiens, leur férocité occulte, le mélange d’innocence et de barbarisme. Est-ce cela l’image des indigènes et est-ce cela la tâche rédemptrice des missionnaires jésuites parmi lesquels le père Vieira est sans aucun doute le personnage clef. Ce dernier, comme les premiers franciscains et les premiers homes de la Compagnie de Jésus, est imbu de l’esprit prophétique et mène à bien la construction de l’Amérique en accomplissement des prophéties qui indiquent que c’est le Portugal et non plus l’Espagne qui est chargé de la victoire finale contre l’antéchrist.

Dans Advancement of Learning, on peut lire:

[…] car il doit être dit, en honneur à ces temps et en émulation virtuose de l’Antiquité, que ce grand édifice du monde n’avait encore jamais manifesté les lumières de ce qui est fait, jusqu’à notre ère. Dans l’ère de nos pères, si ces derniers avaient la connaissance des antipodes, c’était grâce aux démonstrations et non aux faits, ce qui a exigé qu’ils voyagent sur la moitié du globe. Mais faire le tour de la terre, comme le font les corps célestes, n’a pu être possible que ces derniers temps, et par conséquent, ces temps peuvent apporter comme signe distinctifle plus ultra des temps passés, et l’imitabile flumen au lieu du non imitabile flumen des temps passés, et l’imitabile aelum, en respect à de nombreux voyages autour du globe à la manière des astres. Et cette compétence peut enraciner les espérances de compétence ultérieure et plus grande, et l’augmentation de toutes les sciences parce qu’elles ont été ordonnées par Dieu pour être contemporaines. Car ainsi a parlé le prophète Daniel, se référant aux derniers temps: “Toi, Daniel, riens secrètes ces paroles, et scelle le livre jusqu’au temps de la fin. Plusieurs alors le liront, et la connaissance augmentera”, comme si l’ouverture et la traversée du monde et l’augmentation des connaissances étaient prévues pour se passer à la même époque[9].

A ces paroles qui, selon Ficin et Pie de la Mirandole, ouvrent la modernité, répondent à la fin et au début les Observations upon the prophecies of the Holy Writ particularly the prophecies of Daniel and the Apocalypse of St. John, d’Isaac Newton. Mais le ton n’est plus le même. Entre les deux philosophes, l’Angleterre sera passée par deux révolutions, celle de 1642-1660 et la “révolution” glorieuse de 1688. La première, amplement et minutieusement étudiée par Hill[10] sous l’angle des révolutionnaires radicaux, est marquée par le sentiment millénariste, inspiré en particulier par les prophéties de Daniel sur la Cinquième Monarchie, royaume de Dieu sur la terre avec les justes et les bons, après la destruction de l’antéchrist, incarné maintenant parle roi et par le pape. La cartographie politique aux XVIe et XVIIe siècles dessine une carte inespérée mais pas vraiment surprenante. Les idées populaires radicales traversent la mer du Nord, allant du continent en Angleterre, partant des luttes de ceux que Kolakowski[11] a appelés “chrétiens sans Église” pour en arriver aux levellers, diggers, ranters et quakers. Avec ces derniers, elles aborderont les côtes de l’Amérique, lorsque le Mayflower naviguera avec les rebelles de William Penn. Cependant, avant de traverser l’océan Atlantique, les idées radicales retournent vers le continent en retraversant la mer du Nord. Les Pays-Bas, protestants, se liberent du joug espagnol et garantissent à la bourgeoisie hollandaise les moyens de faire concurrence aux Ibères en matière de commerce d’ outre-mer. La “navigation” radicale, qui fait peur aux rois, à la noblesse, à l’Eglise, aux synodes et à la bourgeoisie, fait voile, emportée par les vents de I’enthousiasme prophétique et millénariste, traverse l’Atlantique et avance jusque dans les terres américaines. Les franciscains et les jésuites vont du Mexique au Paraguay; les quakers s’établissent en Nouvelle Angleterre, les huguenots en France Antarctique, les juifs luso-hollandais au Pernambouco.

Néanmoins, au même moment, la Conquête détruisant le paradis découvert, l’installation des monarchies constitutionnelles en Angleterre et en Hollande restaurant sur le trône des rois qui avaient été détrônés par le peuple, le renforcement de la monarchie absolue en France, la chute du pouvoir des villes italiennes et de leur idéal républicain, le resserrement des liens entre Inquisition et monarchies ibériques dans le combat comre les “illuminés” mystiques, les millénaristes judaïsant et les protestants sont les réponses données par le pouvoir politique pour étouffer I’enthousiasme prophétique et messianique du siècle précédent, illuminé par I’étoile des premiers navigateurs. Ceci explique en partie le ton prudent et modéré de Newton, lorsqu’on le compare à celui de Bacon.

Que prétend Newton? La même chose que Bacon, c’est-à-dire offrir un sens rationnel aux prophéties. Ce qui les distingue, c’est un siècle de révolutions politiques et de confirmations scientifiques, les premières contrebalançant l’enthousiasme au moyen des secondes, de telle manière que Newton, retirant aux prophéties toutes les interprétations dont elles avaient été affublées, essaie de leur redonner leur simplicité biblique originelle. Les prophéties sont des moyens de comprendre le passé et non de prévoir I’avenir; elles ont été offertes par Dieu pour connaître sa Providence.

Cependant, Newton ne peut échapper à l’idée, présente chez Daniel et Jean, que l’ouverture du livre des secrets du monde est le signal de la fin des temps. Les XVIe et XVIIe siècles ont donné à l’idée de livre des œuvres de Dieu et de livre de ses paroles – Nature et Bible – des significations diverses (la Renaissance déchiffre le texte; les Modernes font les déductions et les démonstrations), mais ils sont restés refermés sur eux-mêmes et Newton considère que son propre travail fait partie de cette entreprise gigantesque d’ouverture. Et même si elle ne le faisait pas, la spécificité de sa découverte et les polémiques théologiques qu’elle a provoquées le conduiraient dans cette direction. En effet, l’idée d’une force (invisible) d’ attraction et de répulsion universelles, immergée dans la matière et expliquant également les mouvements terrestres et célestes, rend le ciel et la terre homogènes (n’était-ce pas ce qu’avait promis Pie de la Mirandole ?). De plus, de par son universalité et son invisibilité, elle place la théorie philosophico-scientifique au seuil d’un nouveau mysticisme, proche de l’image des forces secrètes qui régissent l’univers. Ce n’est pas par hasard si la théorie universelle de la gravitation est présentée hors du corpus de démonstrations des Principia, dans la grande Scholie Générale qui conclut l’œuvre, comme si le concept clef de la physique moderne ne pouvait entrer de manière explicite dans le champ scientifique que Newton lui-même venait de découvrir et d’inaugurer.

En 1501, dans une lettre aux rois d’Espagne, Colomb dresse une liste de dates, calculs, saints et théologiens qui lui permettent d’affirmer que le millénaire arrivera dans 155 ans et qui placent ses voyages dans l’unique champ où ils ont un sens: les prophéties d’Isaïe et Jean. Vers 1690, Newton affirme que l’autorité des empereurs, des rois, des princes, des conciles, des synodes et des évêques est humaine, alors que celle des prophètes est divine, et que, de tous les prophètes, “Daniel est le plus clair sur l’ordre du temps, et le plus compréhensible sur les dernières choses”, et que c’est pour cette raison qu’il est la clef de tout le reste. Il calcule les ères et les temps cités par Daniel, interprète les personnages et les images des cinq monarchies, mais le fait d’une telle manière que le temps de la fin est repoussé vers un futur lointain “où le peuple de Dieu habitera un royaume qui durera toujours”, même s’il a conscience que le schéma temporel est en plein développement et que son œuvre y a une place:

Parmi les interprètes de la dernière ère, rares sont ceux qui n’ont pas fait une découverte précieuse et c’est pour cela que nous pouvons supposer que Dieu est sur le point d’ouvrir ces mystères. Le succès des autres me fait penser que si j’ai fait quelque chose qui puisse être utile aux prochains écrivains, j’aurai accompli mon but[12].

Navigateurs et penseurs ont ainsi fait du Livre de la Parole de Dieu la clef pour ouvrir le Livre de l’Œuvre de Dieu – alpha et oméga de l’entreprise maritime et de l’entreprise du savoir. Nous citerons l’interprétation prophétique donnée par Colomb (et ensuite par Vespucci à leurs voyages). Nous citerons également l’interprétation millénariste donnée par Bacon et Newton à l’entreprise de la connaissance, des sciences et des arts, subissant les effets des découvertes maritimes. Outre les navigateurs et les penseurs, il nous reste à citer le dernier volet du triptyque, les missionnaires et l’interprétation de l’entreprise d’ évangélisation. Proches de Colomb, Bartholomé de Las Casas et Geronimo Mendieta sont les premiers noms qui s’imposent sur la longue liste de ceux qui ont fermement cru à la dimension prophétique des découvertes et dont la conception salvatrice de l’histoire les ont inspirés pour élaborer la “vision du paradis”. Nous laisserons cependant la parole à Vieira qui complète le cycle de la construction de l’Amérique afin que les prophéties soient accomplies.

Entre 1660 et 1667, Vieira comparaît devant le tribunal du Saint­ Office et sa condamnation est prononcée en 1667. L’objet de la condamnation est un texte – Esperanças de Portugal – faisant sans doute partie d’un inédit intitulé Clavis Prophetarum, écrit en préliminaire d’un livre rédigé entre 1653 et 1661, História do futuro ou do Quinto Império de Portugal. L’ensemble des textes est une élaboration du thème prophético-millénariste de Daniel: le Portugal est destiné à être le cinquième empire ou la cinquième monarchie du temps de la fin. Esperanças fut considéré comme un texte étrange, scandaleux, téméraire, offensif, hérétique et injurieux pour l’Èglise catholique. De quoi accuse-t-on Vieira et pourquoi est-il condamné? La sentence qui est proférée I’accuse de “judaïser” et il est condamné pour avoir considéré Bandarra comme un prophète et ses écrits obscurs et ignorants comme des prophéties. Il est condamné pour avoir prévu le retour de dom Sébastien et devenir l’empereur du monde, le vainqueur de l’antéchrist et le fondateur du Cinquième Empire. Après la chute du Quatrième Empire (c’est-à-dire l’Empire romain, assimilé à l’Empire autrichien). L’instauration du Cinquième Empire de Daniel exige que s’accomplissent d’ abord les prophéties d’Isaïe sur le “reste d’Israel”, la conversion des païens et des juifs ainsi que l’existence d'”un seul troupeau, un seul pasteur”. La condition pour que cette prophétie s’accomplisse est donc l’activité missionnaire dans les Indes orientales et les Indes occidentales. Vieira est condamné pour millénarisme, et plus grave encore, pour millénarisme judaïsant, puisqu’il “promet ce règne [de Dieu] dans cette vie et très bientôt”, à la manière des juifs qui “l’attendent aussi dans cette vie présente ainsi que son Messie; et perpétuel pour toujours sur la terre[13]” . Par rapport au messianisme catholique qui, depuis saint Augustin tient pour terminée la mission du Messie et pour invisible et individuel le Règne de Dieu (visible à travers l’Église), le messianisme juif possède un caractère public – le Règne est sur la terre -, collectif – le Règne est celui du Peuple Élu – et immédiat – le Règne doit arriver ici et maintenant. Voilà pourquoi l’Inquisition a accusé Vieira d’être “judaïsant”. De plus, le titre de son œuvre, Esperanças de Portugal, trahit aussi son “judaïsme” car esperança est un terme utilisé de manière prépondérante par les juifs de la Péninsule Ibérique pour se référer au Messie, à la fin de la diaspora, à la libération de la Palestine et au Règne d’Israel. Espérance signifie simplement la croyance dans la venue du Messie. C’ est pour cela que, dans la Péninsule ibérique, les juifs étaient péjorativement appelés “le peuple de l’espérance”.

Et de fait, Vieira n’est pas seul, et l’accusation de “judaïser” n’est pas exactement infondée, car ses relations amicales avec la communauté luso-juive d’Amsterdam et ses efforts pour que les juifs soient réintégrés le plus rapidement possible au Portugal étaient de notoriété publique. En 1647, Vieira rencontre l’un des principaux rabbins et humanistes d’Amsterdam: Menasseh ben Israel. Si on considère qu’História do futuro a été probablement écrit entre 1653 et 1661 et que l’œuvre de Menasseh intitulée Esto es la esperanza de Israel a été publiée en 1650, on peut aisément imaginer la teneur des conversations entre les deux hommes. Pendant que Vieira rédige Esperanças de Portugal, Menasseh parle des espérances d’Israel. Il s’est inspiré du récit fait en 1644 par Antonio de Montezinos, un juif qui est allé en Amérique et qui est arrivé à Amsterdam en annonçant une nouvelle extraordinaire: celle d’avoir rencontré dans la région de Carthagène, la tribu de Ruben, une des tribus perdues d’Israel, et d’avoir entendu dire que les neuf autres étaient disséminées sur le territoire américain, attendant des érudits pour les délivrer et préparer ainsi la venue du Messie pour la reconstruction du Règne[14]. Pour Menasseh la prophétie d’Isaïe sur “le reste d’Israel” est aussi en passe d’ être accomplie et la première condition: “la dispersion du peuple dans la direction des quatre vents”, a déjà été remplie.

Un point cependant sépare Menasseh de Vieira. Nous supposons que ce sont leurs discussions, et les deux lettres que le rabbin avait reçues du millénariste anglais John Drury parlant du récit de Montezinos, qui ont inspiré à Menasseh son livre. Vieira croit, tout comme Drury, que les dix tribus perdues d’Israel sont à l’origine des Indiens d’Amérique. D’autre part, les références continuelles que font les textes des XVIe et XVIIe siècles à la thèse attribuée à Arias Montano selon laquelle les Indiens descendraient d’Ofir, le fils de Noé, affirment elles aussi, mais d’une manière plus originale, la fondation juive de l’Amérique et son destin messianique. Telle n’est pas la position de Menasseh. Voici sa thèse: d’après le récit de Montezinos, les dix tribus sont restées dans leur état de pureté originelle. Cependant, on a dit aux Indiens, massacrés par la colonisation, que les descendants d’Israel seraient libérés de leur captivité par le Messie et que, s’ils se joignaient à eux, ils seraient aussi sauvés. Mais Vieira et Menasseh croient tous les deux que la clef de l’interprétation messianique de l’Amérique se trouve chez Isaïe. Donc, si dans Esperanças de Portugal Vieira s’attarde sur Daniel, dans História do futuro, son attention se porte surtout sur Isaïe, cité en latin dans la Vulgate et interprété mot à mot par le jésuite. Quelques exemples de l’herméneutique de Vieira peuvent nous être d’un certain secours:

Isaïe:

Les voici, ils viennent de loin, Les uns du septentrion [terra australi] et de l’Occident, Les autres du pays de Sinim. […] Cieux, réjouissez­ vous ! Terre, sois dans l’allégresse ! Montagnes, éclatez en cris de joie! Car l’Éternel console son peuple, Il a pitié de ses malheureux (Isaïe 49, 12-13).

Vieira:

Ce que comprennent Cornélia a Lápide et Arias Montano de la conversion de la Chine et ils le prouvent en prenant l’hébreu original qui est de terra Senin, comme le traduit Saint Jérôme […] et c’est la meme chose que de terra Sinarum, pour être la manière de parler de la langue hébraïque, que les Galiléens appellent Celilim et les Juifs de Jehudim, et les Assyriens de Assurim, et les Chinois ou sinas de Sinim. Et si nous répliquons que la Chine n’est pas une terre australe, mais orientale, et qu’on ne peut pas y vérifier le terme terra australi, les mêmes auteurs répondent que l’Esprit Saint fait allusion […] aux Portugais, lesquels, quand ils vont en Orient, font leur voyage directement vers l’Austro […]. De la même manière que les Portugais devaient être ceux qui devaient apporter leur foi à la Chine, parce qu’ils naviguaient de l’Austro au Sual, j’appelle l’Esprit Saint Austral, la Chine, non pas à cause de la position de la terre mais du parcours de la navigation[15].

De nouveau Isaïe:

Qui sont ceux-là qui volent comme des nuées, Comme des colombes vers leur colombier? Car les îles espèrent en moi, Et les navires de Tarsis sont en tête, Pour ramener de loin tes enfants, Avec leur argent et leur or, à cause nom de l’Éternel, ton Dieu, du Saint d’Israel qui te glorifie (Isaïe 60, 8-9).

Vieira interprète:

Dans ces paroles est prophétisée admirablement la conversion des Indes occidentales; ainsi expliquent Cornélio, Bózio, Aldrovando et d’autres. Le prophète, avec des propriétés bien notables, appelle les Indes occidentales, îles: « les îles espèrent en moi », parce que ces terres très vastes, qui ont été découvertes, sont entourées de la mer, et il suffisait pour qu’elles s’appellent ainsi de l’immensité des mers qui les séparent du Monde Ancien; outre que ces terres étaient appelées Antilles, comme on le lit dans l’histoire de leur découverte. Les nuées qui volent vers ces terres pour les fertiliser sont les Portugais prêcheurs de l’Évangile, apportés par le vent comme des nuages, et ils s’appellent aussi colombes parce que ces nuées apportent l’eau du baptême sur lequel est descendu l’Esprit Saint sous la forme d’une colombe, qui sont des termes qui ont toujours été ensemble dans la signification du baptême, depuis le début du monde[16].

Encore une fois Isaïe:

Terre, où retentit le cliquetis des armes, Au-delà des fleuves de l’Éthiopie! Toi qui envoies sur mer des messagers, dans des navires de jonc voguant à la surface des eaux! Allez, messagers rapides, vers la nation de gens à la haute stature et à la peau bronzée, Vers ce peuple redoutable depuis qu’il existe, nation puissante et qui écrase tout, et dont le pays est coupé par des fleuves (Isaïe 18, 1-2).

Et Vieira de conclure:

Les interprètes anciens ont beaucoup travaillé pour trouver la véritable explication de ce texte: mais ils n’ont pas réussi ni ne pouvaient réussir à deviner correctement parce qu’ils n’ont pas eu de nouvelles ni de la terre, ni des gens dont parlait le prophete […]. Qu’Isaïe parlait de l’Amérique et du Nouveau Monde, est prouvé facilement et clairement. Car cette terre que décrit le prophete se trouve au-delà de l’Éthiopie et est une terre après laquelle il n’y en a plus d’autre. Ces deux signaux tant évidents ne peuvent être confirmés qu’en Amérique, qui est une terre qui se trouve de l’autre côté de l’Éthiopie et qui n’a pas après elle d’ autre terre, à part la très vaste mer du Sud. Mais pourquoi Isaïe, dans cette description, dispose tant de signes particuliers et tant de différences particulières qui montrent clairement qu’il ne parle pas de toute l’Amérique ou du Monde Nouveau en général, mais d’une province en particulier; et les auteurs ne nous disent pas quelle est cette province, il sera donc nécessaire que nous le disions […]. Je dis d’abord que le texte d’Isaïe parle du Brésíl parce que le Brésil est la terre directement au-delà de la bande de l’Éthiopie […]. Le prophète dit aussi que les gens de cette terre sont terribles et qu’il ne peut y avoir de gens plus terribles parmi ceux qui ont figure humaine, que ceux-là (qui sont les brasis) qui non seulement tuent leurs ennemis, mais après qu’ils soient morts, les dépècent et les mangent et les font griller et les font cuire à cette fin […][17].

Vieira continue en montrant que le prophète a été plus pointilleux: les terres coupées par les fleuves ne sont pas tout le Brésil, mais le Maranhão. Et ses habitants, parce qu’ils sont élevés au milieu des eaux, sont un peuple nautique, créateur de l’art de naviguer et inventeur d’ une embarcation, l’iguaruana, un canoë fait avec de l’écorce d’ arbre qui correspond exactement au “papyrus” de la prophétie. Le prophète a dit que de telles embarcations vont vers la mer. Vieira explique, de nouveau, qu’il s’agit des habitants du Maranhão parce que la région connue comme le Maranhão ou Grão-Pará sont appelés ainsi, parce que Pará signifie mer, Grão ou Maranhão, de grandes proportions. Il pense aussi que “toi qui envoies des messagers” est essentiel, et que c’est une référence certaine aux missionnaires portugais, prêcheurs de l’Évangile. Et notre jésuite de conclure:

Nous avons été très longs dans l’exposition de ce texte, mais c’était nécessaire à cause de sa difficulté et parce que, jusqu’à aujourd’hui, il n’a pas été compris. Je laisse beaucoup d’autres endroits du prophète lsaïe, que l’on peut véritablement compter parmi les chroniqueurs du Portugal, du fait qu’il parle souvent des conquêtes spirituelles des Portugais et des gens et nations qui se convertissent à la foi grâce à ses prêcheurs[18].

Ainsi, latinisant lsaïe et l’adaptant aux besoins de sa thèse théologico-politique, Vieira, en cette fin de XVIIe siècle, nous démontre pourquoi, au début du XVIe siècle, écrivant aux rois, les suppliant de lui concéder des subsides pour un nouveau (et dernier) voyage, Colomb leur dit que “pour l’entreprise des Indes, je ne me sers pas de la raison ni de la mathématique, ni de mappemondes, je ne fais qu’ accomplir pleinement ce qu’a dit lsaïe”.

L’EXÉGETE DU MONDE NOUVEAU

Étrange Colomb.

Parmi ses écrits, nous avons trouvé des papiers intitulés Livro das profecias, dans lesquels il calcule les âges du monde selon les calendriers juif et chrétien, ce qui lui permettra d’affirmer aux rois que, à ce monde-ci, il ne reste plus que 155 ans. Comme le temps de la fin est précédé par la bataille finale entre le Christ et le démon, préparée par les combats initiaux entre l’Empereur des Derniers Jours et l’antéchrist, par la localisation du paradis terrestre ou sera édifiée la Nouvelle Jérusalem et par l’action de l’ordre des moines actifs qui précède l’ordre des moines contemplatifs, nous comprenons pourquoi dans le récit de son premier voyage, l’amiral est si pressé que les rois envoient des savants et des missionnaires aux Indes; dans le récit de son quatrième voyage, pourquoi ceux-ci (les rois) reçoivent de grandes quantités d’or pour la reconquête de Jérusalem et pourquoi dans le récit de son troisième voyage, il dit qu’il est arrivé aux “confins de l’Orient” où les théologiens sacrés et les philosophes, les saints et la Sainte Écriture ont situé le paradis.

Étrange Colomb.

Nous ne connaissons pas son vrai nom. Cristóforo, Cristóvam, Cristóbal, Cristóvão, Christophe? Colón, Collunus, Colonon, Columbo, Colombo? Après le premier voyage, l’amiral de la mer Océane signe avec les initiales grecques de Christ et ajoute, en latin, ferensChristo ferens, celui qui transporte ou porte le Christ, saint Christophe. Ou bien, serait­ ce celui qui emmène le Christ vers de nouvelles terres par la traversée de nouvelles eaux? Ou encore, émissaire et messager du Christ, pour le Second Avènement et le temps de la fin, comme le suggèrent d’une part les lettres à Juana de la Torre et aux rois, et le récit de son troisième voyage, et d’autre part, le mot Christo décliné au datif et par conséquent signifiant: celui qui apporte ou transporte pour le Christ? Mais, s’agit-il d’un nom? Ne serait-ce pas plus approprié de l’appeler symbole? Après le premier voyage, le vice-roi et gouverneur des Indes signe Colón. Pour un joachimite, n’aurait-il pas été plus suggestif de maintenir Columbus, signe de la colombe de l’Esprit Saint? Aurait-il cependant préféré indiquer colono-colonisateur, à la manière des Romains? Ou, comme le veulent certains, cela n’a-t-il pas été sa manière de déguiser son nom pour prétendre qu’il était noble, associant son nom à celui de Coullen, amiral français, et justifiant ainsi l’énigmatique affirmation qu’il répétera à diverses reprises: “Je ne suis pas l’unique ni le premier de la famille”? Un autre indice nous révèle qu’il a bel et bien essayé de s’ennoblir: sa signature complète, indéchiffrable jusqu’à aujourd’hui (bien qu’il y ait des bibliothêques entières pour tenter de l’interpréter), forme un blason, comme s’il était membre d’un lignage:

.s.

s.AS.

X M Y

xpO FERENS

Par bien des aspects, il n’est pas surprenant qu’il invente un nouveau nom après sa prouesse du nouveau monde, nouveaux cieux, nouvelles mers, nouvelles terres et nouvelles gens. Les récits de ses années de pérégrinations dans les cours ibériques, années de supplications et d’humiliations, de dépendance du bon vouloir des trésoriers et théologiens royaux, et de soumission à la volonté de marchands comme Pinzon, expliquent pourquoi le vice-roi, vivant dans une société hiérarchique reposant sur l’État, se donne à lui-même un nom compatible avec son titre, pour qu’il puisse, comme y aspirait tout homme de la Renaissance, s’immortaliser par la gloire, c’est-à-dire par de hauts faits mémorables et exemplaires. Mais qu’il ait inventé un blason incompréhensible, voilà une énigme de plus.

Étrange Colomb.

Nous ne connaissons pas la date exacte de sa naissance. Jusqu’en 1990, un total de 235 lieux probables desa naissance avait été proposé par les chercheurs, jusqu’à ce que finalement, pendant le 500e anniversaire de la Découverte de l’Amérique (1992), Gènes ait été définitivement établie[19] comme étant le lieu de naissance du découvreur. Génois, d’une famille de cardeurs et de tisseurs de laine, autodidacte, marin et, avec son frère Bartholomé, cartographe, Colomb participa à des voyages portugais jusqu’à la côte de Guinée (nom de la côte africaine de l’époque), en Islande, à Gallway et dans de nombreuses îles sous contrôle lusitanien et espagnol. Vivant dans le quartier italien de Lisbonne, puis dans le quartier génois de Séville, il a entendu les récits des marins sur les régions les plus éloignées d’Europe. II aurait échangé une correspondance avec Toscanelli (qui affirmait qu’il était possible d’ aller à l’ouest en passam par l’est) et, si nous en croyons Las Casas, il aurait apporté avec lui, lors de son premier voyage, la célèbre carte italienne, où Cipango et Cathay (Chine et Japon) étaient placés là où se situe en fait le Mexique. Toscanelli et d’ autres cosmographes inspirés par Aristote et Séneque niaient l’existence de la “zone torride” inhabitée et insurmontable, et affirmaient l’existence des “antipodes”, s’opposant dans les deux cas à la tradition s’appuyant sur saint Augustin qui faisait de Thulé la fin du monde, même si personne ne savait où se trouvait Thulé. Selon les spécialistes contemporains, étudiant les “voyages à l’estime” (c’est-à­ dire sans les instruments techniques nécessaires, à part la boussole et l’astrolabe), les journaux de bord de Colomb révelent un éminent navigateur.

Mais ce n’est presque rien pour qui désire mieux connaître Christophe Colomb. Excepté la biographie romancée et providentielle, écrite par son fils Fernando et par Las Casas, à l’occasion du litige avec la Couronne espagnole, nous n’apprenons presque rien sur le personnage, non seulement parce que, selon des témoignages contradictoires pendant le litige, et les lettres/rapports de ses adversaires, l’homme ne possède pas de contours nets. Mais aussi parce qu’il n’a rien laissé sur sa vie dans les années précédant son premier voyage. II n’offre que de rares informations sur cette époque, sauf lorsqu’il raconte ses années de pérégrinations et de supplications auprès des rois portugais et espagnols, où lorsqu’il présente ses références de navigateur et cartographe pendant la dispute entre Sagres et Salamanque, ou enfin apres 1500, lorsqu’il laisse transparaître de manière explicite son ton de prophétisme millénariste joachimite. Les divers documents – lettres aux rois, au pape, à des religieux, à des administrateurs, à son fils; testament; litiges économiques et juridiques; extraits des journaux de bord; annotations sur les pages de livres de chevet – révelent un personnage énigmatique. Il peut être à la fois le savant et le technicien, le mystique illuminé, l’administrateur incompris (ou incompétent), le calculateur avide et mesquin, l’ambitieux, le barbare qui veut asservir les Indiens, ou encore le premier “théoricien” du bon sauvage.

Même ses journaux de bord sont étranges. Pendant le premier voyage, il note les distances de manière erronée, affirmant qu’il le fait à dessein, afin de ne pas provoquer la peur et la panique parmi les hommes de l’équipage qui s’attendent à un parcours plus bref. Comme l’écrit Las Casas: “Il a décrit ce voyage de deux manières: la plus courte fût la fausse et la plus longue la vraie”, de sorte qu’aujourd’hui encore, nous ne savons pas le jour où la terre a effectivement été vue, ni le lieu exact ou ont accosté les caravelles. Crainte des marins et de Pinzón, avec lesquels les relations sont mauvaises depuis le début? Mesures différentes pour différents destinataires? Le roi du Portugal devant recevoir la vraie mesure et Isabelle la fausse ? Ou tout simplement, deux cartes (celle de Toscanelli et la sienne) qui marquent différemment les degrés établissant les distances entre les latitudes et les longitudes? Quand, lors de son troisième voyage, la boussole commence à marquer nord-ouest, au lieu du nord indiqué par l’étoile polaire, il affirme (et cela avant les travaux de Copernic !) que c’est l’étoile qui se déplace dans le ciel et que la boussole continue à être exacte. Il est capable de ce discernement alors qu’en même temps, lorsqu’il traverse la mer des Sargasses (qui n’avait pas encore reçu ce nom), il note le nom de plantes et d’oiseaux qui n’existent pas dans cette région et affirme que la terre est proche, alors qu’elle est encore distante. Quand il touche terre, sa description du lieu où il accoste est si imprécise que personne jusqu’à ce jour n’est capable de dire où il est arrivé ce premier jour. Lorsqu’il procède à la reconnaissance des gens et des plantes pendant son premier voyage mais également pendant les suivants, son attitude est des plus bizarres: la description de la faune, de la flore, de la géographie, du terrain nous paraît fantastique, ainsi que nous paraît fantastique sa description des “lndiens” et de ses premiers contacts avec eux, dans une entente parfaite.

La description des natifs – beaux, grands, téméraires, bronzés, robustes, d’une indescriptible beauté – ainsi que le récit des dialogues qu’il établit avec eux partout (et sauf pendant les premiers jours, le langage qu’il emploie n’est pas celui des gestes, mais un protocole compliqué et de longues explications sur les rois d’Espagne et la chrétienté) semblent peu plausibles. En effet, il reçoit une quantité impressionnante d’informations détaillées sur les cannibales, les mines d’ or, les rivières de perles, les coutumes des rois locaux. De ces premiers contacts, vont rester les deux caractéristiques qui vont régir durant cinq siècles les relations compliquées et contradictoires entre l’ethnocentrisme européen et les natifs de l’Amérique: d’un côté la description positive en utilisant la négation (sans loi, sans foi, sans armes mortifères, sans cupidité et sans marché), de l’autre la description faite par le marchand d’esclaves (main-d’œuvre abondante, bon marché, docile, intelligente pour les choses manuelles, mais sans véritable esprit, adaptable aux conditions européennes et bras musclés pour la colonisation). Entre les deux, il existe un instant fugace où la rencontre aurait pu être possible et s’est perdue: le récit dans lequel les Indiens appellent les nouveaux venus “habitants du ciel”, en vérité (comme l’ethnologie du XXe siècle allait le montrer, mais trop tard), les “fils du solei!”, c’est-à-dire le double, l’autre moitié que possède tout être humain et qui est arrivée jusqu’à eux comme leur Autre attendu depuis longtemps. Parce que les paroles et les gestes ont été interprétés de manière chrétienne, ceux “qui sont venus du ciel” ont jugé qu’ils étaient vus comme ils se voyaient eux-mêmes, c’est-à-dire comme étant supérieurs.

Les obsessions contenues dans les récits des voyages finissent par être exaspérantes: Colomb mesure de manière obsessionnelle les cieux et les mers, indique de manière incessante qu’il navigue du sud vers l’ouest; il recherche continuellement les fleuves et goûte leurs eaux, décrivant toujours leur saveur comme suave, douce, salubre, même lorsqu’il estime qu’il se trouve sur la mer. Il parle sans arrêt de l’or, des pierres précieuses, des perles; il se réfère sans cesse à Tarsis, Ofir, Setim. Quant aux terres, elles sont ou bien prédisposées à la culture de tout ce qu’on veut bien y planter, ou bien spontanément fertiles, offrant fruits et fleurs semblables à ceux des plus beaux endroits de l’Espagne au printemps. Bien qu’à certains moments, la température soit décrite comme insupportablement chaude, il la présente presque toujours comme amène et parfaite, “ni froide ni chaude”. Il écoute le ramage des rossignols et des moineaux. Il entend au loin les dragons et les sirènes. Il voit des cannibales. Il navigue sur l’un des quatre fleuves du jardin d’Eden. Il pêche des poissons “pareils à ceux de Castela”. Mais le plus étrange de tout, c’est l’acte qu’il accomplit chaque fois qu’il accoste sur une terre nouvelle. Alors qu’il était parti d’Espagne pour apporter les messages des rois catholiques au grand Khan de Cathay et de Cipango et pour établir les premiers contacts politiques et économiques avec les gouverneurs des Indes, le premier geste de Colomb en débarquant sur les îles est d’y hisser l’étendard des rois espagnols et de prendre possession des nouvelles terres découvertes. Or, il n’aurait jamais pu faire cela s’il était vraiment arrivé là où il pensait être arrivé, c’est-à-dire sur des terres déjà possédées et gouvernées. Même s’il acceptait la théorie médiévale du roi empereur de son royaume (rex in regno suo imperator), il ne pouvait pas hisser les étendards et prendre possession des terres, car la théorie ne s’appliquait qu’aux rois du monde chrétien. II est donc étrange que les rois espagnols, dans les Capitulations, lui conferent, déjà avant son départ, le titre de vice-roi et de gouverneur général des terres qu’il allait découvrir, comme si ces dernières n’étaient pas des empires gouvernés, avec lesquels il devrait maintenir des relations diplomatiques et économiques. Vu sous cet angle, la description des Indiens “sans roi, sans loi et sans foi” devient encore plus incompréhensible, car si ce sont des Indiens, ils sont déjà soumis à la loi et à la foi de leurs rois, avec lesquels l’amiral devait soi-disant signer des traités.

Ces points obscurs et ces bizarreries de la vie et du comportement de Colomb ont conduit souvent à le juger comme un charlatan, fou et ambitieux. Ses altercations, d’ abord avec Pinzon et ensuite avec Bobadilla, les ont amenés à le considérer comme un homme assoiffé de pouvoir et irresponsable. Ses descriptions fantastiques des nouvelles terres ont fini aux XIXe et XXe siècles par le transformer en un homme anachronique, médiéval, un Marco Polo au milieu de la Renaissance. Ses lettres aux rois et au pape, ici conseillant la venue de savants pour étudier les nouvelles terres et d’évangélisateurs pour s’occuper des nouvelles âmes, là proposant sans aucune honte l’esclavage pur et simple et l’exploitation prédatrice de la terre, ont laissé supposer qu’il était de mauvaise foi, hypocrite et mesquin. Ignoré et oublié dans les années suivant la découverte, supplanté dans la mémoire par la figure d’Amerigo Vespucci qui allait lui voler le droit même de laisser son nom à la postérité du nouveau continent, Colomb a refait son apparition pendant la période des guerres de libération et d’indépendance de l’Amérique, où il est devenu le référentiel mystique de l’unité du continent; il succombe aujourd’hui aux plus impitoyables critiques qui le rendent responsables de la Conquête et de ses violences.

II faudrait cependant le décrypter en tenant compre des contradictions du monde catholique en crise, à la veille de la Réforme et de la Contre-Réforme: de la naissance des empires maritimes et du mercantilisme; de l’économie d’ exploitation et d’esclavagisme déjà pratiquée par les Portugais et les Espagnols en Afrique et dans les îles de l’Atlantique. Il faudrait, avant tout, ne pas lire ses textes avec des yeux anachroniques. Si nous lisions ses lettres et ses récits de voyage – en allant de préférence des derniers vers les premiers et en portant une attention plus particulière au récit du troisième voyage – nous pou­vons peut-être percevoir, par le biais des conventions littéraires, des figures de style et des tropismes de langage, des contradictions face aux nouvelles terres et aux nouveaux êtres humains, par le biais de ses obsessions avec les mesures des cieux et des mers, des descriptions fantasques du nouveau monde, des requêtes faites aux rois et au pape, ce qui pour son contemporain, Las Casas, semblait évident: I’amiral avait accompli, comme il le disait lui-même, la prophétie d’Isaïe et découvert le paradis terrestre. Sous cet angle, la lecture des textes de

Colomb révele la présence de Joachim de Flore du premier au dernier écrit. En effet, dans le récit du premier voyage, il fait référence aux Maures et à la lutte contre l’Islam et il affirme que le voyage est fait au nom de la Sainte Trinité. Dans le deuxième voyage, il fait encore référence à la Très Sainte Trinité et aux ressources que les nouvelles terres fourniront pour mener à bien la reconquête de Jérusalem. Dans le troisième voyage, il affirme être arrivé au paradis terrestre et il évoque explicitement “l’abbé Joachim”. Dans le quatrième voyage, il men­ tionne une fois de plus la Très Sainte Trinité et parle en toutes lettres de Joachim de Flore dans ses commentaires sur la mission d’Espagne. Dans ses lettres, au pape, aux rois d’Espagne et du Portugal, aux amis et à son fils, Colomb est très clair quant à la signification de sa mission et de sa condition de messager, sur le calcul du temps jusqu’à la fin des temps et sur la place spéciale qu’occupe Isabelle dans son entreprise et dans sa vie (réelle ou imaginaire).

C’est ainsi que ce que beaucoup appellent cosmographie fantastique et géographie chimérique du dernier des médiévaux peut bénéficier d’ une autre interprétation; en d’ autres termes, on doit lire ces textes à partir d’une autre perspective, celle du millénarisme joachimite d’une part et de l’organisation du cosmos développée par la philosophie hermétique de la Renaissance de I’autre.

Des auteurs médiévaux, Colomb hérite l’influence des franciscains spirituels, Ymago Mundi de Pierre d’Ailly, Historia Rerum de Pline, le Livre des merveilles et la Description du monde de Marco Polo, les Voyages merveilleux de Mandeville. Des auteurs de la Renaissance, il reçoit la sphère de Sacrobosco, les cartes de Toscanelli, de l’expérience du pseudo Théophraste la relecture des animaux et des plantes, d’Ovide le mythe de l’Age d’Or et de la philosophie hermétique la croyance dans l’Eldorado.

En tant que chrétien catholique romain, il reçoit des pères de l’Eglise la géographie et l’astronomie de Ptolémée, Bede, Séneque et Aristote. Des navigateurs, il obtient des récits de voyages, des techniques de navigation et des instruments nouveaux. Le mélange de textes de Joachim de Flore et de Pierre d’Ailly explique sa préoccupation du comptage du temps et la figure du messager d’une part, et la certitude d’avoir découvert l’île de Tarsis (à laquelle il donna le nom d’Hispaniola) de l’autre[20].

Millénarisme: un genre théologico-littéraire

Mélange de traditions légendaires juives, iraniennes, helléniques, romaines, celtes et germaniques, le millénarisme – croyance que le temps ou le siècle finira au bout des mille ans de félicité qui précèdent le Jugement dernier – est un genre littéraire et théologique qui, lorsqu’il s’articule à l’idée du Messie, appartient à l’univers judéo­chrétien. Nous pouvons en citer les sources, les symboles principaux et les traits distinctifs, par rapport à d’ autres genres millénaristes.

Si l’on considère que sa forme la plus achevée et la plus élaborée a été produite au XIIe siècle par Joachim de Flore, à partir de Raul Glauber et Anselme Havelberg, ses sources principales sont les suivantes:

  • Dans l’Ancien Testament: le Livre des Révélations de Daniel (notamment les cinq monarchies où les cinq règnes, le comptage du temps, l’élaboration de la figure du Messie comme Fils de l’Homme et l’ouverture du Livre des secrets du monde); les prophéties d’Ezéchiel (notamment la vision du chariot de Dieu, la construction de la Nouvelle Jérusalem et la bataille entre Gog et Magog); les prophéties d’Isaïe (notamment sur le reste d’lsraël, la dispersion et la réunion du peuple, la découverte de nouvelles terres et nations, et l’élaboration de la grande image du Messie, comme serviteur souffrant) et les prophéties de Joel (sur la ruine du monde).
  • Dans le Nouveau Testament: Les Épîtres de Paul aux Romains (notamment le chapitre 11) et aux Thessaloniciens (surtout les chapitres 4 et 5, concernant le Second Avènement); dans les Evangiles Synoptiques, les petites apocalypses ou révélations finales dans Marc (chapitre 13), Matthieu (chapitres 14 et 25), Luc (chapitre 21); la Grande Apocalypse de Jean de Pathmos (qui, outre les révélations de Daniel, Isaïe et Ézéchiel, inclut les mythologies babyloniennes, le combat final entre l’ agneau et la Bête, la figure de la Femme, prostituée de Babylone et Épouse de l’Agneau qui triomphe du Serpent, et la cérémonie complète du Jugement dernier, depuis l’ouverture des Sept Sceaux et la sonnerie des Sept Trompettes).
  • A partir du Moyen Age, du côté juif, est introduite la Kabbale, dans ses deux grandes versions: version populaire messianique, celle du règne de Dieu sur la Terre et la version intellectualisée: le salut est individuel, c’est une ascèse par la connaissance qui prépare la venue finale du Messie dont la mission est de réunir les étincelles de lumière dispersées et restaurer le vase de l’univers, le restituant à l’unité ineffable du Ein-Sof[21].
  • A partir du Moyen Age, du côté chrétien, on assiste à l’absorption de la figure latine de la Sibylle d’Erythrée (venue de l’Enéide de Virgile qui prophétise le sauveur né d’une vierge), de la figure celte du mage Merlin (de qui provient cette image du printemps du monde par le mariage du Messie avec la Terre, le Messie imaginé comme un roi cavalier, porteur d’une épée enchantée et du calice contenant le sang du Christ, recueilli par Joseph d’Arimathée, forme par laquelle les chrétiens incorporent dans leur mythologie l’antique Graal des Celtes); l’astrologie arabe (qui invente l’astrolabe et affirme que Dieu parle aux hommes de deux manières: au moyen de la parole prophétique et grâce au cours desastres, ce qui va permettre aux chrétiens l’interprétation astrologique des signaux montrés surtout par Ezéchiel et Jean).

Le millénarisme appartient au genre apocalyptique[22], c’est-à-dire les révélations des secrets divins faits par la divinité elle-même. Ce genre est littéraire, parce que la divinité ordonne toujours que celui qui reçoit la révélation la consigne dans un livre dont l’ouverture sera fixée par Dieu lui-même. C’est la raison pour laquelle les prophètes de l’Ancien Testarnent ainsi que Jean proclament au moment ou ils se présentent qu’ils ont reçu l’ordre d’écrire ou qu’ils ont reçu un livre qu’on leur a ordonné de dévorer, ou encore qu’ils ont vu des livres dans les mains de Dieu ou des anges et des archanges. Quelles sont les caractéristiques de ce genre littéraire? En premier lieu, c’est une eschatologie[23], une sotériologie, qui possède un important contenu prophétique. En deuxième lieu, le genre est ésotérique et la révélation est possible grâce à un ange, une vision ou par le voyage du visionnaire au ciel. En troisième lieu, il possède une structure dramatique ternaire: crise, jugement, salut, et est marqué par une division ou un dualisme profond qui sépare d’une manière absolue le bien et le mal, le pur et l’impur, le juste et l’injuste; la source de la division étant la dichotomie lumière et ténebres. Et surtout, en quatrième lieu, ce genre est dominé par le sentiment de l’imminence de la fin des temps qui peut aussi bien être immanente, c’est-à-dire interne au développement dramatique, que transcendante et imminente, c’est-à-dire une rupture subite dans l’ordre des choses, perçue au moyen de signaux (faim, guerre, peste, cataclysmes, corruption des coutumes) et avec l’arrivée soudaine du sauveur. Que ce soit dans un cas ou dans l’autre, le temps de la fin est la bataille cosmique entre le Christ et l’antéchrist qui sera vaincu pour toujours. Par conséquent, le millénarisme exprime le sentiment du caractère unitaire du temps ainsi que son issue finale, mettant fin au mal et aux ténèbres et accomplissant la fin de la temporalité. Esotérique de par son caractère, dramatique de par son contenu, littéraire de par sa forme, le genre millénariste est symbolique de par son contenu.

II y a des symboles de l’ordre historique, c’est-à-dire de la séparation entre saeculum (temps profane) et aeternum (temps divin), exprimée par le comptage des jours et des nuits, des semaines, des générations, des heures (temps de la moitié du temps, sept nuits et sept matins, soixante-dix semaines, 1360 jours de souffrance du peuple, etc.) ou par le cours des astres et le Zodiaque, opérant ici les images de conjonction et de disjonction astrales à partir des sept planètes (parmi lesquelles le Soleil et la Lune). Il y a des symboles du conflit ou le bestiaire fantastique (dragons, serpents ailés, lions ailés, basilics, griffons, gargouilles, animaux mixtes, agneaux à onze cornes, la Bête, dont le numéro est 666, etc.); des symboles de l’horreur présente des “jours d’ abomination et de désolation” (peste, choléra, faim, guerre, captivité, tyrannie, souffrances subies par les élus, éruptions volcaniques, typhons, ouragans, tremblements de terre, incendies). Et il y a des symboles du triomphe (l’Agneau et l’Épouse, le Pape angélique, l’Empereur des Derniers Jours, le Roi enchanté, la paix entre les hommes et les animaux sauvages, la description de la Jérusalem céleste et terrestre, le paradis terrestre).

Bien qu’aujourd’hui, on considère le millénarisme comme l’expression politique des classes populaires, car elles l’incorporent dans leurs idées de catastrophes et d’espoirs, le genre millénariste tire son origine de l’intelligentsia juive et chrétienne, et son élaboration est extrêmement sophistiquée et complexe. Que les classes populaires l’aient absorbé est proprement inexplicable. En plus d’ offrir une interprétation imagée et symbolique d’un monde qui semble dénué de sens, les promesses de l’espérance millénariste possèdent un retentissement immédiat pour ceux qui souffrent:

  • Perspective salvatrice, se référant non à l’individu mais à la collectivité constituée en tant que communauté des justes et des saints.
  • Perspective terrestre, car la Nouvelle Jérusalem et le Royaume de Dieu doivent être réalisés dans ce monde et non dans l’autre. Salut total, puisque le temps de la fin sera la transformation complète de toute la vie sur la terre, la nouvelle réalité n’étant pas l’amélioration de celle qui existe déjà, mais sa destruction, afin que, des ruines, tel le Phénix qui renaît, il y ait une nouvelle création.
  • Perspective messianique, puisque la création du Règne des Justes et des Saints exige la venue du Messie (pour les juifs) ou la Seconde Venue du Christ en “gloire et majesté” pour “venger les vivants et les morts”.
  • Perspective cosmique: le changement ne concèrne pas tel ou tel aspect du monde humain ou du monde en général, mais implique la transformation radicale et absolue de toute la Terre et de tous les Cieux, de la réalité dans son entier. Le règne de l’antéchrist est considéré comme une conflagration universelle, la lutte finale entre la lumière et les ténebres et le Règne des Mille Ans qui précédera le Jugement dernier ne pourra être qu’un règne de perfection, car il sera instauré apres l’ultime combat entre les forces du bien et du mal.
  • Le millénaire est annoncé par les signes des temps (les symboles de la catastrophe et du conflit) et exige des prophètes pour préparer la venue du Messie. Le premier signe est la présence de l’antéchrist et de l’ arrivée de son premier adversaire (pape angélique, roi caché, prophètes et messagers) qui a une double tâche: d’une part, former la communauté des justes qui anticipe, par la manière dont elle est organisée, le Règne des Mille Ans (la réunion des pauvres, des faibles, des opprimés, séparés des riches, des forts et des oppresseurs); d’autre part, commencer le combat, tout en attendant la venue du Messie, se préparant à lutter à ses côtés et recevoir le trône du Règne des Mille Ans, jusqu’au jour du Jugement.

Ce dernier aspect est décisif, car il révele que le millénarisme est une espérance non pas passive mais combative et active, qui exige que s’opposent le nouveau siècle et le vieux siècle oppresseur. C’est pourquoi les communautés millénaristes ont tendance à devenir antinomistes ou anarchistes face au “vieux siècle”: ils créent d’ autres lois et d’ autres valeurs qui anticipent la bonne cité du “nouveau siècle”. Par conséquent, les utopies millénaristes concernent toujours des cités parfaites, des jardins paradisiaques, entraînées vers deux axes contraires et complémentaires: la restitution d’ un passé parfait – le paradis perdu – et la construction d’un avenir de félicité – la Nouvelle Jérusalem, ou Nouvelle Atlantide, ou Cité du Soleil, ou tout simplement Utopie. L’élément utopique s’organise sur ces deux grands axes, quels qu’ils soient: celui du temps parfait (le règne de Dieu) et celui de l’espace parfait (la cité de Dieu). Dans les deux cas, Dieu se manifeste pour toujours, il donne une orientation au savoir et à son corollaire, le progrès, la justice, la paix et la félicité. La barrière entre le sacré et le profane disparaît à cause de la sacralisation de la vie et de la laicisation de la connaissance. Cette dissolution signifie ce que la modernité proposait à la fin de la Renaissance – l’enchantement du monde – et tout ce dont elle s’est écartée à mesure qu’avançait la science, qui apportait le désenchantement du monde. Colomb, Las Casas, frère Martin de Valence, Menasseh ben Israel, le père Vieira sont des hommes de l’enchantement du monde. Et ils s’approchent dangereusemem de l’hérésie.

L’orthodoxie anti-millénariste: l’histoire théologique

La pensée grecque considérait le temps à partir de deux grandes perspectives: en tant que “nombre du mouvement” selon Aristote, c’est-à-dire en tant que mouvement incessant de production et de corruption des êtres, transformation et altération de la qualité et la quantité des choses, succession linéaire d’instants et de conflits des contraires (le devenir, ou le temps est la ligne droite, le commencement et la fin des êtres imparfaits); et en tant que temps pensé comme cycle, cercle et répétition périodique, image de l’éternité pour les uns, l’éternité elle-même pour les autres. Fondamentalement, le temps grec est le temps de la Nature à laquelle l’homme participe, comptabilisé par la succession des jours et des nuits, des saisons, des cycles reproducteurs des animaux et des plantes, par le changement des vents, et surtout par les événements de la cité (guerre et paix, jeux et tournois dramatiques, ascension ou chute de bons souverains ou de tyrans, décadence d’une forme politique et passage à une autre). Ce temps est animé parle non­temps, c’est-à-dire par l’origine ou par le dernier telos (objectif). Ce temps est aussi naturalisé: le temps des Romains introduit dans la conception grecque un nouvel élément, l’idée d’un lien interne entre le passé et le présent des humains (c’est-à-dire des Romains). L’idée, essentiellement romaine, du temps politique comme fondation (située dans le passé de la cité) et religion (lien interne entre le présent de la cité et le passé ou elle a été fondée), introduit l’humain dans le temps, car l’origine de Rome, à partir de l’acte de volonté héroïque du fondateur, sépare deux moments de la temporalité et concluira Virgile, à l’époque classique, à l’idée de Rome en tant que Cité éternelle, parce que son présent et son avenir sont contenus dans son passé, dans sa fondation, dans son antiquité[24]. Compagne inséparable du temps, la Fortune, avec sa roue de la répétition et sa volonté capricieuse, introduit la contingence comme pathos de l’éthique, de la politique et de l’histoire, mais en même temps elle oblige le médecin et le politicien à s’associer au temps en tant qu’occasion ou temps opportun, kairos, et l’historien à penser aux grands événements en tant que mouvement d’ équilibre ou de compensation (isa pros isa) dans lequel la Fortune, tournant sa roue tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, garantit à tous leur part de gloire et d’opprobre. Le temps est mémoire et péripétie.

Toutefois, le judaïsme introduit une conception du temps comme quelque chose de dramatique et d’humain[25] raconté par des généalogies, et porteur de trois caractéristiques principales: il est l’expression de la volonté de Dieu et se soumet au plan divin; il est la réalisation de la volonté de Dieu dont les instruments sont les hommes, de sorte que les événements racontent l’histoire du monde en tant que relation entre les hommes et la divinité; il peut être déchiffré parce que Dieu offre à quelques hommes le don d’interpréter les décrets et les projets divins et, pour cette raison, le temps est toujours prophétique et l’avenir n’a de pertinence que comme accomplissement ou finalisation du passé. Parce que c’est un temps qui tire ses références de l’humain – création, chute et rédemption -, il est édifié par la promesse et par conséquent il est toujours messianique ou salvateur.

Le christianisme va conserver la conception juive du temps, en lui ajoutant des éléments tirés de deux conceptions philosophico-théologiques de l’hellénisme, le néoplatonisme et le gnosticisme. Pour ces deux conceptions, le temps sera la ligne droite descendante, en ce qui concerne le monde, signe de chute, déclin, augmentation croissante de l’imperfection qui réside dans la matière. Mais les néoplatoniciens ajoutent à la voie descendante de la procession la ligne droite ascendante de la conversion, retour à l’unité parfaite et ineffable de l’absolu au moyen de la connaissance et de l’extase. Quant aux gnostiques, ils affirment la venue d’une conflagration finale dans laquelle le temps s’auto-abolira et la perfection de l’éternité immatérielle subsistera. Cette double conception ne concerne pas seulement le christianisme, mais aussi une des expressions intellectuelles les plus élevées du judaïsme, la Kabbale[26]. Le temps en tant que chute et ascension est l’objet de toutes les attentions de saint Augustin qui, depuis les Confessions, l’interroge comme s’il était une énigme, car c’est un temps personnel – dramatique et variable – et un temps de l’action providentielle de Dieu – prédéterminé et immuable. C’est pourquoi Augustin, qui sera responsable de l’orthodoxie de la temporalité chrétienne, sépare le temps comme ligne descendante du péché et de l’homme sans Dieu et le temps comme ligne ascendante de la bonté et de la perfection, temps du monde avec Dieu, c’est-à-dire le temps de l’Église. C’est pour cela qu'”il n’y a de salut que dans l’ ecclesia” ou le temps, au moyen de la liturgie, répete les eres du monde et se fait circulaire, sempiternel.

Avec l’éloignement des hérésies et des hétérodoxies et à partir d’Augustin, l’Église trace les signes de l’histoire. Organisée intérieurement pour la réalisation du plan divin, l’histoire est théologie:

  • Elle est prophétique, elle possède deux sens simultanés et tendus; d’une part, la prophétie est remémoration (elle remet la loi en mémoire, elle offre les signes de la transgression et de la colère de Dieu), mais d’ autre part, elle est promesse, “histoire du futur”; elle a un côté tourné vers ce qui a été et l’autre vers ce qui sera; ce qui a été accompli s’interprète par ce qui a été promis, alors que ce qui a été promis se déchiffre par ce qui a été accompli.
  • Elle est providentielle, unitaire et continue, et donc déterminée, même si le plan de la Providence ne se laisse appréhender de manière fragmentaire que par l’interprétation de ses signes secrets ou par les révélations de Dieu; les hommes sont les supports ou les instruments de l’action providentielle transcendante.
  • Parce que prophétique, providentielle et révélée, c’ est une théophanie – révélation de Dieu dans le temps – et une épiphanie – révélation de la vérité dans le temps; parce que le temps est constitutif du plan et du savoir de ce plan, c’est une théologie.
  • Parce qu’elle est providentielle et qu’elle est le drame de la chute et de la rédemption, elle est sotériologique, promesse de salut.
  • Elle est apocalyptique, car elle dépend de la révélation divine des secrets ultimes du monde.
  • Elle est optimiste, car la ligne ascensionnelle du salut signifie le progrès de l’esprit humain dans des connaissances dont la somme totale se réalisera dans le temps de la fin quand “beaucoup étudieront et le savoir se multipliera”, c’est-à-dire le jour du Jugement dernier.

Par conséquent, tout dans la conception chrétienne de l’histoire conduit au millénarisme. Alors pourquoi s’est-il transformé en hérésie?

L’opposition entre orthodoxie et hérésie millénariste ne s’est pas produite soudainement et ne provient pas d’une simple confrontation de points de vue dans l’interprétation des textes bibliques, mais découle d’un processus long, de nature politique, qui se développe depuis les antagonismes entre juifs et chrétiens d’une part, et entre les chrétiens et l’Empire romain de l’autre. Très sommairement, nous pouvons parler de trois moments principaux dans l’élaboration du temps qui, dans le cas des hétérodoxes culmine dans le millénarisme joachimite:

  • Une période de la dispute initiale entre le christianisme et le judaïsme et entre le christianisme et l’hellénisme romain, pendant laquelle surgissent les principaux textes apocalyptiques chrétiens, influencés par la certitude de l’imminence de la Seconde Venue du Messie. Dans la Première Venue; Jésus aurait accompli la prophétie du Serviteur souffrant et du Fils de l’Homme alors que, dans la Seconde, il accomplira la prophétie du Roi de la Gloire, installant son Royaume sur la Terre, comme l’ont prévu Daniel (7, 13-14), les Actes des Apôtres (1, 6) et la Grande Apocalypse de Jean (19 à 22). Cette période marquée par les persécutions et par les chroniques sur les martyrs, par l’apostolat exigé par la Pentecôte afin de préparer le Jour final, marquée aussi par les polémiques sur la Très Sainte Trinité s’étend jusqu’au IIIe siècle.
  • Une période d’institutionnalisation de l’Église à l’intérieur de l’Empire romain, renforcée aussi bien par la force acquise de l’Église de Byzance que par celle de Rome et postérieurement par la conversion de Constantin et l’officialisation du christianisme comme religion d’État, décourageant ainsi l’espérance millénariste (qui commence à ce moment-là à être considérée comme une hérésie). En même temps, surgit une forme d’historiographie spécifiquement chrétienne, l’histoire ecclésiastique de nature apologétique – l’Église est une nation, et son histoire est la seule véritable, parce que c’est une histoire de la Providence divine qui venge ses martyrs et l’unique et indivisible histoire universelle. L’historiographie ecclesiastique, qui remplace la biographie des héros et des hommes d’État par la vie des saints, institue une nouvelle chronologie où la succession d’ évêques et d’évêchés s’ajoute à la liste des rois et magistrats païens, présentant selon Momigliano “la structure de l’administration divine dans ce monde”. Avec Lactance et Eusèbe, apparaït la différence entre bonne et mauvaise histoire (la première est la chronologie et la chronique des saints; la deuxième est celle des hérétiques et des gentils). Saint Augustin, lui, qui fait la différence entre mauvaise et bonne Cité (la Rome injuste et l’Église, Civitas Dez), incitera l’histoire; l’Église et la nation ou la cité à exprimer la lutte entre Dieu et le diable. Parce que l’histoire est universelle et apologétique, elle se doit de défendre les chrétiens contre le paganisme, le judaïsme et les hérésies. Le christianisme va donc encore plus loin: l’histoire est une doctrine. Finalement, parce que l’histoire est salvatrice, on commence à pratiquer la chronologie universelle pour déterminer la date du Jugement dernier. Dans ce contexte, le millénarisme va s’avérer dangereux pour l’institutionnalisation et pour le pouvoir de l’Église et va devenir une hérésie judaisante, officiellement condamnée par le Concile d’Ephèse de l’an 431. Le point le plus contesté était le caractère public et collectif du millénaire, parce qu’il s’adresse au corps et à l’esprit, parce qu’il représente le salut de tout un peuple, ici et maintenant. L’espérance, codifiée par l’orthodoxie, devient une vertu (comme la foi et la charité), se détache du messianisme prophétique, s’éloigne des actions qui devraient engendrer des transformations dans la vie présente, se vide de son contenu politique et se déplace vers l’avenir céleste et individuel.
  • Période médiévale, lorsque les luttes contre les institutions ecclésiastique et impériale, les crises, la corruption de l’Église et de l’Empire, la perte des enseignements du christianisme primitif (notamment, la pauvreté, l’égalité et l’amour du prochain) mèneront à la résurgence du millénarisme. A ce moment-là, l’élaboration salvatrice du temps a déjà reçu les contributions d’ autres cultures christianisées (mages et sibylles), de l’astrologie et de l’alchimie arabes, ainsi que de la Kabbale juive. Les symboles du temps présent et du temps futur s’enrichissent: pierres précieuses, animaux, couleurs, plantes, astres, lieux, heures, nombres, figures géométriques introduisent un aspect nouveau dans l’élaboration millénariste, c’est-à-dire la prévision du temps de la fin au moyen du décodage d’une pluralité immense de signes du présent. Des métaux (comme l’or), des minéraux (comme le diamant, le rubis et l’émeraude), des herbes, des conjonctions astrales, des chiffres (comme le 3, le 4, le 5, le 7, le 10 et le 12), des éclipses et des comètes, des couleurs (comme le blanc, le bleu, le rouge, le vert, le gris plomb et le noir), des formes géométriques (comme le triangle, le carré, le pentagane et le cercle), des proportions d’harmonie sonore et lumineuse, des calamités météorologiques et politiques, la peste, la faim, la sécheresse vont faire partie de l’imaginaire prophétique et visionnaire annonçant le millénaire. Le monde se transforme en un livre de mystères qui doit être déchiffré à l’aide du Livre et des livres.

Du côté de l’orthodoxie chrétienne, deux postulats fondamentaux chassent la vision millénariste. Selon le premier, le millénaire a déjà eu lieu et s’est réalisé avec l’Incarnation, la Passion, la Mort et la Résurrection de Jésus. Selon le second, la Jérusalem céleste existe déjà sur terre: c’est l’Église, congrégation des bons et des justes et, hors d’ elle, il n’existe point de salut. Le centre de l’histoire est l’Incarnation et la Résurrection, de sorte que l’expression “mille ans de félicité” doit être comprise métaphoriquement et non littéralement. La chronologie présente deux grandes divisions. La première vise à maintenir la continuité entre les deux Testaments, c’est-à-dire qu’il s’agit de la semaine cosmique qui accompagne les sept jours de la création, telle qu’ elle est décrite dans la Genèse, les ères du peuple hébreu, culminant dans la sixième ère, l’Incarnation et la Résurrection de Jésus (point d’intersection entre l’Ancien et le Nouveau Testament) et la fondation de l’Église, point de séparation d’ avec les juifs “endurcis”, alors que la septième ère, ou Jour du Jubilée, viendra après le Jugement dernier et la fin des temps puisque ce sera le passage vers l’éternité. Les chrétiens entrent individuellement dans la septième ère après la mort et pour eux, le millénaire est une expérience purement individuelle. Quant au Jugement dernier, il ne fait que réaffirmer publiquement le jugement que Dieu avait déjà prononcé en privé pour chacun et conclut le temps terrestre. La deuxième division du temps, établie depuis les premiers Pères de l’Église, distingue trois ères qui, au lieu de continuellement faire le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament, les séparent: ante legem [avant la loi], le temps du Père, chez les juifs, depuis la création du monde jusqu’au don de la loi à Moïse; sub lege [sous la loi], de la loi de Moïse à l’Avent, lorsque commence la nouvelle loi, celle du Christ; et sub gratia [sous la grâce], temps du christianisme ou la loi est écrite par l’Esprit Saint dans le cceur de chaque homme qui en prend connaissance par la grâce divine (le baptême).

A cette clôture du cours universel du temps s’oppose de manière secrète et souterraine le millénarisme qui au XIIIe siècle remonte à la surface grâce à l’œuvre de l’abbé bénédictin et cistercien de Calabre, fondateur d’un nouvel ordre monastique, les Fleurs, à savoir, Joachim de Flore. Se fondant sur l’Apocalypse de saint Jean, sur le livre des Révélations de Daniel, sur les prophéties d’Isaïe, sur les oracles sibyllins, sur l’astrologie et sur les visionnaires des monastères ruraux d’Italie, il développe une vision pessimiste du présent, scindé par le schisme papal (un pape à Rome et l’autre à Avignon), par l’engagement de l’Église pendant les croisades, par la prise de Jérusalem par les Maures, par l’invasion de l’Espagne par Saladin, par la corruption des coutumes dans l’Église et dans l’Empire, qui avaient déjà été mises en cause par saint Bernard et saint François d’Assise. Joachim de Flore identifie l’antéchrist à la personne de Saladin, il décrete que 1260 est le début du Temps de la fin (qui doit coïncider avec la fin de l’Islam dont la durée serait de six siècles) et présente la première et durable théologie trinitaire de l’histoire. Divisant le temps selon la manifestation des trois personnes de la Trinité, Joachim de Flore croit que la nature secrète de Dieu se manifestera au cours des périodes temporelles. A la fin des temps, soumises à l’action de l’Esprit Saint, les formes extérieures et légales de l’Evangile (la lettre) céderont la place au sens intérieur (l’esprit) et la signification mystique des Saintes Écritures se fera pleinement connaître dans l’Evangile éternel, déchiffré par Joachim. Au temps de la fin, l’Esprit se manifestera pleinement aux esprits.

Le millénarisme joachimite

Joachim de Flore n’est pas le premier ni le dernier théologien à formuler une conception millénariste, mais cette dernière est sans aucun doute la plus élaborée, la plus complète et celle qui a laissé les marques les plus profondes dans la tradition chrétienne et dans la vision ternaire de l’histoire, développée par l’Occident européen. Certains considerent même Joachim comme “le théoricien le plus significatif de l’histoire dans la tradition occidentale”. Ce n’est pas par hasard si Dante fait de lui le seul prophète chrétien qui puisse entrer au paradis, après avoir jeté en enfer tous les autres parce qu’il les considère comme des faux prophètes, envoyés par le démon, incapables, tant qu’ils sont en vie, de voir l’avenir lointain et, après leur mort, incapables de voir le présent. Alors que certains de ses prédécesseurs comme Rupert de Deutz, Raul Glauber et Anselme de Havelberg avaient élaboré des conceptions millénaristes sereines qui plaçaient le millénaire dans un avenir lointain comme le résultat naturel du développement spirituel de l’Église, Joachim de Flore élabore sa conception dans le contexte des grands troubles religieux et socio-politiques des XIIe et XIIIe siècles et pour cette raison offre une conception pessimiste mais bien plus durable, car l’espérance millénariste aura toujours tendance à faire surface pendant les époques de crise.

Les préoccupations de Joachim sont au nombre de trois: l’interprétation des Écritures, le mystère de la Trinité et la signification du temps. Comme l’observe Marjorie Reeves[27], Joachim de Flore cherche à résoudre le problème médiéval par excellence, c’est-à-dire, comment lier les mouvements mobiles du temps avec la structure éternelle et immobile de la réalité qui est le fondement de la foi. Il a résolu le problème au moyen d’un systeme compliqué et complexe de diagrammes et d’images (symboles, figures, chiffres, arbres, modèles) et en affirmant que la Très Sainte Trinité est la structure du monde et du temps.

Les modèles sont formés à partir des chiffres symboliques ou mytiques: 2 (symbole de l’autorité, donc deux Testaments; deux Églises, celle de Pierre – active, représentant le Fils – et celle de Jean – contemplative, représentant l’Esprit Saint); 3 (symbole de la spiritualité, et par conséquent, la Trinité, les trois ères du monde); 5 (symbole de l’activité, et donc les cinq Églises qui sont issues du tronc de Rome, les cinq sens); 7 (symbole de la contemplation, et donc les sept dons de l’Esprit Saint, les sept sceaux et les sept ouvertures du ciel, les sept planètes, les sept Églises issues du tronc de l’Asie, la Semaine cosmique); 12 (symbole de la mission, et par conséquent les douze Patriarchies, les douze Apôtres, et au temps de la fin, les douze Abbés, les douze Églises, cinq issues de Pierre-Rome et sept issues de Jean-Asie). Sous le chiffre 3, Joachim de Flore répartit les trois grandes ères en gardant la terminologie augustinienne, mais en en changeant le sens: ante legem [avant la loi] est le temps du Père, des hommes mariés, des rois et chevaliers, c’est-à-dire des douze patriarches; sub lege [sous la loi] est le temps du Fils, de l’Evangile, des ecclésiastiques, de l’action de l’Eglise, c’est-à-dire des douze Apôtres; sub gratia [sous la grâce] est le temps de l’Esprit Saint, de l’Evangile éternel, de la contemplation, des contemplatifs ou hommes spirituels, c’est-à-dire les douze Abbés du temps de la fin. Le 5 symbolise l’histoire dans ses manifestations externes ou visibles (ce sont les cinq organes des sens et la matérialité des choses et des événements), alors que le 7 symbolise l’histoire dans ses événements internes, invisibles, spirituels (les sept jours de la Semaine cosmique, les sept sceaux et les sept trompettes de l’Apocalypse, les sept dons de l’Esprit Saint). La somme de 5 et 7, c’est-à-dire 12, représente la structure interne du temps et ce temps est prophétique, car 12 signifie mission (d’où les douze pairs de France, si populaires dans les mouvements millénaristes brésiliens; les douze chevaliers de la Table Ronde à la recherche du Graal; et les douze chevaliers de frère Martin de Valencia, dans l’évangélisation de l’Amérique).

Chaque modèle peut s’associer aux autres et ensemble ils forment des figures (cercles, triangles, carrés, spirales) et des arbres. Dans ces derniers, outre les chiffres et les figures, se forment des triades d’âges, de sentiments et une qualité (une couleur, un métal, une pierre, un végétal, un parfum, une heure de la journée, etc.) Cet ensemble qualitatif et quantitatif, se rapportant à la matérialité et à l’extériorité, ainsi qu’à la spiritualité et à l’intériorité, établit la structure totale du temps et le sens de l’histoire en tant que théophanie et épiphanie qui se termine dans la troisième et dernière ère, celle de l’Esprit.

Joachim de Flore, suivant en cela la tradition exégétique rabbinique, essaie d’ établir les Concordiae, c’est-à-dire la concordance entre la lettre et l’esprit des deux Testaments (entre la loi écrite et la loi orale, dans le cas des rabbins), entre les Testaments et l’histoire ecclésiastique officielle, entre cette dernière et l’histoire séculière du présent et entre les deux et les contenus invisibles du passé tel qu’il se présente dans la Bible. Les Concordiae déchiffrent le sens occulte des textes et les réconcilient dans une signification spirituelle unique. Ce sont: le Cinquième Évangile ou Évangile éternel, sagesse suprême qui se réalisera dans la plénitude du temps, c’est-à-dire au temps de la fin. Ainsi, Dieu possède-t-il les fils avec lesquels il tisse l’histoire, fabriquant les structures et les modèles internes ou invisibles pour ceux qui ne voient que le lien fortuit externe. Joachim de Flore ne parle pas seulement d’ères successives, il parle de status qui se superposent de manière cumulative: le premier status, celui du Père et de la Loi est la scientia; le second status, celui du Fils et de la Grâce est la sapientia; le troisième status, celui de l’Esprit Saint et de la Grâce pléniere est celui de la plenitudo intellectus. La structure des ères et des status est représentée par deux figurae: l’alfa et l’omega. Dans la premiere, le Père, un, n’est pas envoyé, mais il envoie deux, le Fils et l’Esprit; dans la deuxième, le Père et le Fils, dualité indivisible, envoient l’unité de l’Esprit. La première figure exprime la création – le commencement – alors que la seconde exprime le Règne de Dieu – la fin. Dans le premier status, le peuple de Dieu est un enfant qui a besoin de la loi; dans le deuxième status, bien qu’il soit plus libre qu’avant, le peuple de Dieu a encore besoin de l’aide extérieure de la grâce; dans le troisième status, adulte, mur et libre, le peuple de Dieu, spiritualisé et sage devient pleinement libre et autonome. Il atteint la perfection. Adam Uzias et saint Benoît représentent ces trois status. Les hommes spirituels ou contemplatifs du troisième status succèdent aux hommes actifs du second, “comme Salomon a succédé à David, Jean l’Evangéliste a succédé à Pierre, le Christ a succédé à Jean Baptiste”. On peut donc comprendre pourquoi dans son Journal du Premier Voyage, Colomb écrira aux rois qu’il plairait à Dieu qu’ils envoient dans les terres découvertes des “hommes érudits qui verront la vérité de tout”, c’est-à-dire les contemplatifs qui succéderaient au navigateur actif. Pour la même raison, Savonarole se consacre aux jeunes Florentins, les exhortant à s’amender moralement et spirituellement, car ils seront les successeurs de la réforme politique qu’il a l’ambition de mettre en place. Ce prêche, comme nous l’avons vu, trouve un écho chez Alessandro Botticelli et sa Nativité mystique. Et ce n’est pas un hasard non plus si les Petits Frères Spirituels vont être joachimites, radicalisant ainsi la réforme de saint François d’Assise et se mettant à dos la furie inquisitoriale de Bernardo Gui, comme cela a été si bien décrit dans Au nom de la Rose.

Joachim de Flore avait prédit que le Royaurne des Mille Ans commencerait en 1260, avec la venue du Pape Angélique, la destruction de l’Islam, la reprise de Jérusalem par les chrétiens et la reconquête de l’Espagne sur Saladin. La prophétie ne s’est pas accomplie. Beaucoup pensaient que la raison en était que deux des prophéties d’Isaïe ne s’étaient pas encore réalisées: la dispersion d’Israël aux quatre vents et la réunion de toutes les nations dans une même foi, prophétie reprise par saint Marc lorsqu’il parle de l’évangélisation de toutes les nations. Les hommes actifs n’avaient pas encore terminé leur mission permettant aux hommes spirituels ou contemplatifs de se manifester.

Les croisades ne suffisaient pas. Il fallait encore christianiser les Indes et la Chine, c’est-à-dire l’Orient. C’est pour cela que les Petits Frères Spirituels défendront avec ardeur les voyages en Orient. C’est aussi la raison pour laquelle, Marco Polo, sous les auspices du pape, va entreprendre son voyage pour évaluer les conditions de cette évangélisation, d’autant plus facile qu’ on croyait en l’existence des chrétiens nestoriens du père Jean et du grand Khan, résultat du travail de l’apôtre Thomas en terres orientales, en l’existence de l’Arbre Sec, mentionné par Daniel dans le songe de Nabuchodonosor que pensait avoir vu Marco Polo, dans l’existence encore de la Pomme Rouge de la statue de Justinien à Constantinople (pomme qui symbolise le pouvoir impérial perdu et qui ne pourra être récupéré que lorsque l’ennemi sera expulsé des terres saintes). Marco Polo croyait que Jérusalem serait reprise avec l’ aide des Chinois et des Mongols qui, pour cette raison, seraient convertis et aideraient à convertir tout l’Orient, afin que puisse s’amorcer la troisième ère, le temps plein et éternel de l’Esprit.

Joachim de Flore a dit qu’il fallait créer deux nouveaux ordres religieux pour que le troisième temps puisse commencer: l’ordre des contemplatifs (initialement celui des bénédictins cisterciens et augustiniens, puis celui des Fleurs et, selon les franciscains, le sien propre) et celui des hommes actifs, évangélisateurs de l’Orient. Ce deuxième ordre, décrit par Daniel (14, 14) avec l’image des hommes “assis sur un nuage entre ciel et terre”, “justes qui imitent parfaitement la vie du Fils de l’Homme”, est reprise par Joachim de Flore dans une vision extatique, qu’il a retranscrite dans Exposition de l’Apocalypse:

Nous pensons à celui qui était assis sur le nuage blanc et êtait comme le Fils de l’Homme, signifiant un ordre d’hommes justes auxquels serait donné d’imiter parfaitement la vie du Fils de l’Homme […] et d’avoir un langage instruir pour prêcher l’Évangile du Royaume et récolter la moisson finale du grenier à blé du Seigneur [… ]. Même si ceux qui étaient montés sur le nuage blanc de la vie contemplative êtaient supérieurs à ceux qui étaient engagés dans les occupations du monde, ceux qui sont montés au Temple qui est dans le ciel sont arrivés à une forme de vie supérieure, car la liberté d’enseigner et de prêcher la doctrine spirituelle sur le nuage est une chose, et la liberté d’aimer la divine contemplation en est une autre […]. Un ordre se levera qui semblera nouveau mais qui ne le sera pas. Vêtu d’habits noirs avec une ceinture par-dessus, il deviendra plus grand et sa renommêe se propagera partout […], il prêchera la foi et la défendra jusqu’à l’achèvement du monde. II y aura également un ordre d’ermites imitant la vie des anges. Sa vie sera comme un feu ardent dans l’amour et le zèle de Dieu pour achever et éteindre la mauvaise vie des hommes mauvais pour qu’ils n’abusent pas de la patience de Dieu. Je pense qu’en ce temps, la vie des moines sera comme la pluie arrosant la face de la terre dans toute la perfection et la justice de l’amour fraternel […]. Le premier ordre [celui des contemplatifs] sera plus aimable et agréable pour récolter la moisson des élus de Dieu [… ] mais le second [celui des actifs] sera comme un feu d’amour dans le zèle de Dieu et sera plus courageux et belliqueux pour cueillir la moisson du mal dans l’esprit d’Elias[28].

Ce nouvel ordre fait de zele et de feu, belliqueux et actif dans la moisson des élus, qui a vu le jour dans la sixième ère pour préparer la septième et ultime, a été interprété par Ignace de Loyola comme étant l’ordre venu de Dieu pour accomplir la vision prophétique de Joachim et l’a conduit à créer la Compagnie de Jésus. Il n’est donc pas surprenant que dans História do futuro, Vieira trouve qu’il est évident que les jésuites incarnent le nuage d’Isaïe qui planera sur les mers en Amérique et au Brésil.

Et nous ne sommes pas surpris non plus lorsque, et ce depuis son premier récit de voyage, Colomb affirme qu’il a été envoyé “au nom de la Très Sainte Trinité”, bien que ce ne soit qu’en 1501 qu’il mentionne l’abbé Joachim Calabrais et les ères du monde et qu’il délcare que son entreprise n’avait pas eu besoin de “raison mathématique ni de mappemonde” parce que tout simplement “s’est accomplie la prophétie d’Isaïe”.

Exégète du Monde Nouveau

Por calor nin por frio non perdie su beltat

Siempre estava verde em su entegredat

Non perdie la verdura nulla tempestat

Berceo, Milagros de Nuestra Senora

Il ne fait aucun doute que les intérêts économiques, militaires et politiques aient déterminé la formation de l’empire ibérique d’outre-mer et ce serait manquer de rigueur historique que de les ignorer. Nous savons cependant que, si les idées ne déterminent jamais le cours de l’histoire, car ce sont elles qui sont déterminées par lui, il n’en est pas moins vrai que chaque entreprise historique exige de ses sujets qu’ils formulent un système d’idées qui justifie et légitime leur action, pour eux-mêmes et pour leurs contemporains. C’ est de cela que nous traitons ici, c’est-à-dire de la manière dont l’imagination de Colomb et de ceux qui lui ont immédiatement succédé a cherché à comprendre et justifier pour eux-mêmes et pour les autres les voyages en “Orient par l’Occident”. Si nous avions des documents sur Martin Pinzón et sur ce qu’il pensait, par exemple, nos observations pourraient être plus justes.

Malheureusement, nous ne savons de lui que ce qu’ en a bien voulu nous dire l’amiral, et souvent avec une mauvaise volonté évidente. Mais même ainsi, il aurait été difficile de supposer que l’imagination de Colomb fût contredite par Pinzón et même par des gens comme Bobadilla ou Cortês, car si Las Casas décrit les actes de Cortês comme étant des actes de barbarie insupportables, le franciscain Mendieta n’hésitera pas à le qualifier de nouveau Moïse, destiné à libérer les Indiens de leur “captivité aztèque” pour les conduire vers la Terre Promise.

Né la même année que Luther, écrit Mendieta, Cortés allait restaurer dans le Nouveau Monde ce que le réformateur allait détruire dans le Vieux. La ville de México, construite sur les temples indigènes afin de les enterrer et de les effacer de l’histoire, a été édifiée pour être la Nouvelle Jérusalem[29].

Nous avons déjà signalé que Colomb semble être un personnage contradictoire, pour ne pas dire irresponsable et de mauvaise foi. Nous aimerions cependant suggérer que la contradiction n’est pas le fait de Colomb mais de la mission qu’il s’est donnée et qui se concentre en un mot et une image symbolique: l’Orient.

Orient signifie d’ un côté l’ensemble des nations à convertir et à évangéliser pour que s’accomplisse la prophétie du Règne de Mille Ans et que puisse avoir lieu le Deuxième Avent, prophétie qui ne se trouve pas seulement chez Isaïe, mais aussi dans la petite apocalypse de saint Marc: “Mais il faut d’abord que l’Evangile soit prêchée à toutes les nations” (13, 10). Cependant, simultanément, depuis la philosophie hermétique, philosophie du soleil, l’Orient signifie la patrie de la perfection et, dans la tradition judéo-chrétienne, le paradis terrestre, d’après sa localisation dans la Genèse.

Puis l’Éternel Dieu planta un jardin en Éden, du côté de l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait formé. L’Éternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toutes espèces, agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin et de là, il se divisait en quatre bras. Le nom du premier est Pischon; c’est celui qui entoure tout le pays de Havila, où se trouve l’or. L’or de ce pays est pur; on y trouve aussi le bdellium et la pierre d’ onyx. Le nom du second fleuve est Guihon; c’est celui qui entoure tout le pays de Cusch. Le nom du troisième est Hiddékel; c’est celui qui coule à l’orient de l’Assyrie. Le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate [2, 8-14].

Porteur de deux sens s’exduant l’un l’autre – terre de commerce habitée par des gentils et des infideles et paradis terrestre fait d’innocence, de richesse et d’abondance -, l’Orient impose à Colomb une double mission contradictoire: arriver jusqu’aux Indes et en Chine d’une part, localiser le paradis terrestre, de l’autre. Et c’est exactement cela que l’amiral ne cessera de chercher. Son ambiguïté par rapport aux Indiens – ici les décrivant comme innocents et remarquablement beaux, comme aptes à être évangélisés, et là proposant aux rois de les réduire en esclavage -, les mesures obscures et énigmatiques qu’il pratique en tant que cartographe et astronome, l’aspect fantastique de ses descriptions des endroits, de la faune, de la flore et des gens qu’il découvre et le style de sa langue sont autant de signaux de la difficulté qu’il éprouve au sujet de l’Orient.

Supposer, comme beaucoup l’ont fait, que le côté mystique de l’amiral n’apparaît que dans sa vieillesse, lorsqu’il est en manque d’arguments pour convaincre les rois et le pape de lui concéder le droit d’entreprendre de nouveaux voyages aux “lndes”, n’a pas de fondement. Le 21 février 1492, de retour en Europe, aux Açores plus particulierement, il se retrouve en grande difficulté face à des commandants portugais qui lui barrent la route et qui le forcent à chercher pendant une tempête un port approprié pour l’occasion mais qu’il ne trouve pas, il écrit dans son Journal de Bord:

Il était horrifié par tout ce mauvais temps qu’il faisait dans ces îíles et dans ces parages, parce qu’aux lndes, il avait navigué pendant des jours et des jours sans avoir besoin de s’ancrer et il trouvait toujours du beau temps et en aucune occasion il ne se trouva sur une mer ou il ne puisse naviguer, et il n’était jamais passé par une telle tempête, et la même chose lui était arrivée à l’aller dans les îles Canaries; mais au­ delà de ces îles, il avait toujours trouvé un climat ou une mer de grande tempérance. Pour conclure, l’ amiral dit que les théologiens sacrés et les sages philosophes avaient eu raison d’affirmer que le paradis terrestre se trouve aux confins de l’Orient, parce que c’est un lieu extrêmement tempéré. De telle façon que les terres découvertes sont aux confins de l’Orient.[30]

La différence entre le premier et le troisième voyage se trouve dans la prudence que montre Colomb. Dans le premier, il emploie un curieux syllogisme où il y a des prémisses mais il n’y a pas de condusion apparente. En effet, sans affirmer avoir trouvé le paradis terrestre, il affirme cependant avoir découvert les terres des “confins de l’Orient”, extrêmement tempérées et où les “théologiens sacrés et les sages philosophes” ont eu raison de localiser le paradis. Dans le troisième, il est explicite:

[… ] et j’affirme que ce fleuve [l’Orénoque] émane du paradis terrestre et de terre infinie, car de l’Austro jusqu’à présent il n’y a pas eu de nouvelles, mais ma conviction est bien forte que là, ou j’ai indiqué, se trouve le paradis terrestre, et dans mes dires et affirmations, je m’appuie sur les raisons et les autorités que j’ai citées ci-dessus.[31].

La majorité des interprètes des documents colombins restent perplexes devant les textes et optent pour l’une ou l’autre solution: ou bien l’amiral a une tête pleine de fantasmes médiévaux et des mains qui utilisent les techniques modernes; ou bien l’ amiral est un visionnaire qui invente une cosmographie et une histoire naturelle fantastiques. Or, nous ne sommes pas devant une alternative, car les deux interprétations sont correctes et ne s’excluent pas l’une l’autre. Il nous faut simplement ajouter que nous nous trouvons également face à un homme de la Renaissance et que cela a deux conséquences.

En premier lieu, on trouve dans ses textes la présence d’ au moins trois traits propres à la Renaissance. D’ abord, le désir de gloire pour avoir accompli des prouesses mémorables, comme celles des Argonautes et celles de Salomon auquel Colomb se compare. Ensuite la recherche de l’origine en tant que perfection et non en tant que chute originelle, c’est-à-dire le renaître comme restitutio et instauratio, restitution et restauration du printemps du monde et de la dignité de l’homme dans la Nature, contre le vieillissement et la caducité du temps présent, désir ardent d’un monde nouveau ou l’homme puisse se régénérer, en attendant le jour du Jugement (désir qui transparaît dans les plans grandioses de Colomb pour l’occupation des nouvelles terres). Et enfin, la perception d’un monde organisé selon la philosophie hermétique, donc un monde naturel (ou l’homme opère en se servant de la magie naturelle – d’où la préoccupation de Colomb de faire venir au Nouveau Monde des sages qui puissent mieux le comprendre et mieux en tirer profit), un monde céleste (où l’homme opère en se servant de la mathématique mystique – d’ où les étranges calculs et mesures faites par l’amiral) et un monde supra céleste (où l’homme opère en harmonie avec l’intelligence et la volonté divines – et duquel dépendra (dans le cas de Colomb) l’accomplissement des prophéties pour que l’homme puisse entrer dans le status final de la plenitudo intellectus.)

En deuxième lieu, relevant à la fois du Moyen Age et de la Renaissance, Colomb utilise les textes médiévaux à la manière de la Renaissance. En d’autres termes, Colomb déchiffre, interprète, réalise l’herméneutique d’un monde qui est déjà un livre, qui est déjà contenu dans les livres. Colomb est l’exégète du Nouveau Monde, ou de “l’autre monde”, comme il l’a écrit lui-même. Le Monde Nouveau existe déjà en tant que texte et en tant que livre avant le voyage qui ne fait que le découvrír, retirant le voile qui le couvrait. Avant le 3 août 1492, avant que ne gonflent les voiles et que Colomb ne quitte Paios et avant que, voiles repliées, Colomb n’accoste, en ce jour imaginaire du 12 octobre 1492, dans un port, le Monde Nouveau était déjà écrit. Utilisant la littérature à sa disposition, Colomb ne fait que reprendre son topos, ne fait que le commenter et l’interpréter au moyen des signes que son expérience lui indique. Quand Bacon, par exemple, critique mages et alchimistes, ses contemporains, parce qu’ils se laissent guider par les livres, idoles de la tribu et du théâtre, il se place tout à la fin de la Renaissance et au début de la modernité. Quand Kepler affirme, contre Fludd, que son astronomie se fait more mathematico et non more hermetico, cela ne repousse pas Fludd vers le médiévalisme mais pousse Kepler vers la modernité.

Colomb pense que le livre du monde a été écrit deux fois: par Dieu, lorsqu’il l’a créé, l’appelant la Création; et par les créatures qui ont interprété l’œuvre de Dieu. Colomb doit alors interpréter la tâche des Concordiae, c’est-à-dire l’interpréter en faisant coïncider les deux livres avec son regard de navigateur. Colomb regarde, mais au lieu de voir, il lit. C’est une lecture qui est commentaire, déchiffrage et adéquation entre les mots et les choses. Cependant, parce qu’il désire également la gloire immortelle pour ses hauts faits, Colomb utilise la force et le prestige de son expérience pour nier et contester les textes, se donnant la place qu’il désirait tant: celle du conquistador, triomphant des préjugés de la tradition.

Mais quelle est cette bibliothèque qui guide le regard de Colomb? De Pline, il sait par exemple que les plantes sont classées de la manière suivante: herbes de vase, herbes médicinales, céréales, légumes, fleurs, gazon, mauvaises herbes et arbres. C’est selon cette classification qu’il sélcctionne et décrit la flore américaine. D’après la même source, il sait que les animaux se répartissent en comestibles et non comestibles, féroces et apprivoisés, utiles et inutiles, aquatiques, aériens et terrestres, rares et communs. Et c’est ainsi qu’il décrit la faune américaine. Grâce à Bede, Aristote, Sénèque, Ovide et la Bible, il possède des informations sur les êtres mixtes et c’est pour cette raison qu’il verra des sirènes, des sylphides, des dragons, des serpents à cornes dans les brumes distantes des mers et des montagnes. Grâce à Marco Polo, il dispose d’informations sur le grand Khan, l’Arbre Sec, le père Jean, la Pomme Rouge et il cherche donc à les localiser. Par les navigateurs, ses prédécesseurs, il possède la description et le récit de l’histoire des Canaries et du Cap-Vert, de la Mine et des créatures christianisées par saint Thomas. Par Bède et les autres auteurs chrétiens influencés par Pline, il possède la description des îles Fortunées, de ce Brésil dont parlaient les mythes irlandais et les cosmographies chrétiennes qui en faisaient le portail du paradis. De Pierre d’Ailly, il tire la certitude que les antipodes existent, que les îles de la mer des Indes recelent des richesses incalculables, que les eaux du monde sont moins abondantes que les terres et qu’il est donc plus facile et plus rapide de passer de l’Espagne aux Indes. C’est pour cette raison que Colomb affirmera dès son premier voyage qu’il a trouvé beaucoup d’ or, de pierres précieuses, d’ argent, de perles et que, par-dessus tout, les mesures qu’il a prises lui donnent deux visions de ses découvertes: comme l’a observé Las Casas, l’une, la plus grande, est vraie – son expérience réelle – et l’autre, plus petite, est fausse – la théorie d’Ailly et d’Aristote.

Pourquoi insiste-t-il sur l’agrément de la température, la fertilité de la terre, la douceur et l’abondance de l’eau, la beauté et la santé des gens?

Les mêmes éléments s’étaient toujours présentés comme caractéristiques du paysage de l’Éden ou de ce qui paraissait indiquer sa proximité immédiate: printemps pérenne, ou température toujours égale sans le changement de saisons propre au climat européen, forêts aux épaisses frondaisons, aux fruits savoureux, prairies fertiles, éternellement vertes ou parsemées de fleurs multicolores et odorantes, traversées par des eaux copieuses (en général, quatre fleuves, selon le schéma biblique), ou bien dans un lieu élevé ou escarpé, ou bien dans une île cachée où l’ on ne connaît pas la mort, la maladie ou le mal.

Nous savons que nombre de ces éléments ont été découverts par les navigateurs lorsqu’ils touchaient le rivage des terres les plus proches de l’équateur, notamment les feuilles toujours vertes. Et ils ne considéraient pas que ce fût une mauvaise philosophie que de conclure que, s’il existait quelques-unes de ces vertus, il n’y avait pas de raison pour que les autres n’existent aussi pour compléter le panorama édénique[32].

Pourquoi l’amiral répete-t-il obsessionnellement, ad nauseam, qu’il va à l’ouest par le sud (austro), sinon parce que la cartographie théolo­ gique, inspirée par un Isaie traduit en latin, situe le paradis en terra australis? Pourquoi insiste-il à faire d’Hispaniola la redécouverte de Tarsis, Ofir et Setim, sinon parce que ce sont des îles bibliques mentionnées dans la prophétie de la réunion des nations, et que ce sont les îles Fortunées, le seuil du paradis? Pourquoi a-t-il la certitude d’être arrivé au paradis lorsqu’il découvre l’embouchure de l’Orénoque, sinon parce que le texte de la Genèse fait traverser l’Éden par quatre fleuves que la tradition va étendre à la terre entière, et parce que D’Ailly décrit les fleuves édéniques comme des fleuves copieux et abondants, féroces et grondants (et y a-t-il grondement plus grand que celui du raz-de-marée auquel Colomb assiste à l’embouchure de l’Orénoque ?) Quelle autre raison y aurait-il pour qu’il note lors de ses divers voyages le goût agréable des eaux, même lorsqu’il sait qu’il se trouve en mer, sinon parce que, dans sa bibliothèque chrétienne, les quatre fleuves coulent sous la terre et que, quelle que soit sa route en Orient, il va inévitablement les croiser?

Pourquoi Colomb décrit-il les embarcations dans lesquelles les Indiens venaient à sa rencontre sinon parce qu’elles correspondaient aux “jorres” de la prophétie d’Isaïe? Pourquoi, lors de son troisième voyage, raconte-t-il que les Indiens venaient couverts d’or et de perles et “montraient comment ils les recueillaient”, sinon parce que, selon ses propres mots:

[…] si les perles, comme le dit Pline, naissent de la rosée qui tombe sur les huîtres ouvertes, il y a un grand motif pour en avoir, parce que là il tombe beaucoup de rosée et il y a une infinité d’huîtres qui sont très grandes et parce que là il n’y a pas de tempêtes, mais une mer toujours calme, signe qu’il y a toujours des arbres jusqu’à entrer dans la mer qui indiquent qu’il n’y a jamais de tempêtes et qui sont recouverts d’une infinité d’huîtres qui pendent à ses branches[33].

Pourquoi, dans le récit de son troisième voyage, en décrivant l’arrivée aux confins de l’Orient et sa vision du lieu où se situe le paradis, Colomb parle-t-il de “discordances dans les cieux”, dit-il qu’il voit des sirènes et des serpents ailés, qu’il ressent une “chaleur si forte et un soleil si ardent que j’ai pensé qu’il allait me brûler, et même s’il pleuvait beaucoup et si le ciel était très nuageux, je me sentais toujours fatigué[34], sinon parce qu’il offre tous les signes dont la tradition entoure la fin du monde pour protéger le paradis, encerclé de montagnes insurmontables et de murailles de feu?

Cependant, il faut également le voir (ce qui est aussi une particularité de l’homme de la Renaissance) comme un contestateur de la tradition. Non seulement celle qui placé des obstacles sur sa route pour arriver aux Indes en naviguant par l’Occident, mais également son contraire, celle qui, d’une part lui imposait de découvrir des richesses fabuleuses, s’il était vrai qu’il fût arrivé dans les îles des Indes et dans les îles des mers qui entourent le paradis, et d’autre part lui imposait d’accepter le fait que le paradis était inatteignable. En d’autres mots, la tradition qui l’empêchait d’atteindre la gloire de la Découverte.

Ainsi, la rupture avec le premier visage de la tradition – celle qui le force à décrire des richesses inexistantes et à les promettre aux rois – a lieu dans le récit de son quatrième et dernier voyage, où finalement sont découvertes les premieres mines d’ or réelles. Colomb peut alors écrire:

Quand j’ai découvert les Indes, on disait que c’était le plus grand entrepôt de richesses du monde. J’ai parlé d’ or, de perles, de pierres précieuses, d’ épices avec les commerçants et dans les foires, et comme tout n’apparaissait pas avec la rapidité désirée, j’ai été la cible d’insultes. Cette leçon m’a enseigné à ne parler que de ce que j’apprenais des natifs de la terre. C’ est pour cela que maintenant j’ose affirmer, parce qu’il y a beaucoup de témoins, que j’ai vu sur cette terre de Verágua plus d’indices qu’il existe de l’or dans les deux premiers jours, qu’en quatre ans à Hispaniola […]. Jérusalem et le Mont Sion doivent être reconstruits par des mains chrétiennes. C’est Dieu qui l’a dit par la bouche du prophète du quatorzième psaume. L’abbé Joachim a pensé que cela devrait sortir de l’Espagne.[35]

Symptomatiquement, pendant ce quatrième voyage, Colomb déclare enfin qu’il est dommage qu’il ne puisse converser avec les Indiens, mais la barrière de la langue est insurmontable. La certitude d’ avoir trouvé de l’or lui permet de se soumettre aux données de l’expérience.

La rupture avec la deuxième face de la tradition surgit dans le récit de son troisième voyage ou Colomb change la forme et le lieu du paradis.

Que disait la tradition?

Le moine itinérant cherchait le paradis terrestre et les hommes sages lui ont dit qu’ils pensaient qu’il se trouvait en haut de montagnes si élevées qu’ elles atteignaient le cercle de la lune. “Et personne, ajoutaient-ils, ne peut le voir complètement, car des vingt personnes qui y sont allés, pas plus de trois ont réussi à l’apercevoir, et on n’a jamais entendu parler de quiconque qui ait escaladé ces montagnes. Les uns affirment qu’ils l’ont vu du levant, et les autres du ponant. Ils déclarent aussi que, lorsque le soleil entre en Capricorne, ils le voient de l’est et quand il entre en Gémeaux, ils le voient du sud.”

Ils ont ajouté que ces montagnes sont entièrement ceintes de mers très profondes et que des eaux de ces mers sont issus quatre fleuves, les plus longs du monde. Ils s’appellent le Tigre, l’Euphrate, Gion et Ficxion, et ils arrosent la Nubie et l’Éthiopie. Leurs eaux font un tel vacarme, qu’elles peuvent être entendues à une distance de quatre jours de voyage. Tous ceux qui vivent dans leur proximité sont sourds et ne peuvent pas s’entendre les uns les autres, à cause du bruit que font les torrents. Le soleil tape tout le temps dans ces montagnes, et il fait toujours jour ou nuit de l’un ou l’autre côté. Cela parce qu’une moitié est en deçà et l’autre moitié est au-delà de l’horizon, de sorte qu’au sommet il ne fait jamais froid, il ne fait jamais nuit, il ne fait jamais chaud, il n’y a pas de sécheresse, ni d’humidité, mais il y règne constamment une température égale[36].

Que dit l’amiral? Même s’il est long, son texte mérite d’être cité presque dans son intégralité:

Quand j’ai navigué de l’Espagne vers les Indes, j’ai remarqué bientôt, en passant à cent lieues du ponant des Açores, une énorme différence dans le ciel et les étoiles, et dans la température de l’air et dans les eaux de la mer, et cette expérience m’a beaucoup aidé […].

J’ai toujours lu que le monde, constitué de terre et d’ eau, était sphérique, et l’autorité et l’expérience de Ptolémée et de tant d’autres qui ont décrit cette région l’ont prouvé, que ce soit par les éclipses de la Lune ou par d’autres manifestations de l’Orient vers l’Occident, comme de l’élévation du pôle en Septentrion en Austro. J’ai vu maintenant tant de désaccord, comme je l’ ai déjà dit, que j’ai commencé à voir le monde d’une manière différente, pensant qu’il n’est pas rond comme ils le disent, mais qu’il a une forme de poire qui serait toute ronde, moins sur la partie du pédicule qui là est plus élevé, et que cette partie du pédicule est plus élevée et comme une sphère plus ronde, comme un sein de femme, et plus élevée ou proche du ciel, et se trouve en dessous de la ligne d’ équinoxe, dans cette mer Océane, aux confins de l’Orient. Je donne le nom de confins de l’Orient au point où finissent toute la terre et les îles, et pour cela, j’ajoute deux raisons déjà décrites sur la ligne qui passe à l’occident des îles des Açores à cent lieues de Septentrion en Austro, qu’en passant de là vers le ponant, les navires se dressent déjà suavement vers le ciel, et alors on jouit d’une température plus douce, et la boussole de navigation change à cause de la douceur de ce quart de vent; et plus on avance et on se dresse, et plus on va vers le nord-ouest, et cette élévation cause l’altération du cercle que l’étoile du Nord décrit avec la constellation de l’Ourse Mineure; et plus je m’approche de la ligne de l’équinoxe, plus ils monteront et plus grande sera la différence entre les étoiles et leurs cercles respectifs.

La Sainte Écriture atteste que Notre Seigneur a créé le paradis terrestre, y plaçant l’arbre de la vie, et d’ou sort une source qui donne naissance aux quatre plus grands fleuves de ce monde: le Gange en Inde; le Tigre et l’Euphrate qui séparent la montagne, partagent la Mésopotamie et vont déboucher en Perse, et le Nil qui naît en Éthiopie et termine dans la mer, à Alexandrie.

Et je ne trouve et n’ai jamais trouvé d’ écriture de Latins ou de Grecs qui indique, avec sureté, le lieu où se situe dans ce monde le paradis terrestre; je ne l’ai jamais vu non plus sur aucune mappemonde à moins d’y être localisé par l’autorité de l’argument. Certains l’ont placé là ou se trouve la source du Nil en Éthiopie, mais d’ autres ont parcouru toutes ces terres et n’ont pas trouvé de correspondance dans la température de l’air, dans la hauteur jusqu’au ciel, ce pourquoi on pouvait comprendre qu’on était là, ni que les eaux du déluge étaient arrivées jusque-là, et qui recouvriraient tout, etc. Quelques infidèles ont essayé de montrer, avec des arguments, qu’il se trouvait dans les îles Fortunées, c’est-à-dire les Canaries […]. Je crois que, si je passais en deçà de la ligne d’ équinoxe, en arrivant là, dans la partie la plus haute, je trouverais une température beaucoup plus élevée et une différence dans les étoiles et les eaux; non parce que je crois que là ou la hauteur est la plus grande ce soit plus navigable, ou qu’il y ait de l’eau, ni qu’on puisse monter jusque-là, mais parce que je pense que là se trouve le paradis terrestre, ou personne ne réussit à arriver, sinon par la volonté divine. Et je crois aussi que cette terre que Vos Majestés ont ordonné de découvrir est immense et qu’il y en a beaucoup d’autres dans l’Austro, dont on n’a jamais entendu parler.

Je sais parfaitement que les eaux de la mer coulent de l’Orient vers l’Occident, en conjonction avec les cieux, et que là, dans cette région, quand elles passent, elles ont une route plus rapide, et pour cela ont dévoré une si grande partie de la terre. C’est pour cela qu’il existe tant d’îles, et elles-mêmes en témoignent, parce que toutes, sans exception, sont larges de ponant à levant et de nord-ouest à sud-est, qui est un peu plus haut et plus en bas, et ici, dans toutes, naissent des choses merveilleuses, à cause de la température amène qui émane du ciel, parce qu’elles sont dans la partie la plus haute du monde […].

[…] du fleuve et du lac que j’y ai trouvé, si grand que ce serait plus juste de le considérer comme la mer, car ”lac” est le lieu de l’eau, et quand il est grand, se dit “mer”, comme se sont appelées la mer de Galilée et la mer Morte, et j’affirme que ce fleuve émane du paradis terrestre et de terres infinies, car de l’Austro jusqu’à présent, je n’ai pas eu de nouvelles, mais ma conviction est bien forte que là, où je l’ai indiqué, se trouve le paradis terrestre[37].

Cependant, si l’on voulait aller jusqu’au bout des malentendus de la découverte – Colomb n’est pas arrivé aux “confins de l’Orient”, ça n’a pas été une découverte, mais une conquête – nous devrions sans doute rappeler l’ironie du comptage du temps. Même si nous admettons que l’Amérique a été découverte le jour ou Colomb l’a noté dans son journal de bord, donc le 12 octobre 1492, nous devrions affirmer que ce n’est pas arrivé ce jour-là et que la date exacte serait le 23 octobre 1492, car Colomb utilisait le calendrier julien et nous utilisons le calendrier grégorien. Le calcul du temps étant décisif dans une perspective prophético-millénariste, à cause d’une erreur de date, l’amiral, en fin de compte n’a pas accosté, en fait, au paradis terrestre.

LE PARADIS DÉTRUIT

Quién puede dudar que la pólvora

Contra los infieles es incíenso paranel Señor? ,

Oviedo, História general y natural de las Indias

D’abord Las Casas, puis Montaigne, ensuite Vieira et, à la veille de la Révolution française, l’abbé Reynal furent quelques-unes des voix qui se sont élevées contre l’héritage de Colomb: la Conquête, le paradis détruit. En 1975, une femme iroquoise affirmait:

Maintenant, ils commencent à se réunir pour le prochain désastre et pour la destruction de l’homme blanc de sa propre main […]. Le temps est proche. Et seul l’Indien connaît le remède à ce mal. Seul l’Indien peut interrompre cette peste. Et, à ce moment-là, l’invisible deviendra visible, les sourds entendront et nous verrons et nous nous souviendrons[38].

Afin de bien évaluer ce qu’a été l’œuvre de la Conquête, il nous suffit de lire quelques passages d’Oviedo, Las Casas et Sepúlveda, laissant de côté l’effroi d’un Nóbrega devant la différence religieuse ou l’enterrement des cités incas et aztèques sous les constructions de Cortês ou Pizarro, sans parler de l’épisode de Potosi.

Commençons avec Oviedo:

L’amiral Colomb a vu, quand il a découvert cette île d’Hispaniola, un million d’Indiens et d’Indiennes […], desquels, et de ceux qui sont nés alors, je ne crois pas que soient envie, en cette année 1535, plus de cinq cents, enfants ainsi qu’adultes, qui soient naturels, légitimes et de la race des premiers Indiens […]. Certains ont fait travailler ces Indiens de manière excessive […]. D’autres ne leur ont rien donné à manger, comme cela leur convenait. En outre, les personnes de cette région sont naturellement si inutiles, corrompues, de peu de travail, mélancoliques, couardes, sales, de mauvaise condition, menteuses, sans constance et fermeté que divers Indiens, par plaisir et passé-temps, se sont laissés mourir par le poison pour ne pas travailler. Et quant aux autres, de telles maladies les ont atteints qu’en peu de temps, ils sont morts […]. Quant à moi, je pense, si Notre Seigneur le permet, qu’en raison des grands, énormes et abominables péchés de ces personnes sauvages, rustiques et animalesques, elles doivent être éliminées et bannies de la surface de la terre […][39].

Quand l’esclavage et le taux d’ assassinats et de suicides d’Indiens prennent les proportions d’un génocide, Las Casas, qui ne veut pas en rendre Colomb responsable, rappelle des passages de l’amiral sur la beauté, le courage, la simplicité et la cordialité des gens qu’il a ren­ contrés. Reprenant le schéma colombin du bon sauvage, Las Casas lance un cri d’horreur et de désespoir contre la barbarie des Espagnols:

Dieu a créé tous ces gens infinis, de toutes les espèces, très simples, sans finesse, sans astuce, sans malice, très obéissants et très fidèles à leurs Seigneurs naturels et aux Espagnols qu’ils servent: très humbles, très patients, très pacifiques, et amants de la paix, sans disputes, sans perturbations, sans querelles, sans questions, sans ire, sans haine, et aucunement désireux de vengeance. Ce sont aussi des gens très délicats et tendres: leur stature est petite, et ils ne peuvent pas supporter les travaux; et ils meurent rapidement de n’importe quelle maladie [… ]. Ils ont la compréhension très nette et vive; ils sont dociles et capables de toute bonne doctrine, sont très aptes à recevoir notre sainte Foi catholique et à être éduqués dans de bonnes et vertueuses coutumes, ayant pour cela moins de difficultés que quelque autre peuple du monde. Et dès qu’ils commencent à apprécier les choses de la Foi, ils sont enflammés et ardents, parce qu’ ils la comprennent: et ils sont ainsi aussi dans l’exercice des Sacrements de l’Église et au service divin que véritablement, même les religieux ont besoin d’une patience singulière pour pouvoir supporter. Et pour terminer, j’ai entendu dire par divers Espagnols qu’ils ne pouvaient pas nier la bonté naturelle qui venait d’eux. Comme ces gens seraient heureux, s’ils avaient la connaissance du véritable Dieu! Sur ces agneaux si dociles, si qualifés et doués par leur Créateur, comme on dit, les Espagnols se sont jetés au même instant où ils les ont connus et, comme des loups, comme des lions et des tigres cruels, affamés depuis longtemps, il y a quarante ans et encore aujourd’hui, ils ne font pas autre chose là, sinon déchiqueter, tuer, attaquer, tourmenter et détruire ce peuple par d’étranges cruautés (comme je vous le ferai voir ensuite); de telle sorte que de trois millions d’âmes qu’il y avait dans l’île d’Hispaniola, et que nous avons vues, il n’y a même plus aujourd’hui de ses habitants naturels que deux cents personnes. [… ]

Nous pouvons dire certainement qu’en quarante ans, par la tyrannie et les actions diaboliques des Espagnols, sont mortes injustement plus de douze millions de personnes, hommes, femmes et enfants; et véritablement je crois et je ne pense pas que ce soit une exagération, que plus de quinze millions sont mortes.

Ceux qui sont partis d’Espagne pour ces pays (et nous parlons des chrétiens) ont usé deux manières générales et principales pour extirper de la face de la terre ces misérables nations. Une fut la guerre injuste, cruelle, tyrannique et sanglante. L’autre fut de tuer tous ceux qui pouvaient encore respirer ou soupirer et penser à recouvrir la liberté, ou à se soustraire aux tourments qu’ils supportaient, comme font tous les Seigneurs naturels et les hommes valeureux et forts[40].

L’accusation de Las Casas parvient, finalement aux Cortês et un débat impitoyable s’installe entre lui et Sepúlveda[41] qui se charge de légitimer idéologiquement pour les siècles à venir l’esclavage et même l’extermination des indigènes. Sepúlveda se sert de deux arguments. Le premier, tiré de Suarez, défend la thèse de la servitude volontaire: la liberté est une facultas de la volonté humaine, c’est-à-dire un pouvoir de choisir, un pouvoir d’ agir ou de ne pas agir, un pouvoir de faire ou de ne pas faire; puisque c’est une faculté, elle est aliénable, à savoir: transmissible volontairement à un autre, de telle sorte que la servitude, puisqu’elle est volontaire, n’est pas injuste, illégale ou illégitime. Une partie des Indiens, assure Sepúlveda, s’est soumise à cette servitude. Le deuxième argument, bien plus fort et puissant que le précédent, et dont Sepúlveda se sert seulement après avoir été vaincu par Las Casas, est tiré de la théorie aristotélicienne de l’esclave naturel ou par nature:

On constate la même situation parmi les hommes: car il existe ceux qui, par nature, sont des seigneurs, et ceux qui, par nature, sont des serviteurs. Ceux qui dépassent les autres par la prudence et par la raison, même s’ils ne les dominent pas par la force physique, sont par la nature elle-même les seigneurs; d’ autre part, les paresseux, les esprits lents, même quand ils ont la force physique pour accomplir toutes les tâches nécessaires, sont par nature des serviteurs. Et il est juste et utile qu’ils soient des serviteurs, et nous voyons que cela est sanctionné par la loi divine elle-même. Car il est écrit dans le livre des proverbes: “Le sot servira le sage.” Ainsi sont les nations barbares et inhumaines, étrangeres à la vie civile et aux coutumes pacifiques. Et il sera toujours juste et en accord avec le droit naturel que ces personnes soient soumises à l’empire des principes et des nations plus cultivées et humaines, de telle manière que, grâce à la vertu de ces dernieres et à la prudence de leurs lois, ils abandonnent la barbarie et s’adaptent à une vie plus humaine et au culte de la vertu. Et s’ils refusent cet empire, il est permis de le leur imposer au moyen des armes, et une telle guerre sera juste, ainsi que le déclare le droit naturel […]. Pour conclure: il est juste, normal et en accord avec la loi naturelle que tous les hommes honnêtes, intelligents, vertueux et humains dominent tous ceux qui ne possèdent pas ces vertus[42].

La conquête, la violence et la barbarie qui se transmettent de génération en génération, dénombrant le temps comme l’histoire sanglante du désastre et de la catastrophe, transformant tous les jours en “jours d’ abomination et de désolation”, représentent la face sombre du millénaire. Pour Colomb, la mer Océane ouvrira les portes du paradis. Pour les Indiens, la mer, maléfique, fermera les portes de la félicité, non seulement parce que par elle sont venus les conquistadors, mais surtout parce que la mer a été l’obstacle insurmontable à la concrétisation d’un autre millénaire, celui de la Terre sans Maux.

Comme en écho à la voix perdue et oubliée de Las Casas, Pierre Clastres recouvre le millénaire guarani, le retirant du contexte ethnocentrique qui le décrivait comme superstition, sorcellerie, rébellion et même comme “singerie”, selon Nóbrega, de la religion chrétienne:

Les Thevet, Nóbrega, Anchieta, Montoya, etc., trahissent sans le vouloir leur silence censeur en reconnaissant la capacité séductrice de la parole des sorciers, principal obstade, disent-ils, à l’évangélisation des Sauvages. Là se glissait, à leur insu, l’aveu que le christianisme rencontrait dans l’univers spirituel des Tupi-Guarani, c’est-à-dire d’hommes “primitifs”, quelque chose d’assez fortement articulé pour s’opposer avec succès, et comme sur un plan d’égalité, à l’intention missionnaire. Surpris et amers, les jésuites zélés découvraient sans les comprendre, dans la difficulté de leur prédication, la finitude de leur monde et la dérision de leur langage: ils constataient avec stupeur que les superstitions diaboliques des Indiens pouvaient s’exalter aux régions suprêmes de ce qui veut être nommé une religion[43].

Mais en fin de compte, que trouvent les missionnaires et les visionnaires chrétiens dans le Nouveau Monde? Qu’ est-ce qui, dans l’univers des Guarani, s’oppose à l’accomplissement des prophéties et du millénaire? Le millénaire des Guarani eux-mêmes. La promesse et l’espoir de la Terre sans Maux.

Celui que les jésuites appelaient le sorcier ne l’était pas. Il était le karai, le prophète guarani, prophète errant, qui allait partout en incitant les Indiens à se purifier et à se préparer pour le grand voyage qui les conduirait vers la Terre sans Mal. Le karai est doublement subversif. En premier lieu, du simple fait qu’il existe, car la société guarani est patrilinéaire et que le prophète se présente comme n’ayant pas de père, né d’une femme et de la divinité. Il revendique par l’absence de père d’ appartenir à la société elle-même, pas à une lignée particulière. Mais plus que cela, il nie l’ossature même de la société indigène, organisée par les liens du sang et la parenté. En deuxième lieu, en proférant un discours prophétique qui rompt avec le discours inhérent à la société et à ses valeurs, il proclame la fin de ses normes:

Le discours des karai peut se résumer à une constatation et une promesse. D’un côté ils affirmaient sans cesse le caractere intrinsèquement mauvais du monde et, d’ autre part ils exprimaient la certitude qu’il était possible de conquérir un monde bon. […] Le discours de karai ne se présentait pas pour les Indiens comme un discours malade, un délire de dément, car il se répercutait en eux comme l’expression d’une vérité qu’ils attendaient, comme une prose nouvelle qui disait le nouveau visage, le mauvais visage du monde. En somme ce n’était pas le discours des prophètes qui était malade mais bien le monde dont ils parlaient, la société dans laquelle ils vivaient […]. Le discours des karai, très antérieur à l’invasion chrétienne blanche, n’était pas une réponse aux conquérants, ni un contrepoint de mythes indigènes christianisés, mais un discours autonome se référant à l’expérience de la société guarani elle-même. Quel était ce mal, quelle était la maladie que les karai avaient perçus et sur lesquels ils alertaient les autre? A travers l’effet conjugué de facteurs démographiques (forte croissance de la population), sociologiques (tendance à la concentration en grands villages au lieu de la dispersíon) et politiques (émergence de chefferies puissantes), naissait dans cette société primitive l’innovation la plus mortelle: la division sociale et l’inégalité. Un malaise profond, signal de crise grave, agitait ces tribus et c’est de ce mal que les karai ont pris conscience et pour le reconnaître et l’énoncer, ils ont parlé d’un monde mauvais, de la laideur de la vie et de la fatigue de la terre. C’est pourquoi les Indiens ne les écoutaient pas comme s’ils déliraient. Il existait un accord profond entre eux et le prophète qui leur disait: il faut changer le monde[… ].

Quel remède proposaient les karai? Ils exhortaient les lndiens à abandonner la terre mauvaise et à se diriger vers la Terre sans mal, lieu de repos des dieux, ou les flèches partent seules à la recherche du gibier, où le maïs pousse sans qu’on s’en occupe, le territoire des devins, d’où est absente toute aliénation, le territoire qui, avant la destruction de la première humanité par le déluge universel, a été la terre commune des humains et des dieux […]. La radicalité de la promesse ne se trouvait pas seulement en elle-même, mais dans le fait qu’avec elle toute norme et toute règle étaient abandonnées dans une subversion de l’ordre ancien[44].

Parce qu’ils possédaient leur propre millénaire qui les a conduits à migrer des zones centrales du continent vers le littoral à l’est et à l’ ouest, les Guarani ont réussi à ne pas succomber aux promesses des chrétiens. Parce qu’ils avaient la promesse de leurs dieux, ils n’avaient pas besoin des promesses du christianisme. Et parce que le voyage vers la Terre sans Mal s’est brisé sur un obstade insurmontable, la mer, ils ont appris, d’une part, à faire des “voyages intérieurs”, une spéculation métaphysique sur l’origine du mal et sur sa disparition grâce au destin et au jaguar céleste. Et d’ autre part, ils ont aussi appris à faire les préparatifs purificateurs pour le grand voyage, la traversée de la mer: la danse, qui les rendra légers et les élevera au-dessus des eaux jusqu’à la Terre sans Mal, ou ils attendront la destruction de la Vieille Terre mauvaise et la renaissance de la Nouvelle Terre bonne.

Les voyage intérieurs, ou la métaphysique guarani, et les rites de purification, ou la théologie guarani, s’expriment dans le chant du matin et du soir que répete chaque Guarani, dans l’attente de la Grande Parole qui viendra les sauver, les chercher:

Mon père, Namandú! Tu fais qu’à nouveau je me dresse!

Semblablement, tu fais qu’à nouveau se dressent les Jeguakava,

les adornés en leur totalité.

[…]

Et cependant, quant à tout cela,

les paroles, tu ne les prononces pas, Karai Ru Ete:

ni pour moi, ni pour tes fils destinés à la terre indestructible, à la

terre éternelle que nulle petitesse n’altère.

[…]

Car, en vérité,

j’existe de manière imparfaite.

Il est de nature imparfaite, mon sang,

elle est de nature imparfaite, ma chair,

elle est épouvantable, elle est dépourvue de toute excellence.

[…]

Genoux fléchis, je m’incline, en vue d’un cœur valeureux.

Et cependant voici : tu ne prononces pas les paroles.

[…]

El la mer maléfique, la mer maléfique,

tu n’as pas fait que je la franchisse, moi,

C’ est pour cela, en vérité, c’est pour cela, qu’ils ne demeurent

plus qu’en petit nombre, mes frères,

qu’elles ne demeurent plus qu’en petit nombre, mes sœurs.

[…]

C’est pourquoi, tu les prononceras en abondance les paroles,

les paroles d’âme excellente,

pour celui dont la face n’est divisée d’ aucun signe.

Tu les prononceras en abondance, les paroles,

oh! toi, Karai Ru Ete, et toi, Karay Chy Ete,

pour tous les destinés à la terre indestructible, à la terre éternelle

que nulle petitesse n’altère.

Toi! Vous![45]

Traduit par Germaine Mandelsaft

Notes

  1. Christophe Colomb, “Carta a los reyes, 1501”,in Cristóbal Colón textos y documentos completos, Alianza Editorial, Madrid, 1984, p. 281.
  2. Idem, “Relación del quarto viaje”, op. cit., p. 326.
  3. Idem, “Relacíón del quarto viaje”, op. cit., p. 203.
  4. Idem, “Carta a Juana de la Torre”, in Marianne Mahan-Lot, Retrato Histórico de Cristóvão Colombo, Zahar, Rio de Janeiro, 1992, p. 137.
  5. Idem, “Carta a los reyes, 1501”, op. cit., p. 279.
  6. Lewis Munford, The Condition of Man, Harcourt, Brace and World Inc., New York.
  7. Sérgio Buarque de Holanda, A visão do paraíso, 2e éd., Nacional, São Paulo, 1969, p. 204.
  8. Voir M. Bataillon, “Novo Mundo e fim do mundo”, in Revista de História, an V, vol. VIII.
  9. Francis Bacon, The Advancement of Learning, J.M. Dent and Son, Londres, 1973, pp. 79-80. Dans le même esprit, Campanella écrit dans l’introduction de La Cité du Soleil: “Il y a plus d’Histoire dans ces cent dernières années qu’en a eue le monde en quatre millénaires; et il s’est écrit plus de livres dans ces cent années qu’en cinq millénaires.”
  10. Voir Christopher Hill, Le Monde à l’envers, Payot, 1977.
  11. Voir L. Kolakowski, Les Chrétiens sans Église, Gallimard, Paris, 1969.
  12. Isaac Newton, “Observations upon the Prophecies of the Holy Writ particularly of Daniel and St. John”, in Opera Omnia, Londres, Horsley, 1779-1785, T. 5, p. 450.
  13. Sentence du Saint Office contre le père Vieira, citée par Maria Leonor Buescu, “Introdução”, in António Vieira, História do Futuro – Do Quinto Império de Portugal, Imprensa Nacional-Casa da Moeda, Lisbonne, s.d., p. 13.
  14. En l’an 721 avant notre ère, Sargon, roi de l’Assyrie, envahit la Samarie, démantèle le Royaume d’Israel (sauf les tribus de Judas et Benjamin formant le Royaume de Judée). II déporte et disperse les dix autres tribus qui disparaissent. Pendant des siècles, elles vont être recherchées, non seulement parce que les juifs (ceux de Judée) pensent qu’elles existent encore et ont conservé leurs traditions et leur religion, comme eux-mêmes l’ont fait, mais aussi parce que la prophétie d’Isaïe sur le Messie exige d’ abord la dispersion du peuple dans son entier dans les quatre directions du vent et ensuite la réunion du “reste d’Israel”, un seul troupeau sous la houlette d’un seul pasteur. Pour Menasseh ben Israel, la nouvelle est décisive, notamment parce qu’en 1656 la communauté d’Amsterdam a vent de l’avènement du Messie, Sabbata’i Zvi à Smyrne. Sur les relations entre Vieira et Menasseh, voir A. Saraiva, “Antônio Vieira, Menasseh ben Israel et le Cinquième Empire”, in Studia Rosenthaliana, vol. VI, Nº 1, janvier 1972; H. Mechoulan, “Introduction”, in Menasseh ben Israel, Espérance d’Israel Vrin, Paris, 1979. Sur la thèse de Menasseh, voir Esto es la esperança de Ysrael, Amsterdam, 1650 (il existe un original à la Bibliothèque Nationale de Paris, au British Museum à Londres, à la Library of Congress à Washington, et à la Biblioteca Rosenthaliana d’Amsterdam). En ce qui concerne le messianisme juif du XVIIe siècle à Amsterdam, voir entre autres livres, G. Scholem, Sabbatai Sevi the Mystical Messiah 1626-1676, Princeton University Press, Princeton, 1973.
  15. A. Vieira, op. cit., p. 203. Terra australi: o Ocidente, as Índias Ocidentais na interpretação de Colombo e de Vieira, a partir de Isaias em latin, e do mapa de Toscanelli.
  16. Idem, ibidem, p. 204.
  17. Idem, ibidem, pp. 210-211.
  18. Idem, ibidem, p. 219.
  19. M. Mahan-Lot, op. cit.; Kirkpatrick Sale, The Conquest of Paradise – Christopher Colombus and the Columbian Legacy, Alfred Knopf, New York, 1990.
  20. Voici sa description d’Hispaniola (Saint-Domingue): “II lança l’ancre dans un fleuve pas très grand qui baignait des plaines et des champs d’une merveilleuse beauté. Il apporta des filets pour pêcher et avant d’ arriver sur la rive une lice avait sauté dans le bateau, semblable à celles qui existent en Espagne. Jusqu’à présent, ils n’avaient vu aucun poisson pareil à ceux de Castela. Les marins pêcherent et tuèrent des huîtres, des soles et d’autres poissons comme ceux de là-bas. Il chemina un peu sur la terre qui est entièrement cultivée, et il entendit le rossignol et d’autres oiseaux chanter comme ceux de Castela. II trouva de la myrte et d’autres arbre semblables à ceux de Castela, comme sont semblables la terre et les montagnes […]. L’île est grande et très bien cultivée. L’amiral pense que les villages doivent être loin de la mer, d’où ils peuvent voir l’arrivée des caravelles et c’est pour cela qu’ils ont fui, terrifiés. […] Face au port, il y a des prairies, les plus belles du monde et presque pareilles à celles de Castela, mais avec plus davantages qu’elles et c’est pour cela qu’il l’a appelée l’île d’Hispaniola.” Cristophe Colomb, op. cit., pp. 76-77. Dans sa lettre au pape datée de février 1502, il écrit: “Cette île est Tarsis, Setim, Ofir, Ofaz et Cipango et nous l’avons appelée Hispaniola”, op. cit., p. 311. Colomb unifie ainsi les îles bibliques de Salomon (Tarsis, Ofir, Ofaz, Setim), la description de Marco Polo et la localisation de Cipango sur la carte de Toscanelli.
  21. Infini, littéralement Sans Fin. (NdT)
  22. A ce sujet, voir Bernard Me Gins, Visions of the End, Columbia University Press, New York, 1979; Michel Avi-Yonah, The Jews of Palestine: a Political History from Bar-Kokhbah to the Arab Conquest, Schonken, New York, 1976; Michel Barkun, Disaster and the Millenium, Yale University Press, New Haven, 1974; Norman Cohn, Na senda do milênio, Presença, Lisbonne, 1970 ; E. Bloch, Le Principe Espérance, Gallimard, Paris, 1969; E.R. Chamberlin, AntiChrist and the Millenium, Dutton, New York, 1975; G. Duby, L’An Mil, Gallimard/Julliard, Paris, 1980; Robert E. Lerner, “Medieval prophecy and Religious Dissent”, in Post and Present, Nº 72, 1976; Henri de Lubac, Exégese médiévale: les quatre sens de l’Ecriture, Aubier, Paris, 1969-1964, 4 vol.; “Memória e História”, Encicopédia Einaudi, Imprensa Nacional-Casa da Moeda, Lisbonne, 1984.
  23. Eschdton: du grec, les événements finals ou les temps finals; ta eschatta: les choses finales, Soter; en grec, sauveur.
  24. A ce sujet, voir Georges Huppert, L’idée d’histoire parfaite, Gallimard, Paris, 1975; Claude Lefort, Le Travail de l’œuvre, Gallimard, Paris, 1972; Hannah Arendt, Entre o passado e o futuro, Perspectiva, São Paulo, 1972; Quentin Skinner, Foundations of the Modern Political Thought, Cambridge University Press, Cambridge, 1978 ; Victor Godschmidt, Le Système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, Paris, 1953; Pierre Aubenque, Le Probleme de l’être chez Aristote, PUF, Paris, 1966; J.P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, Paris, 1968; A.H.N. Cochrane, Christianity and Classical Culture, Oxford University Press, Oxford, 1977; E. Panofski, Essais d’iconologie, Gallimard, Paris, 1967.
  25. A ce sujet, voir E. Auerbach, “La cicatrice d’Ulysse“, in Mimésis, Gallimard, Paris, 1968.
  26. Voir G. Scholem, The Messianic Idea in Judaism, Schonken, New York, 1971; Kabbalah, Meridian Books, New York, 1978.
  27. Les principales ceuvres de Joachim de Flore sont: Concordia Novi et Veteris Testamenti (sous le nom plus connu de Liber Concordiae). Expositio in Apocalypsim et Psalterium Decem Cordarum. Les textes ont été imprimés pour la première fois à Venise au XVIe siècle, et on trouve une édition photocopiée en 1964 par les éditions Minerva G.M.B.H. de Francfort sur le Main (il existe des exemplaires disponibles). Sur Jaochim de Flore, voir Marjorie Reeves, The Influence of Prophecy in the late Middle Ages: a Study in joachimism, Clarendon Press, Oxford, 1969; Joachim de Piori and Prophetic Future, S.P.C.K., Londres, 1976; Bernard Me Ginns, “The Abbott and the Docrors: Scholastic Reactions to the Radical Eschatology of Joachim of Fiore”, in Church History, Nº 40, 1971; Francesco Russo, Gioachino da Piore ele Pondazioni Plorensi in Calabria, Fiorentino, Naples, 1959; Leone Tondelli, Il libro delle figure del’Abbate Gioachino da Piore, S. Editrice Internazionale, Turin, 1953. Marjorie Reeves, The Influence of Prophecy, op. cit.
  28. Joachim De Fiori, Expositio in Apocarypsim (édition de Francfort, 1964), pp. 175-176.
  29. Cela vaudrait la peine de lire les analyses des chercheurs mexicains sur la structure architecturale de la ville de México au temps de Cortês ou de celle des Sete Povos das Missões (Sept Peuples des Missions), mais maintenant, dans une perspective prophético-millénariste, c’est-à-dire la prédominance du carré (et du rectangle), en accord avec la vision de la Nouvelle Jérusalem décrite par Ezéchiel et qui a inspiré, en même temps que les descriptions du Corpus Hermeticus, l’organisation de l’espace dans les utopies de Campanella et de Bacon, à savoir la Nouvelle Atlantide et la Cité du soleil. Sur Colomb, Campanella a écrit: “Mais viu Colombo, genovês, com os olhos e mais com o corpo correu, do que o fizeram os poetas, filósofos, e teólogos, Agostinho e lactâncio, com a mente, que negaram os antípodas”. Cit. par Paolo Rossi, Os filósofos e as mdquinas, Companhia das Letras, São Paulo, 1989, p. 90.
  30. C. Colomb, “Relación del primer viaje”, op. cit., p. 209.
  31. Idem, ibidem, p. 219.
  32. S.B. de Holanda, op. cit., p. 170.
  33. C. Colomb, “Relación dei tercer viaje”, op. cit., pp.211, 213-6, 218.
  34. Idem, ibidem, p. 208.
  35. Idem, “Relación del quarto viaje”, op. cit., p. 209.
  36. S.B. de Holanda, op. cit., p. 177.
  37. C. Colomb, “Relación del tercer viaje”, op. cít., pp. 211, 213-216, 218.
  38. Cit. par Kirkpatrick Sale, op. cit., p. 369.
  39. G.F. Oviedo, História geral e natural das índias, in O paraíso destruído, L & PM, Porto Alegre, 1884, p. 22.
  40. B. de las Casas, Brevíssimo relatório da destruição das Índias Ocidentais, in O paraíso destruído, op. cit., pp. 26-29.
  41. Sur la dispute impliquant Aristote, voir Lewis Hanke, Aristóteles e os índios, Martins, São Paulo, s.d.
  42. Sepúlveda, “Resposta ao Brevíssimo Relatório“, in O paraíso destruído, op. cit., p. 23.
  43. Pierre Clastres, La Société contre l’État, Minuit, Paris, p. 138.
  44. Idem, ibidem.
  45. Traduction de Léon Cardogan, in P. Clastres, op. cit.