2006

Public, privé, despotisme

por Marilena Chaui

La crise des valeurs morales

Aujourd’hui, au Brèsil comme ailleurs, on entend parler d’une “crise” des valeurs morales qui s’exprime dans le langage courant par le regret de voir disparaître le devoir, la bienséance et la retenue dans les comportements des individus et dans la vie politique. Ceux qui en jugent ainsi manifestent leur propre désarroi face à l’opacité soudaine du sens des normes et des règles de conduite jusque là valables. Un auteur suédois, Sissela Bok, a décidé d’écrire un livre sur le mensonge après avoir verifié que, depuis le XVIIe siècle, a l’exception de quelques moments de littérature, de théâtre et de cinéma, le silence règne sur le dilemme du dire-la-verité dans la vie privée et publique. Des sociologues durkheimiens, en examinant le désinterêt des individus pour les choix moraux, l’existence de pratiques et de comportements violents dans la societé et dans la politique, la multiplicité des attitudes transgressives des valeurs et des normes, parlent d’anomie, c’est-à-dire de la disparition du ciment affectif sensé être le garant de l’intériorisation du respect des lois et des règles d’une communauté.

Dans la philosophie contemporaine, la crise transparaît dans la coexistence de trois grandes perspectives sur l’éthique, résumées par Agnes Heller et Ferenc Fehér[1]: la nihiliste (fondée sur le relativisme historiciste et sur l’ethnographie), qui nie l’existence de valeurs morales dotées de rationalité et d’universalité; l’universaliste-rationaliste (inspirée les Lumières), qui affirme l’existence d’une normativite morale de valeur universelle car fondée sur la raison; et la pragmatique, selon laquelle la démocratie libérale a été capable de maintenir avec assez de succès les principes moraux de la liberté et de la justice en ce qui concerne les grandes décisions sur la vie collective. Dans notre quotidien, rappelle Heller, nous sommes bombardés par les trois points de vue à la fois, encore qu’ils s’excluent réciproquement, et leur présence simultanée constitue le symptôme de ce que qu’on appelle la crise des valeurs morales.

Quelques-uns cherchent à donner à la crise le nom de post-modernité. La modernité, dont l’origine a éte Aufklärung, aurait privilegié l’universel et la rationalité, cette dernière prise comme un mélange d’idéalisme et de positivisme. Elle aurait été technocentrique, aurait cru au progrès linéaire de la civilisation, à la continuité temporelle d’une histoire téléologique, à des verités absolues (la raison, l’homme, la causalité, le bien et le mal, etc.), à la planification rationnelle et durable de l’ordre social et politique de façon à produire à la fois la régulation (ou la répression) et l’émancipation (ou la libération) du genre humain; et elle aurait parié sur la standardisation des connaissances et de la production économique comme sur des signes d’universalité. Par contre, le post-modernisme opposerait à l’homogénéité répressive de la civilisation l’hétérogenéité et la différence des cultures comme étant des forces libératrices; il aurait affirmé le pluralisme contre le fétichisme de la totalité et fait l’éloge de la fragmentation, de la dispersion, de l’indétermination, de la discontinuité et de l’alterité, en refusant autant les “meta-récits”, c’est-à-dire, les philosophies et les sciences ayant la prétention d’offrir une interprétation totalisante du réel, que les mythes totalisateurs, comme le mythe futuriste de la machine, le mythe communiste du prolétariat et le mythe aufklärer de l’éthique rationnelle et universelle.

Si la modernité s’était caractérisée par la confiance des Lumières dans la raison comme force qui libère l’homme de la peur causée par l’ignorance et par la superstition, la post-modernité proclame la faillite de la raison pour accomplir la promesse émancipatrice et met en évidence son aspect instrumental ou sa force oppressive sur la nature et sur les hommes. Si la modernité avait parié sur la différence entre le sujet et l’objet et sur leur séparation comme garant d’un savoir objectif universel non tiraillé par la particularité des passions et des intérêts subjectifs, la post-modernité nie que cette séparation soit valable et proclame l’omniprésence du désir et de la sensibilité contre les illusions de l’objectivité. Si la modernité avait cru aux avantages de constituer le pouvoir politique comme sphère publique impersonnelle separée des intérêts privés de la societé civile et capable de la régler par la mediation de l’État, saisi autant comme instrument de rationalisation (par les libéraux) que comme instrument de domination de classe (par la gauche anarchiste et communiste), la post-modernité affirme que le grand pouvoir de l’État est illusoire et illusoire la domination de classe, car la réalité sociale est tissée de micro-pouvoirs capillaires qui changent la domination en exercice volontaire de la discipline sur le corps humain aussi bien dans la vie privée que dans la vie sociopolitique. Si la modernité pensait selon l’identité ou des grandes categories identitaires comme l’individu et l’homme (dans le liberalisme) ou les classes sociales (dans le socialisme et dans le communisme) ou l’homme et les mouvements sociaux (dans l’anarchisme), la post-modernité parle des personnes, dont l’identité importe peu parce que leur être est donné par des systèmes de différénces qui produisent le même à partir de l’autre car c’est plutôt l’alterité qui en définissant “l’autre” (les femmes, les homosexuels, les noirs, les indiens, les enfants, les personnes âgées, les sans-logis, les immigrants, les religieux, les infidèles) définit le sens mouvant de l’identité. On parle de décentrement. La démocratie se manifeste plutôt dans la pluralité d’actions et de pratiques sociopolitiques que dans les institutions. On déclare la fin de la séparation moderne entre le public et le privé, au bénéfice de ce dernier, en faisant l’éloge de l’intimité et en critiquant les micro-pouvoirs disciplinaires dans la famille, à l’école, dans le travail et dans les organisations bureaucratiques. L’absence de centre introduit l’impossibilité de l’idée moderne de théories scientifiques et sociales, car elles ne posséderaient pas d’objet à totaliser dans un univers physique et historique fragmenté, décentré, rélatif et fugace. Le sentiment de l’éphemère, de l’accidentel, du volatil prévaut dans un monde où “tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée”. Sous le paradigme du marché de la mode, c’est à dire d’un marché régi par la vitesse de la production et de la consommation, et par celle de la disparition presque immediate des objets, les villes sont décrites et pensées comme “un emporium de styles” (à la façon de la mode contemporaine qui ne cherche plus l’elegance, mais outrance par le mélange des styles), “une encyclopédie de signes”, “un théâtre pluraliste” dans lesquelles sont disparus ou n’ont plus de sens les valeurs modernistes de la fonctionnalité, de la planification et de la permanence; les objets ne doivent plus être durables, mais jetables; de même les rapports personnels et sociaux ont la rapidité vertigineuse du fast food. Sous l’emprise des nouvelles technologies, le temps et l’espace ont perdu leur profondeur et ont été comprimés[2]: les satellites de télécommunications et les moyens electroniques produisent un monde de la téléprésence[3] dans lequel le temps, devenu synonyme de vitesse, se réduit à l’instant ou à la série indéfinie des maintenant, tandis que l’espace, synonyme de passage vertigineux d’images et de signes, se réduit à la dimension de l’ici. L’absence de centre fait disparaître le langage comme expression ou comme réseau de signifiants et de signifiés, de signes et de significations et, à sa place, il n’y aurait que “des jeux de langage” et qu’un “nuage de récits”, des séries de textes en intersection avec d’autres, produisant de nouveaux textes en dedans et en dehors des institutions.

La notion d’intertextualité depourvue de centre narratif et significatif; la notion de micro-pouvoirs invisibles dépourvus de centre, ainsi que la perception de la raison comme essentiellement répressive, instrumentale et dominatrice débouchent autant sur une critique des valeurs qui pourraient donner quelque fondement à une éthique rationnelle et universaliste que sur la critique de ce qui pourrait permettre de transformer une telle éthique en idéologie, car la notion d’idéologie présuppose, d’un côte, l’existence de la verité (la genèse et la reproduction ou la transformation historique d’une forme socio- économique determinée) et de l’autre, l’existence de la domination de classe.

Toutefois, si nous admettons, comme certains, que la définition exemplaire de la modernité est celle de Baudelaire, qui la conçoit comme une tension entre l’éphemère et l’éternel, ou celle de Klee, qui la définit comme la quête de l’essentiel dans l’accidentel, nous pouvons nous demander si le postmodernisme n’est qu’une figure supplementaire de la modernité, qui privilegierait l’éphemère et l’accidentel contre l’éternel et l’essentiel. Admettons, pour l’instant, que le postmodernisme ne soit qu’une figure de la modernité. Dans ce cas, nous ne pouvons pas lui attribuer l’origine de l’actuelle crise des valeurs morales — il peut, au mieux, l’exprimer — et nous devons examiner si elle ne se trouve pas dans la modernité elle-même.

Les anciens affirmaient que l’éthique, dont le mode était la vertu et dont la fin était le bonheur, se réalisait par un comportement vertueux conçu comme une action en conformité avec la nature de l’agent (son ethos) et des fins qu’il recherchait. Ils affirmaient aussi que l’homme est, par nature, un être rationnel et que, donc, la vertu ou le comportement ethique est celui dans lequel la raison commande les passions, en donnant des normes et des règles à la volonté pour que celle-ci puisse délibérer correctement. Même si Platon, Aristote, les stokiens ou les épicuriens divergent sur la définition des vertus, de la raison, de la volonté, des passions et de la Nature, ils s’accordent sur les principes généraux exposés ci-dessus. Cette concordance dérive d’une autre dont le sens était celui d’un principe general, c’est à dire l’acceptation de l’existence d’un ordre universel, d’un cosmos rationnel à l’intérieur duquel les hommes et chacun en particulier, ainsi que toutes les choses, posséderaient une place propre qui determinait sa conduite rationnelle selon certaines fins connues universellement comme belles, bonnes et justes. Chaque homme, du lieu qui lui était propre, pourrait, sous la conduite de la raison, réaliser la bonne finalité éthique déterminée par sa place dans l’ordre du monde, dans l’ordre social et politique et dans l’ordre familial. Être juste, être heureux, être sage, être courageux, être généreux, être prudent, être honoré sont des conséquences du fait d’être en conformité avec la nature cosmique, sociale, politique, familiale et individuelle. Les vertus ethiques et politiques n’étaient que l’actualisation d’une potentialité de la nature humaine, à la condition que la raison puisse commander les passions et orienter la volonté, car seul l’ignorant est passionne et mauvais.

L’idéal de l’intégration parfaite entre les hommes et le cosmos et entre l’individu et la communauté politique (car la ville exprimerait l’ordre naturel et cosmique) a mené Hegel à definir l’époque grecque comme celle de la belle totalité éthique, valeurs éthiques et politiques étaient identiques et formaient la moralité proprement dite. De ce fait, deux grandes ruptures ont traversé cette belle totalité: la première, exprimée dans l’ Antigone, lorsque la scission entre les valeurs de la famille et les lois de la cité a marqué le passage de l’aristocratie à la démocratie; la seconde, exprimée par le stokisme, lorsque la scission entre les valeurs éthiques de l’individu et les lois politiques était le signe de la disparition de la polis independante, sous les effets de l’imperialisme de la Macedoine et de Rome.

Il est bien vrai, comme l’attestent les études des cinquante dernières années, que la “belle totalité” grecque n’a jamais existé. Pourtant, si elle n’a pas existé comme un fait, elle a été posée comme une valeur désirée par une societé et une culture qui, marquées par la démesure, ont cherche à tout prix à trouver une mesure qui devrait être capable de retenir les hommes à l’intérieur de limites admises comme justes, la justice étant le métron du cosmos et de la polis. Lorsqu’Œdipe est designé comme tyrannikós (et non pas comme roi, basileus), ce que l’on cherche à indiquer c’est sa démesure injuste — parricide et inceste.

Lorsque l’ostracisme devient une institution politique, il signale la crainte de la cité que quelqu’un, en vainquant tous les autres par sa performance physique et argumentative, gagne la suprématie et, seul, domine la pólis; si l’ostracisme a été institué, c’est que ce danger existait. L’hybris a toujours hanté l’idéal de la vie ethique juste.

Toutefois, pour notre propos ici ce qui compte dans la pensée et dans les institutions anciennes c’est l’idée d’un ordre naturel universel et rationnel où tout être, selon son degré de perfection et de réalité, possède un lieu propre qui détermine sa nature, son caractère, ses comportements et ses actions.

Même avec l’avènement du christianisme, les changements, certes profonds, n’ont pas ébranle l’idée de l’éthique comme appartenance de chaque être humain à un ordre universel dont la hiérarchie determine pour chacun de nous les vertus qui nous sont propres.

Cependant quelque chose s’annonce déjà, mettant en danger l’intégration entre éthique et cosmos, préparant les difficultés qui marqueront la modernité. Tout d’abord, comme le remarque Hannah Arendt[4], le champ de la liberté est déplacé. Pour les anciens, la liberté était un concept essentiellement politique, car on ne pouvait être libre que dans la polis et la liberté était la définition même de la citoyenneté. Par contre, le christianisme, sous l’emprise de l’Apôtre Paul, devient religion du salut personnel en dehors du champ politique, se méfie de l’État, déplace la liberté vers l’intérieur de chaque humain, et l’articule la volonté conçue comme essentiellement partagée entre son impuissance pour accomplir par soi-même le bien et son inclination naturelle vers le mal. La liberté apparaît dorenavant comme une division interiéure entre l’agent et lui-même, entre son vouloir du bien et son vouloir du mal. Elle devient libre arbitre. Le christianisme depolitise la liberté et, en l’interiorisant, la moralise. D’autre part, en introduisant l’impuissance portée aux hommes par la faute originelle, il rend le vice constitutif de la volonté et, de cette façon, l’éthique ne peut pas être seulement la conduite rationnelle qui règle et domine la volonté et soumet les passions, mais elle exige en plus la soumission de la volonté humaine à une autre volonté, transcendante et essentiellement bonne, qui définit depuis l’eternité les valeurs et les comportements moraux, selon une fin qui n’est plus celle du bonheur social, politique et terrestre, mais celle du salut extraterrestre et extratemporel. Le vice n’est plus l’ignorance mais la transgression et la liberté, outre une lutte interièure, devient aussi une lutte pour ou contre la transcendance.

Troisièmement, et en conséquence, le christianisme subordonne l’idéal de la vertu à l’idée du devoir et de l’obligation, fait de l’humilité une vertu inconnue aux anciens et exige la soumission de chacun à la volonte divine révelée ou à la loi divine, rendant problématique et presque impossible la finalité éthique des anciens, c’est-à-dire, l’autonomie de l’agent. De là vient que la liberté se reduit au choix entre des fins déjà établies selon des critères qui n’appartiennent qu’à Dieu et dont le sens n’est connu que de Dieu. Mais, quatrièmement, et par voie de conséquence, la notion de responsabilité individuelle prend un rôle inconnu aux anciens, car elle devient universelle et fait surgir une vertu également inconnue aux anciens, la charité, comme responsabilité du salut de l’autre, quel qu’il soit. Le salut et le péché introduisent un contenu extramondain à l’éthique et créent un paradoxe insoluble pour la liberté de choix: comment exercer le libre arbitre de notre volonté dans un monde prédeterminé par l’omnipotence et l’omniscience de la volonté divine?

Sans doute, sous plusieurs noms, les anciens connaissaient l’idée de Providence, mais celle-ci ne se presentait pas comme un pouvoir extranaturel et l’éthique ne s’y opposait pas, puisque le comportement éthique était justement la conformité de l’action avec la Nature, qui était la même dans la Providence et chez l’agent humain. Voilà pourquoi le comportement vicieux n’était que l’action contre-Nature.

Avec le christianisme, cependant, la bonté et le vice sont devenus également constitutifs de la nature humaine et de l’autre côte la Providence, bien qu’elle se répande de par la Nature, en est essentiellement différente. L’éthique chrétienne traduit l’affirmation des anciens — “La vertu, c’est agir en conformité avec la Nature” — en: “La vertu, c’est agir en conformité avec la volonté de Dieu”. Bref, la célèbre dichotomie entre liberté et necessité — refusée par les stokiens et qui chez Aristote n’était que la distinction entre, d’un dire, l’action volontaire possible eclairée par la raison et, de l’autre, l’action naturelle aveugle — est introduite par la théologie chrétienne et devient un paradoxe insoluble pour l’éthique des chrétiens, car la volonté divine s’exprime par des commandements et des décrets antérieurs et supérieurs aux hommes, de telle façon qu’être libre c’est obéir à l’extériorité du commandement divin. Le lien entre vertu et obéissance, vertu et obligation, vertu et devoir pose la liberté comme soumission à la puissance de la volonté divine, donc comme heteronomie, et par là efface l’idée de la liberté comme sphère humaine de l’humain et donc comme autonomie.

Or, ce que nous connaissons du nom de modernité prend son début quand l’idée d’un ordre universel disparaît — qu’il soit immanent au cosmos ou transcendant lui. En d’autres termes, la modernité commence quand se termine l’idée de “monde” (espace fini ou clos, doté d’un centre et d’une péripherie et de “lieux” naturels) et de hierarchie naturelle des êtres (selon laquelle la puissance divine a fixée pour toujours la finalité et la vertu de chaque être), cedant aux idées d’univers infini, ouvert, depourvu de centre et de peripherie, et d’individu libre, atome a l’intérieur d’une Nature où ii n’y a plus de hiérarchie et pour lequel nous ne possédons plus la definition préalable de son lieu propre et, donc, de ses fins et vertus propres[5].

Cest le chretien Pascal qui exprime le mieux Fangoisse engendree par la modernité plonge dans ou “le centre est partout et la circonférence nulle part” et dans l’effroi du “silence de ces espaces infinis” comment dans un univers infini Dieu parlera-t-Il au chrétien et comment lui donnera-t-Il à connaître Sa volonté?

La modernité écarte l’idée (présente au Moyen Age et à la Renaissance) d’un monde régi par des forces spirituelles secrètes dont le déchiffrernent nous ouvrirait la connaissance comme un rapport de communion avec elles. Le monde se désenchante comme l’a écrit Weber – remplacé par l’univers soumis à des lois naturelles rationnelles et impersonnelles connues par la raison qui permettent aux hommes de maîtriser la Nature par-delà la technique, c’est à dire au moyen de la technologie. La réalité n’existe que sous le mode de la représentation et le savoir se soucie de moins en moins de dire ce que les choses sont et de plus en plus de connaître comment elles opèrent et fonctionnent[6]. Petit à petit la différence entre Homme et Nature se creuse — au XVIIIe siècle, on voit apparaître la difference entre Nature et Civilisation; au XIXe siècle, entre Nature et Culture, Nature et Histoire. La liberté disparaît du champ de la Nature, dans lequel l’homme se définissait, et vient se loger dans le champ humain de la civilisation, de la culture et de l’histoire, c’est à dire dans le champ de l’action rationnelle orienté par des fins et des valeurs à distance des lois naturelles. Peu à peu, l’éthique n’est plus pensée comme l’action en conformite avec la Nature pour devenir, surtout avec Kant, l’action en contrariété avec la Nature.

Sans doute, les premiers moments de la modernité conservent l’idée que la vertu est la volonté guidée par la raison contre l’empire chaotique des passions, qu’elle appartient au champ du devoir et de l’obligation à des normes et à des valeurs universelles, que la liberté est le pouvoir humain d’affronter la contingence et l’adversité dont le nom est Fortune —, que la responsabilité est le trait de la probité vertueuse, car il n’y a pas de liberté sans responsabilité. Mais tous ces mots ont perdu, de facto et de jure, l’universalité laquelle ils prétendent parce qu’il leur manque un centre ordonnateur, le cosmos ancien et l’ordre providentiel mediéval. Ce ne sera pas par hasard si Descartes réussit, au niveau de la connaissance, à fonder l’universalité de la raison théorique moderne, mais demeure incapable de répéter ce même geste fondateur au niveau de l’éthique et doit se contenter d’une “morale par provision”. Ce n’est qu’avec l’emergence des idées de civilisation, de culture et d’histoire qu’il sera possible de définir un nouveau centre qui permettra le surgissement d’une raison pratique fondatrice de l’universel dans le champ éthique. Ce centre, pourtant, est fragile et précaire, soit parce que la diversité culturelle et le changement historique tendent à relativiser l’universalité des valeurs et des normes, soit parce que la notion de progrès (qui unifierait en un seul mouvement et en un seul rythme toutes les civilisations et toutes les cultures, leur donnant une mesure commune universelle) doit exclure tout ce qui n’obéit pas le modèle evolutif, soit, enfin, parce que le marxisme, d’un côte, et la psychanalyse, de l’autre, ont provoqué le doute profond sur la rationalité de cette raison qui fondait l’universalité pratique ou éthique.

En inventant l’idée d’individu libre, la modernité rend problematique l’idée de valeurs éthiques universelles: Nature, Dieu, Raison, d’abord, Civilisation, Culture, Histoire, ensuite, ne sont plus des principes universels, encore que la pensée rationaliste ait cherché à leur donner une nouvelle universalité et à remplacer l’ancienne, irremediablement perdue. En effet, dire que l’ordre universel (cosmos, monde) a disparu avec le surgissement de l’univers infini ne signifie pas pourtant que tout ordre ait disparu. Il suffit qu’on se souvienne, par exemple, que l’univers suit l’ordre heliocentrique et que la loi de la gravitation est universelle. L’individu libre est, en vérite, membre d’un ordre social, défini maintenant par un centre organisateur qui cherche à eviter les chocs avec la hierarchie sociopolitique: le nouveau centre est le marché, lequel a besoin du concept d’individu libre en rapport avec d’autres au moyen du contrat qui n’est valable que si les contractants sont libres et égaux. Justement parce que le marché est le centre ordonnateur de la nouvelle realité, quelque chose d’intéressant se passe dans le champ éthique. Les passions, toujours prises comme des vices que l’éducation morale devait corriger, deviennent synonymes d’intérêt et d’utilité[7] et ne peuvent plus être écartées par le simple respect aux valeurs rationnelles, car le mouvement passionnel des intérêts des utilités devient le cœur même de la rationalité moderne. Comment, alors, continuer à definir la vertu par la domination rationnelle de la volonté sur les passions?

Il devient clair qu’il n’y a que deux voies pour l’éthique moderne: la voie classique, qui cherche à verifier l’utilité de chacun des intérêts et d’en faire le critère de maintien ou d’exclusion des passions, puis d’ériger en valeurs morales ces passions utiles aux nouveaux intérêts économiques, sociaux et politiques; la seconde voie, est ouverte par Kant: il s’agit de séparer le royaume empirique des necessités et des intérêts, soumis à des causalités naturelles particulières, du royaume transcendantal de l’universalité de la liberté et de la finalité, c’est à dire le royaume ethique du devoir. Le transcendantal pose l’universalité éthique comme un ensemble de maximes derivées non d’un principe empirique hypothétique mais d’un impératif categorique posé absolument par la raison (“tu dois agir en ayant l’humanité comme ta fin et jamais comme ton moyen” — il est éthiquement interdit de traiter les sujets humains comme des choses — et “tu dois agir comme si la maxime de ton action pouvait être réalisée par tous les hommes et par n’importe quel homme” — l’universalité de la raison garantit l’universalité du sens de Faction). La materialité particulariste des intérêts et des passions serait ainsi remplacee par la formalite absolue des valeurs éthiques. Mais, avec cela, ethique et vie sociopolitique deviennent incompatibles. L’heritage modeme est aporetique: la morale des intérêts garantit la nouvelle economie et la nouvelle politique, mais en payant le prix de la perte de l’universalité; par contre la morale de l’imperatif éthique garantit la liberté et la responsabilité éthiques comme des valeurs universelles, mais au risque de ne pas correspondre aux exigences quotidiennes de la pratique. Relativisme et universalisme nous lèguent une double moralité celle qui affirme que les fins justifient les moyens et celle qui exige l’adéquation rationnelle (et non empirique) entre les moyens et les fins.

Nous savons que c’est avec Kant que le concept de la liberté comme absolument inconditionnée l’impératif catégorique — pose la rupture avec une éthique matérielle des valeurs, c’est-à-dire, avec une normativité fondé sur des contenus empiriques et sur des humeurs, caractères, tempéraments sensibles ou naturels des agents qui conditionneraient, de l’extérieur et de l’intérieur, les actes moraux. La liberté inconditionnelle est la pure forme des actes qui, s’ils sont libres, deviennent des actes moraux et des actions vertueuses conformes au devoir. Nous connaissons aussi la critique hegelienne de la liberté kantienne comme une abstraction de l’entendement, qui s’attache aux principes formels pour s’absenter du monde. Cependant, Hegel, comme Kant, maintient un principe qui avait été formulé par Aristote: la liberté n’est possible que lorsque les besoins, les manques et les necessités biologiques et économiques ont été dépassés. Dans la philosophie kantienne, le besoin, le manque et la necessité forment le royaume empirique des passions et de la causalité naturelle tandis que le royaume éthique doit se constituer à distance du naturel. Dans la philosophie hegelienne, le champ du besoin, du manque et de la necessité est celui de la dialectique de la vie et du travail et de leur dépassement par la societé civile, lieu de la lutte passionnelle des intérêts privés et des classes sociales. Ici la liberté n’est que subjective et abstraite et ne pourra prendre effet que dans l’universalité de l’État, moment objectif de la liberté. Nous savons, enfin, que Marx développe le concept hegelien de la societé civile comme societé bourgeoise, c’est-à-dire, comme marché et lutte des classes dans le champ des intérêts privés, mais qu’il progresse vers l’idée d’État comme resultat de la lutte de classes pour le placer sous la suprematie bourgeoise et donc en faire la réalisation abstraite de la liberté (l’État de Droit). Par contre, la liberté réelle est définie par Marx par le mouvement d’emancipation du genre humain sous l’action politique du proletariat face l’exploitation (nécessités et besoins) et à la domination (droits formels et bureaucratie d’État). Étant donné que le sujet historique du present n’est pas le Moi Transcendantal kantien ni l’Esprit Absolu hegelien, mais le Capital, sujet dont les predicats sont la bourgeoisie et le proletariat, le mode de production capitaliste ne peut pas connaître la figure de l’Homme comme sujet étant pour ce faire depouillé des conditions objectives necessaires à la réalisation de la liberté — la bourgeoisie et le prolétariat sont hétéronomes car chacun, à sa manière, est au service d’une force étrangère et extérieure qui le gouverne, le Capital[8]. La liberté, perçue à présent comme mouvement d’émancipation en quête d’autonomie, ne se concrétisera que lorsque l’histoire commencera réellement, autrement dit lorsque l’Homme sera le sujet autonome et quittera la préhistoire, c’est-à-dire, la période où le Capital est le sujet. On comprend alors que le communisme est la formation sociale qui, en surmontant besoins et manques, necessités et exploitation, réalise la liberté.

En d’autres termes, la différence entre Kant d’un côté, et Hegel et Marx de autre, se trouve dans la reprise de l’idée grecque et de la Renaissance de la vita activa de telle façon que pour eux la liberté est une valeur éthique parce que c’est une valeur politique. A la moralisation de la liberté amené par le christianisme et à laquelle Kant demeure fidèle, les deux autres opposent la politisation de la liberté.

Ce n’est pas um hasard si deux philosophes contemporains, formés dans la tradition allemande, reprennent le concept de la liberté comme praxis. Sous le signe de l’Aufklärung, Habermas parie sur une “éthique de l’action communicative” qui permettrait le surgissement d’un espace public de dialogue tissé dans une intersubjectivite rationnelle, dont le presuppose serait le caractère inconditionne et inconditionnel de la parole éthique. Sous les effets de la pensée de Heidegger et de l’idée du Mit-Sein, Hannah Arendt de son côté définit la politique comme “action commune des hommes” et affirme que la naissance de la polis et de la civitas seraient inconcevables sans la liberté — la polis, parce qu’elle rompt l’espace privé des inegalités et fonde la politique proprement dite, c’est-à-dire, l’espace de l’égalite et de la liberté (au delà des besoins et des necessités biologiques et économiques); la civitas, parce qu’elle introduit l’idée de fondation, c’est-à-dire, du pouvoir humain de commencer radicalennent, d’inaugurer, de créer, pouvoir que est la définition même de la liberté.

Toutefois, il y a quelque chose de troublant dans le désir de liberté qui definirait la politique et la rendrait inseparable de l’éthique: est-il réellement inconditionnel ou inconditionné? Est-ce un hasard qu’Habermas soit allé chercher dans le monde empirique (dans la psychologie génétique de Piaget) les raisons d’espérer la possibilité d’une vraie communication éthico-polique? Est-ce un hasard que Arendt s’intéresse à la “crise de la république” sous l’effet de la perte d’éthique, c’est-à-dire du mensonge et de la “banalisation du mal”? Elle qui avait critiqué Marx, le considerant, par principe, comme empêché d’accéder au champ de la politique parce qu’il aurait réduit la praxis au travail comme labor (reproduction de la vie) sans atteindre l’action libre de ceux qui s’emancipent des besoins et des necessités vitales, n’est-elle pas forcée de reintroduire dans la politique le jeu des intérêts et à nommer “crise” la presence avérée de la necessité dans le champ politique?

Cependant ici nous ne voulons pas nous occuper des impasses des différents penseurs mentionnés. Si nous venons à eux, c’est parce qu’ils expriment les deux problèmes que le christianisme a légués à la modernité: comment conserver l’ideée que la vertu est le pouvoir ou la puissance de la raison sur les passions et comment revenir à politiser l’éthique de la liberté? Autrement dit, comment penser le rapport et la différence entre l’espace privé et l’espace public?

La crise des valeurs morales n’est pas notre sujet. Nous n’avons voulu, dans cette introduction, que suggérer que cette crise n’apparaît pas avec la post-modernité, mais avec la modernité elle-même, dont la dernière figure que nous connaissons est le postmodernisme. Mais cette introduction peut nous aider à travailler notre sujet, car celui-ci ouvre sur le problème moderne du rapport entre éthique et politique, la première prise par la modernité comme le champ de la vie privée, tandis que la seconde était conçue comme champ de la vie publique.

D’une façon générale, le conflit ou la contradiction qui traversent la séparation entre le public et le privé peuvent se résumer par la question qui a toujours tourmenté les moralistes anciens et modernes: les fins justifient-elles les moyens? L’une des cloisons que la modernité a dressée entre l’éthique et la politique provient du point de repère posé par cette question. Dans le cas de l’éthique, la reponse est négative: les moyens doivent être d’accord avec la nature des fins et donc, les fins éthiques supposent des moyens également éthiques. La rationalité éthique provient de la ratio (proportion ou adéquation intrinsèque) entre les moyens et les fins. Autrement dit, si la finalité de l’éthique est la vertu et le bien, les moyens doivent être bons et vertueux, sans quoi il n’y a pas d’éthique; puisque les actions réalisées en vue d’une certaine fin font déjà partie de la fin elle-même qui est visée, elles sont le chemin qui mène vers elle. Au contraire, dans le cas de la politique, la réponse tend à être positive et établit une différence de nature entre les moyens et les fins, exigeant, pourtant, qu’il y ait quelque proportion (ratio ou rationalité) entre eux. L’idée qui semble prevaloir, donc, est celle selon laquelle, en politique, tous les moyens sont bons et licites, si la fin est bonne pour la collectivité.

C’est la disparition de cette distinction entre l’éthique et la politique par rapport à la ratio entre les moyens et les fins qui prend pour sujets sociaux l’allure d’un événement hautement troublant ou de la “crise des valeurs”. Toutefois, nous pouvons nous demander si la séparation qualitative entre les fins et les moyens a été un évenement imprevisible sur la scène éthique. En effet, dans une societé qui revendique la valeur de la compétition et de la victoire sur les autres comme preuve de superiorité et qui transforme la competition et la victoire en valeurs morales, pourrait-on dire qu’il a eu separation entre les moyens et les fins, puisque tous les moyens de la compétition sont considerés bons (s’ils sont efficaces)?

La question, pourtant, n’est pas bien formulée. De fait, on continue à presupposer que dans l’éthique comme dans la politique, il existe une distance entre les moyens et les fins. Un écart moins accentué dans l’éthique et plus net dans la politique. Le trouble n’apparaît que lorsque cette distance semble à la fois s’élargir dans le champ éthique et rendre infranchissable la séparation entre moyens et fins dans le champ politique. En d’autres termes, nous aurions perdu la mesure, la proportionnalité (la ratio) qui regulait le rapport entre les moyens et les fins dans l’éthique comme dans la politique. Or, le présuppose de la séparation et le presuppose de la régulation proportionnelle entre les moyens et les fins signifie que nous prenons l’éthique et la politique pour des techniques et non comme praxis. La technique, comme l’a montré Aristote, se caractérise par l’héterogenéite de nature entre les moyens et les fins, entre l’acte de fabrication et le produit final; la praxis, au contraire, se caractérise par l’homogeneité entre l’action et son résultat, entre les moyens et les fins — des fins éthiques exigent des moyens éthiques et des fins politiques exigent des moyens politiques. A vrai dire, la “crise des valeurs” ne serait pas un manque d’éthique, mais la situation d’une éthique agonistique, dans laquelle la compétition est une valeur et la victoire, une fin. La crise morale serait plutôt dans le conflit entre cette éthique et l’éthique chrétienne de l’amour du prochain ou de la charité, et non pas dans l’absence d’une éthique. Le problème, justement, se trouve du côte du politique, car quand est-ce que nous pourrons dire si un moyen est politique ou ne l’est pas?

Nous pouvons ébaucher une première réponse (nous y reviendrons la fin) en disant que la politique appartient au champ de la praxis et que des moyens sont politiques lorsqu’ils se remettent à l’espace public, aux luttes et aux conflits à l’intérieur de cet espace, de telle façon que des moyens privés ou qui privatisent l’espace public ne sont pas des moyens politiques. Mais nous pouvons aller plus loin et saisir aussi la question des fins, si nous disons que la politique est une logique de l’action qui se réalise à egale distance de la finalité éthique (le devoir) et de la finalité technique (le produit), sans pour cela exclure l’idée d’une éthique publique capable de poser la mesure (le métron) pour l’action politique, selon deux critères: le premier, c’est la capacité de l’action à poser des moyens et des fins qui excluent la violence et la force (employées seulement in extremis) de façon à instituer le champ de leur propre légitimité, c’est-à-dire, de l’adhésion et de l’obéissance volontaires des autres sujets de l’espace public; le second, c’est la capacité à appréhender la libertè comme un champ ouvert de possibles et que run des possibles ne devient necessaire que parce que Faction politique a reussi a. le rendre reel, car la liberté n’est pas simplement la volonté et le choix, mais un mode d’agir qui porte en lui même sa propre fin.

Cette première réponse, cependant, transfère le problème a une région qui saisit simultanément l’éthique et le politique.

L’adage classique: agir vertueusement, c’est agir en conformité avec la Nature, — l’adage chrétien: agir vertueusement, c’est agir en conformité avec la volonté de Dieu —, l’adage moderne: agir vertueusement, c’est agir en conformité avec la Raison —, et l’adage machiavelien — agir avec virtù, c’est saisir le moment opportun pour dompter les caprices de la Fortune — signalent un fond sur lequel prennent forme les discussions éthiques et politiques: comment concilier liberté et circonstance, liberté et contingence, puisque Ia liberté est posée comme conformité à ce qui est necessaire (Nature, Dieu, Raison et Virtù).

Cependant au même moment s’ouvre la question sur le rapport entre liberté et necessité, car celle-ci peut apparaître sous la forme d’une force externe qui dirige du dehors les actes du sujet moral et du sujet politique lesquels imaginent choisir et agir librement tout simplement parce qu’ils meconnaissent le pouvoir de la force qui les meut. Ce deuxième problème se complexifie encore lorsque Freud met en doute la toute-puissance de la conscience, les anthropologues décrivent la pluralité culturelle selon des nécessités internes à chaque culture, et Marx révèle la toute puissance de l’idéologie ainsi que les impératifs économiques du mode de production capitaliste qui, d’un côte, sont occultes par l’illusion ideologique et de l’autre, exigent (par une necessité interne) leur autodissolution, sans laisser de place à la pratique politique en tant que choix libre et conscient de l’émancipation.

Bien que les problèmes possèdent deux faces, celle du rapport liberté-contingence et celle du rapport liberté-necessité, il est extrêmement éclairant d’observer que la tradition qui va des Grecs aux années 1960, à de rarissimes exceptions près, affirme, malgrè les différences profondes et les ruptures théoriques et historiques, que la liberté est en harmonie avec la nécessité (encore que cette harmonie soit difficile à definir) et en conflit avec la contingence (encore que les apparences laissent supposer que l’acte libre est un acte contingent, ou plutôt, libre parce que contingent, immotive). La necessité, quel que soit le nom qu’on lui donne, est vue comme immanente au sujet car “l’agir en conformité” suppose que le sujet, la cause, le motif et la fin de l’action sont de même nature (être naturel comme la Nature, être crée par Dieu à son image et ressemblance, être rationnel comme la Raison, être culturel comme la Culture, être historique comme l’Histoire) et cette immanence garantit l’autonomie. Par contre, la contingence est l’accidentel, l’imprévu, l’indetermination, ce sont les passions et les intérêts fluctuants. Le contingent est un mixte de hasard et de destin, de fortune et de fatalité, sa marque est l’extériorité face au sujet de l’action: la contingence est ce qui tombe du dehors sur le sujet et le rend hétéronome. D’où la lutte des anciens et du Moyen Age contre les caprices de la Fortune et l’affirmation de Machiavel que la virtù se conquiert contre la Fortune en sachant la vaincre; d’où la question d’Aristote reprise par les philosophes modernes “Qu’est-ce qui est en notre pouvoir et qu’est-ce qui est dans le pouvoir de la Fortune?”; d’où l’idée des libéraux d’attribuer une rationalité necessaire aux intérêts et aux passions afin de les arracher à la contingence et de les soumettre aux lois du marché; l’effort kantien de d’arracher la nature humaine à la Nature pour que la lilberté puisse s’exercer en accord avec la necessité des fins et non pas selon la necessité causale de la Nature; le parcours hegelien pour faire de la contingence une “ruse de Ia raison” et qui ne la met en scène que pour assurer à Ia raison le cours de sa necessité immanente; le travail de Freud pour élaborer une thérapie dans laquelle les forces aveugles de la necessité inconsciente sont saisies par la conscience dans leur signification; d’où l’affirmation de Marx que la “liberté est la conscience de la necessité”, le savoir agir sur les conditions matérielles objectives données pour les transformer selon une possibilité qui est inscrite en elles, c’est-à-dire, la necessité de la revolution. Ainsi, la tradition qui arrive jusqu’à nous — avec trois exceptions dans le mode de determination des trois concepts en question (Spinoza et le concept de necessité, Nietzsche et la définition de la contingence; Sartre et l’idée de liberté) confrontée au tandem contingence-necessité, fait son option pour le second terme comme forme de l’autonomie du sujet et de ce qui est inseparable entre vertu et raison (quelle que soit la definition de ces deux concepts). Produire le changement du contingent en nécessaire par la médiation du concept de possible et participer activement à la necessité immanente à la Nature, à la Raison, au Sujet, à l’Histoire, telle est la définition aussi bien de l’éthique que de la politique.

C’est à l’intérieur de cette même tradition que le postmodernisme n’a fait que choisir l’autre face de la monnaie lorsqu’il se déclare pour la contingence nue. D’où son éloge et parfois son apologie du fragmenté, de l’éphemère, du volatil, du fugace, de l’accidentel et le décéntré, du present sans passé et sans futur, des micropouvoirs, microdésirs, microtextes, des signes sans signifiés, des images sans référents, en un mot, de l’indetermination qui n’est plus conçue comme ce qui demande a être determinée par l’action libre mais devient Ia définition et le mode de la liberté elle même. Celle-ci n’est plus Ia conquête de l’autonomie au sein de la necessité et contre l’adversité, travail de l’action pour faire passer un possible au réel, mais devient jeu, la figure la plus haute et la plus sublime de la contingence.

Public, privé, despotisme

Nous avons l’habitude d’employer indifféremment et comme synonymes les vocables dictateur, tyran, et despote. Néanmoins, ces mots renvoient à des concepts différents, determinés par des contextes historico-politiques différents.

Le dictateur est une figure créée par la République romaine: il s’agit d’un homme illustre, membre du patriciat romain, appelé par le Sénat à un moment de convulsion politique afin de resoudre un problème determiné et pour un temps determiné. Le dictateur ne gouverne pas sur tout et il ne reste pas au pouvoir le temps qu’il désire ou peut. Sa fonction est temporaire, partielle et légale; elle a pour finalité de restaurer, dans différentes sphères de la vie sociale et politique, les lois déjà établies et pour ce faire il reçoit des pouvoirs exceptionnels lui permettant d’agir jusqu’à ce que les lois soient restaurées ou reformées.

Le tyran, à son tour, est une figure de la politique grecque: il désigne un homme exceptionnel (par sa force physique, ses qualités guerrières, sa clairvoyance politique, sa capacité dans l’argumentation persuasive) appelé par le peuple pour le sauver d’une crise, d’une guerre civile ou étrangère, du pouvoir des factions et qui gouverne avec le consentement des sujets, encore que son gouvernement suspende les lois anciennes et en crée d’autres, nouvelles.

Le despote enfim — en grec despotés — est une figure de la societé et de la politique grecques; c’est le chef de la famille ou de la maison (oikós) et celle-ci est constituée par trois rapports fondamentaux: le seigneur et l’esclave, le mari et la femme, le père et les enfants. Le despote est le seigneur absolu de ses propriétes mobilières et immobilières, des personnes qui dependent de lui pour vivre (esclaves, femme, enfants, parents et clients) et des animaux qu’il emploie pour l’entretien de ses propriétes. Son trait principal c’est d’être l’auteur unique et exclusif des normes et des règles qui définissent la vie familiale, c’est-à-dire, l’espace privé. Son pouvoir, écrit Aristote, est arbitraire, car il découle exclusivement de sa volonté, de son plaisir et de ses besoins. Les premiers rois, rappelle Aristote, parce qu’ils étaient de simples chefs de clans et de tribus ou d’ensembles de families, étaient des despotes, ainsi que le sont les gouvernants barbares de l’Orient, mais là où il y a cité et politique donc, la où il y a des lois et des citoyens libres, il ne peut pas y avoir de despote. En effet, le despote ne domine que ceux qui sont dependants et non pas libres.

Par contre, dans la polis les citoyens sont des hommes libres. Ainsi là où il y a de l’espace public et de la vie publique, là où il y a politéia, il ne peut pas y avoir de despotéia, on ne peut pas maintenir le principe du pouvoir despotique, qui appartient à l’espace et à la vie privés.

L’autorité despotique (la despotéia) définit le gouvernement domestique (la oikonomia) et, selon Aristote, critique de Platon et de Xenophon, c’est une autorité derivée ou logiquement posterièure à la politéia, encore que, sur le plan empirique, elle lui soit chronologiquement anterièure. En effet, écrit Aristote dans la Politique, la cité (polis) est une espèce de communauté (koinonia) avec une finalité précise permettre la vie bonne ou juste ou heureuse, ce qui n’est possible que pour ceux qui sont libres ou independants. Or, par nature, les hommes sont des êtres libres et destinés à la vie politique “parce que seulement eux ont le don de la parole”, le logos, qui leur permet de distinguer entre le bien et le mal, le juste et l’injuste et toutes les valeurs. La cité est un tout et, en bonne logique, le tout est antérieur aux parties, étant pour cela antérieur aux individus et aux institutions comme la famille. L’anteriorité logique de la politique face à la famille fait que celle-ci depend de celle-là, et ne peut donc pas lui dicter des normes, des règles et des lois, mais, au contraire, doit en recevoir ses valeurs. Dans la politique le despote est un usurpateur au sens strict, puisqu’il cherche à faire valoir pour le tout ce qui n’en définit qu’une partie et à faire que cette partie vaille plus que le tout. Autrement dit, ce qui légitime dans l’espace privé — l’autorité despotique devient illegitime dans l’espace public — l’autorité des lois librement constituées par les citoyens, à partir de leur nature, en tant “qu’animaux politiques”.

Si Xenophon, dans L’Économique, cherche encore dans la figure du despotês un paradigme pour le gouvernant et si Platon dans Le Politique se réfère encore au modèle du roi patriarcal, Aristote, au contraire, est le premier penseur à affirmer la différence de nature entre la cité, sphère publique, et la famille, sphère privée; il est également le premier à différencier de manière rigoureuse le pouvoir despotique du pouvoir politique, c’est-à-dire, le pouvoir patriarcal des anciens chefs et rois et le pouvoir des citoyens et des gouvernants politiques, différence qui, pour lui, sépare l’autorité qui s’exerce pour défendre les intérêts particuliers de son détenteur et l’autorité qui s’exerce pour défendre le bien vivre et l’intérêts de la collectivité ou de la communauté. En d’autres termes: la difference entre le pouvoir exercé par la volonté arbitraire du seigneur et le pouvoir exerce en conformité avec la justice et avec les lois, exercice qui exige, presuppose et établit la liberté des citoyens.

Si donc despote, tyran et dictateur sont des figures politiques déterminées, chacune dotée de son contexte propre et de son histoire, comment se fait-il que dans le language politique courant les trois termes soient devenus synonymes? Tout d’abord parce qu’Aristote lui-même ne refuse pas l’existence de régimes de gouvernement despotique, même s’il dit qu’ils ne sont pas politéia: la monarchie absolue, Ia tyrannie sans le consentement des sujets et avec des lois arbitraires, faites pour servir les intérêts personnels du gouvernant, constituent des régimes despotiques, des déviations ou des dégradations des regimes politiques proprement dits; la monarchie et le despotisme sont de la même espèce, le gouvernement d’un seul (avec des lois, dans un cas; sans lois, dans l’autre). Ensuite parce que les théories classiques et modernes de la tyrannie et de la dictature tendent à considérer que le tyran emploie la force et que le dictateur reste au pouvoir autant qu’il voudra et que l’un et l’autre deviennent des despotes, c’est-à-dire, gouvernent par la violence, selon leur bon vouloir, pour satisfaire leurs intérêts privés et sans le consentement des citoyens ni le soutien des lois. Mais à vrai dire, c’est Montesquieu le plus grand responsable de cette identité des termes. Dans L’Esprit des lois, suivant la tradition de classification des régimes politiques, au lieu de reproduire la classification traditionnelle (monarchie, aristocratie et democratie et leurs formes corrompues, tyrannie, oligarchie et anarchie) il en propose une autre: la monarchie (constitutionnelle et non absolue), la république (qui peut être aristocratique ou democratique) et le despotisme (les regimes politiques de l’Orient), en qualifiant ce dernier de regime où régne la volonté arbitraire du gouvernant et dont le principe est la peur des sujets.

Montesquieu distingue les regimes politiques par leur nature, leurs principes et leurs lois. La monarchie, par nature, veut que le prince possède le pouvoir souverain, mais l’exerce en accord avec les lois établies; la république, par nature, veut que le peuple tout entier ou quelques families aient le pouvoir souverain; et c’est dans la “nature du gouvernement despotique qu’un seul gouverne, selon ses volontés et caprices”. Le principe de la monarchie est l’honneur, c’est-à-dire, un système objectif de distinctions, de préférences, de privilèges qui donnent de la noblesse, de la grandeur et de la gloire aux actions, avec pour maxime ne pas attacher d’importance à la vie mais plutôt au courage de la risquer et de ne jamais tolérer l’humiliation. Le principe de la république, c’est la vertu politique comme renonciation à soi-même pour le bien commun et qui s’exprime dans l’amour de la patrie et des lois. Le principe du gouvernement despotique, c’est la peur, car la vertu n’y est pas nécessaire (les citoyens n’existent pas) et l’honneur dangereux (il crée des rivaux). D’ailleurs, la peur a pour fonction d’extirper la vertu et l’honneur, de créer “une extrême obéissance”, de faire de l’homme “une créature qui obéit à l’autre créature qui commande” et d’affirmer que “le lot des hommes, tel celui des animaux, c’est l’instinct, l’obéissance et le chatiment”. La différence fondamentale entre Aristote et Montesquieu se trouve dans ce que pour le premier, la monarchie et le despotisme sont d’une même espèce, tandis que pour le second, ce sont deux regimes différents, car le gouvernement d’un seul sous des lois et la séparation des pouvoirs est d’une autre nature que le gouvernement d’un seul sans lois et avec la concentration des pouvoirs.

La description de Montesquieu a été si puissante qu’elle s’est consolidée dans l’histoire de la pensée politique. Pour lui, comme pour Aristote, le despotisme est un phénomène oriental et il prépare la reprise de cette idée par Hegel, Marx et Weber.

La philosophie de l’histoire hégélienne, comme on le sait, retrace l’évolution historique sur un parcours qui va d’Orient en Occident. Le despotisme, d’après Hegel, est la première forme de la vie ethico-politique, quelque chose d’instinctif visant à unifier sous une unique autorité ce qui est disperse et, de ce fait, le gouvernement despotique est oriental. D’un autre côté, le mouvement de l’histoire ethico-politique est aussi le chemin de l’accomplissement de la liberté, ainsi lorsqu’un seul est libre, on parle de despotisme (Orient, Empire romain, feodalisme); lorsque quelques-uns sont libres, on parle d’aristocratie (Grèce, République romaine); lorsque tous sont libres on parle d’un régime mixte, la monarchie constitutionnelle (l’avenir du monde germanique). A son tour, Marx emploiera pour décrire les formes précapitalistes, l’expression de “despotisme oriental”, en reference à ces formations socio-economiques dans lesquelles opère une forme de communauté qui est une entité une et indivisé; cette unité et cette indivision découlent d’un ensemble de pratiques, images et symboles qui produisent l’identification du social avec la personne et le corps du gouvernant, lequel est l’unique proprietaire de tous les biens, des hommes et des fonctionnaires qui le servent. Enfim, lorsque Weber, dans Économie et société (sociologie de la domination), distingue les trois types ideaux de la “domination legitime”, il les présente d’une façon qui rappelle Montesquieu:

Dans le cas de la domination statutaire, on obéit à l’ordre impersonnel, objectif, légalement arrêté, et aux supérieurs qu’il designe, en vertu de la légalité formelle de ses réglements et dans leur étendue. Dans le cas de la domination traditionnelle, on obéit à la personne du detenteur du pouvoir désigné par la tradition et assujetti (dans ses attributions) celle-ci, en vertu du respect qui lui est dû dans l’étendue de la coutume. Dans le cas de la domination charismatique, on obéit au chef en tant que tel, chef qualifié charismatiquement en vertu de la confiance personnelle en sa révélation, son heroïsme ou sa valeur exemplaire, et dans l’étendue de la validité de la croyance en son charisme[9].

Weber appelle la domination par la tradition ou traditionnelle la domination patriarcale, et affirme que le sultanisme est le type le plus pur de cette domination. Tous les vrais “despotismes” ont eu cette caractéristique que la domination est traitée comme faisant partie de la fortune du seigneur, c’est dire, le pouvoir est un patrimoine du seigneur, son dominium. Fidèle au traitement philologique, mais en partant non des mots grecs (óikós et despotés) mais des mots latins — domus/dominium et pater familias— Weber parle de patrimonialisme et considère que le despotisme n’est possible que sous le patriarcat et le patrimonialisme. Comme dirait La Boétie, là où “tout est à un”.

La marque du despotisme volonté arbitraire du gouvernant, peur des gouvernés, appropriation privée de ce qui est commun — s’exprime dans le langage de l’antiquité par les images de la démesure du gouvernant mû par des passions et des vices, et par l’absence de lois positives ou objectives qui limitent l’arbitraire de sa volonté. L’évaluation ancienne est, simultanément, politique et éthique — le despote (en tant que figure de la tyrannie) est vicieux et bestial. Dans le langage contemporain, l’image du despote s’articule, d’un côte, au concept de propriète — c’est-à-dire, le despote se présente comme proprietaire privé de ce qui appartient au domaine public — et, d’un autre côte, par l’abolition des distinctions entre le privé et le public, autant par l’emploi et l’exhibition de sa vie privée à des fins politiques que par la réduction de l’action politique au champ des intérêts de la vie privee. Ainsi, les exigences éthiques de la vie privée (les vertus de l’individu dans l’intimite) ne sont pas respectées par celui qui detient tout le pouvoir sur la societé, sans rendre de comptes à personne; et, simultanément, les exigences de la vie politique (les vertus civiques) ne sont pas non plus respectées car l’espace public devient le théâtre des exhibitions de la personne du gouvernant et non pas des attributs de sa fonction. Le gouvernant despotique n’espère que trois sentiments de la part des gouvernés: l’amour, la peur et la révérence, c’est-à-dire, qu’il n’espère pas des actions, conduites par des normes objectives, mais des sentiments qui régissent les relations intersubjectives et interpersonnelles, dans ce que l’on a l’habitude d’appeler rapports immediats de la vie privée — “tête-à-tête” ou “les yeux dans les yeux”.

Dans cette perspective, le despote de Montesquieu possède aussi les attributs que Weber avait définis dans la domination traditionnelle charismatique et qu’il avait distingue de la domination traditionnelle patriarcale. En effet, Montesquieu dit que le despote risque d’être contrarié par la religion, dont les préceptes sont supérieurs à sa volonté. Pour éviter un tel danger, le despote tendra à se couvrir de la religion, de façon à garantir l’inviolabilité de son pouvoir (nous pouvons remarquer que Montesquieu ne fait ici que reprendre ce qu’avait dit Spinoza dans la préface du Traité theólogico-politique). Or, comme l’écrit Weber, dans la domination charismatique, l’autorité passe par la dévotion affective à la personne du seigneur et à ses dons surnaturels (charisme) en particulier: facultés magiques, révélations ou heroïsme, pouvoir intellectuel ou oratoire. “Le toujours nouveau, l’extraordinaire, le jamais vu et l’abandon émotionnel qu’ils provoquent, constituent ici la source de la devotion personnelle” (Weber lui aussi ne fait que reprendre Spinoza). Comme le tyran ancien, le despote doit se presenter comme au-delà de l’humain, d ou sa demesure essentielle. Ainsi, le glissement continu du prive vers le public et du public vers le prive est constitutif de la politique despotique et de l’impossibilité de tracer des bornes entre le champ éthique des vertus et le champ politique des valeurs civiques.

Sur un point fondamental, pourtant, Montesquieu et Weber s’éloignent d’Aristote. Pour ce dernier, comme l’observent Bovero et Bobbio, la différence entre monarchie et tyrannie (ou despotisme) ne provient pas de l’existence, dans le premier cas, et de l’inexistence, dans le second, d’une Constitution, mais des vertus du roi et des vices du tyran (ou despote). Pour Montesquieu, comme pour Weber, cela ne serait qu’une différence accidentelle. La différence essentielle entre monarchie (constitutionnelle) et despotisme, nous le voyons dans l’Esprit des lois, c’est la division des pouvoirs qui, dans le premier cas, limite les pouvoirs du roi, tandis que, dans le second, rien ne limite le pouvoir du despote qui l’exerce seul et sans intermédiaire. En un mot, pour la modernité, la différence passe par la nature des institutions et non pas par les qualités ou les défauts personnels du gouvernant. Dans cette perspective, l’évaluation politique ne se laisse plus guider, comme chez Aristote, par des valeurs éthiques et la séparation entre le public et le privé devient plus nette et plus définitive. Mais malgré cela elle demeure toujours une distinction extrêmement problematique, en voici un exemple.

Hegel, peut-être l’un des plus grands défenseurs de l’État en tant que dimension publique éthico-politique (vu par certains comme totalitaire par l’importance qu’il donne à l’État face à la societe civile), refuse l’origine contractuelle du pouvoir public. Le contractualisme, dit-il, s’appuie sur une conception abstraite et confuse du droit privé et du droit public. Le premier (dont les categories sont la proprieté — res —, la personne — persona — et le délit — actiones) prend le contrat pour fondement de l’État à partir de trois présupposés: 1) que le contrat procède de l’arbitre des contractants; 2) que la volonté derivée de l’acte contractue est commune et de ce fait peut etre universalisée; 3) que l’objet du contrat est une chose externe singulière. Or si l’un des contractants le veut, le contrat peut être rompu, mais un citoyen ne peut jamais interrompre le lien éthico-politique; la volonte de l’État n’est pas commune, mais universelle, car elle vise à l’intérêt général et elle peut et doit y sacrifier les intérêts individuels particuliers ou privés; les objets de la volonté de l’État sont toutes les choses extérieures qui tombent sous son pouvoir, y compris les volontés individuelles, et l’Etat peut exiger des citoyens des sacrifices qui ne peuvent faire l’objet d’aucun control.

Le contractualisme se trompe dans la détermination de l’origine de l’espace public s’il ne comprend pas que l’État est une totalité éthico-politique, une union et non pas une association, un organisme vivant et non pas un artefact (comme l’imaginait Hobbes), une totalité et non pas un agregat, un tout antérieur et supérieur aux parties et à leur somme (comme l’avait déjà dit Aristote). L’État est un être éthico-politique parce que c’est une Constitution. Celle-ci ne se confond pas avec des documents ni avec la loi positive ou écrite d’un pays, car elle est l’ensemble des mœurs (mores) et des institutions (religion, art, famille, industrie, science) qui constituent ‘éthos d’un peuple, son esprit et sa vie. Étant une Constitution, l’État ne peut pas procéder d’un contrat qui simplement changerait le droit privé en droit public. Si elle ne naît pas du contrat, peut bien naître la dimension publique?

La réponse de Hegel est surprenante: de la force géniale d’un héros fondateur, du grand homme qui, comme nous lisons dans la Philosophie du Droit, “possède au-dedans de soi quelque chose qui mène les autres a l’appeler chef, a lui obéir même contre leur propre volonté”.

L’État naît de la bonne tyrannie. Fondateur héroïque, le bon tyran est celui qui fait venir a la communauté d’abord le sentiment et ensuite, la conscinece de la loi qui, étant interiorisée comme obéissance volontaire, retrouve la volonté universelle et efface la particularité de la volonté tyrannique qui l’incarnait au début. Ainsi, la dimension publique n’a pas son origine a l’écart de la vie privée et en opposition avec elle (Hegel dirait que de telles distance et opposition seraient des abstractions immobiles de l’entendement), mais elle s’effectue en passant par le dedans du privé, en le transfigurant pour le transformer et pour effacer son origine même, en la niant dans un mouvement de passage de la dispersion inorganique des individus a l’unité publique et organique des citoyens. L’origine du public dépend, donc, des qualités extraordinaires d’un individu, le fondateur (tyrannikós, diraient rigoureusement les Grecs).

Un autre exemple, distinct du précédent, illustre la difficulté de l’origine.

Spinoza, comme Hegel, nie que l’État soit né d’un contrat social. Comme Aristote avant lui, il définit la vie politique comme une “vie pleinement humaine” et, comme Hegel apres lui, il n’exclut pas la présence de la force dans l’origine du pouvoir. Mais, justernent pour cela, il n’exclut pas la présence de la force après que l’Etat a été institué. Pourquoi l’origine du pouvoir public n’est-il pas le contrat? Il y a deux réponses spinoziennes a cette question.

La première vise la fonction remplie par le contrat: sert aux théoriciens a expliquer le passage de la force — le droit naturel — au droit positif qui exclurait la force du champ politique. Or, dit Spinoza, le politique n’est pas simplement le juridique, il n’abolit pas l’emploi de la force par le droit, mais opère comme logique de la puissance face aux forces sociales en conflit. En somme, le pouvoir public n’est pas le passage de la force à la loi, mais, entre autres, il est l’exercice legal de la force par le plus puissant (il ne reste qu’à savoir la distinction établie par Spinoza entre la puissance et la force). La deuxième montre que le contrat est une institution sociale qui ne peut opérer qu’après que l’État soit institué, c’est-à-dire, que s’il existe déjà des lois positives qui le réglementent, et par lá il ne peut pas être à l’origine de ce qui est sa propre condition d’existence. En d’autres termes (et pour employer un langage anachronique), le droit privé (le contrat) depend du droit public (le politique).

Si l’État ne naît pas du contrat entre des particuliers qui aliènent un troisième (personnel ou impersonnel) le droit d’user de la force et d’exercer le pouvoir, peut-il bien naître? Du passage de la multitudo au corps politique. Un corps quelconque, démontre Spinoza dans l’ Éthique, ne se constitue comme corps individuel que lorsque tous ses elements cessent d’être de simples parties associées et juxtaposées un agrégat — pour former ensemble une seule cause commune visant à produire un effet déterminé. Ce n’est qu’en devenant agent ou cause active d’une action, qu’un corps se constitue comme tel. De même la multitudo, agrégat de parties étrangères les unes aux autres, devient un corps politique quand ses composants se transforment en des constituants, c’est-à-dire, en sujets actifs d’une action commune qui opère comme cause unique d’un effet déterminé.

Cette opération pratique par laquelle s’effectue le passage de la multiplicité numérique à l’unité socio-politique se realise a deux niveaux qui peuvent être soit successifs soit simultanés selon les circonstances. Le premier niveau est celui de l’institution matérielle de la societé lorsqu’un groupe d’individus s’accorde pour occuper ensemble un territoire, établit des rapports de coopération par la division du travail et le partage des produits, invente un langage commun et des moyens pour se protéger contre les dangers qui le menacent de l’extérieur. Le deuxième niveau est celui de l’institution de la politique, c’est à dire, le passage du droit naturel commun au droit civil ou a là civitas, instituée dans le but de conserver la societas. Or, par nature, les hommes désirent gouverner et ne désirent pas être gouvernés.

Comment pourraient-ils former une multitudo et s’instituer comme corps politique? En réalisant le désir naturel de non-soumission à autrui. Pour cela, la première et la plus naturelle des formes politiques — ou de l’espace public, c’est la democratie, seul régime capable de concrétiser le désir de chacun et de la multitudo, seul régime apte à recevoir le nom de pouvoir absolu (absolutum imperium, dit Spinoza), car il ne se divise pas et appartient à la totalité des citoyens (ou l’integra multitudo), étant par cela même public, impersonnel, commun et universel. C’est elle la puissance qui peut contrôler et dominer les forces sociales en conflit. Dans ce sens, Spinoza affirme que la democratie est le plus fort des régimes politiques, parce que né du desir de liberté et parce qu’organise de manière à durer, en créant des institutions qui empêchent que n’importe quel particulier (individus ou groupes d’individus) en tant que particulier, ou comme écrit Spinoza, en tant que privatus, prenne le pouvoir et s’y identifie. Le despotisme, par voie de conséquence, est la forme politique la plus faible, le degré zéro de la politique ou son annulation. La position de Spinoza découle d’un fondernent ontologique. En abandonnant la tradition qui conçoit le rapport de causalité comme une relation transitive et extrinsèque, dans laquelle la cause et l’effet sont pris comme des termes ayant chacun une positivité indépendante de l’autre, Spinoza introduit le concept de cause immanente, où l’effet exprime du dedans la cause, sans s’en séparer. L’effet est la cause se manifestant de manière determinée. Ainsi, la nature de la cause determine celle de l’effet. Si la tyrannie est la cause d’un corps politique, celui-ci, comme effet immanent, ne pourra jamais devenir non-tyrannique. Du héros fondateur, on ne peut qu’attendre de la tyrannie. Et du “bon” despote, du despotisme. Un État ne de l’action d’un despote sera à jamais despotique parce ne fera pas autre chose que de deployer dans le temps les effets de la cause originaire. Voici pourquoi, dit Spinoza, il a toujours été facile de renverser les tyrans et si difficile de détruire la cause de la tyrannie.

Revenons à Hegel, non pas pour reprendre sa théorie de l’espace public, mais pour suivre l’exposé precis qu’il fait de deux despotismes qui occupent tous les penseurs politiques de la modernité: l’Empire romain et le féodalisme. Nous citerons, lorsque ce sera nécessaire, d’autres penseurs qui nous aideront à elargir la réflexion hégélienne.

Le despotisme en général résulte d’une scission profonde entre l’universalité politique (perdue) et les particularismes (présents). Le pouvoir se concentre dans les mains d’un seul et il ne reste à la plupart des individus que le droit a la proprieté privée, sachant que ce droit provient lui aussi d’une faveur du détenteur du pouvoir. C’est ce qui se passe dans l’Empire romain.

Avant de poursuivre l’exposé hégélien, voyons brièvement comment surgit le droit privé, droit romain par excellence. Plusieurs études[10] ont montré qu’à l’origine le jus était une formule (une parole ritualisée et réglementée) employée dans la resolution d’un conflit entre des parties en litige et pour l’établissement de rapports réglés entre des individus dans une institution ou dans une hierarchie. Cette formule était proferée par le judex et les parties faisaient le jusjurandum. L’avènement de l’Empire change la nature du jus. L’empereur est posé comme seigneur de l’Empire — dominus — et l’Empire est posé comme proprieté de l’empereur dominium. Devenant maître du territoire, des choses et des personnes, de la res publica ou du fonds public, l’empereur peut céder la possession puis la proprieté à quelques-uns de ses sujets, moyennant un contrat. Le jus, forme et objet de ce contrat, se distribue dans les trois grandes categories: res, personae, actiones. La res publica n’est plus proprieté du populus romanus et devient patrimoine de l’empereur qui, dorenavant, disposera, selon son arbitre et sa volonté, des biens publics. La distinction initiale que la République avait connue entre droit privé et droit public était purement formelle, sans rien dire des contenus et des choses. Le droit public etait le jus lorsqu’il était publié et qu’il affectait tous les citoyens concernés par sa publication; le droit privé était le jus dont la connaissance demeurait limité aux personnes qui intervenaient dans une affaire determinée.

Lorsque la res publica devient proprieté de l’empereur et lorsque le jus devient monopole de l’autorité devant qui on doit repondre, le droit privé devient public et le public n’est plus public par sa force intrinsèque (sa formule rituelle) il ne devient public que par l’autorité de l’empereur en tant que dominus ou seigneur. Droit privé et droit public ne se distinguent plus, puisqu’ils se réferent a l’ordonnance des intérêts prives de l’empereur et ceux des individus qui contractent avec lui. Le citoyen redevient a la condition d’une personne privée (sujet de droit ou capable d’actes juridiques de délimitation reciproque de la volonté par les personnes juridiquement concernées) face à d’autres personnes privées et, séparee d’elles, se trouve la personne de l’empereur, “maître du monde”. Ce qu’on appelle “État de Droit” est cette scission entre le seigneur et le sujet, et des sujets entre eux, et la reduction de la sphère publique à l’ensemble des sphères privées. Despotisme politique et formalisme juridique (l’égalite formelle ou abstraite des personnes privées, sujets de droits) vont de pair parce que les individus privés ne peuvent être reunis que par un pouvoir despotique qui les unifie de l’extérieur et leur liberté ne peut être que negative (liberté de l’individu hors et contre l’État). Quels sont les traits qui composent la figure despotique de l’empereur, maintenant que nous connaissons son origine? Dégageons ses éléments plus remarquables[11]:

  1. Autocratie. L’empereur est souverain par droit subjectif car son pouvoir n’est déterminé que par sa volonté étant donne qu’il n’a pas reçu son poste ni du peuple, ni des lois; ce n’est pas un mandataire ni un representant du peuple, mais son maître. Étant porteur de son propre droit, il est absolutus, car il se situe hors des lois et au-dessus d’elles, et parce qu’il possècle par droit subjectif le pouvoir sur la collectivité il est plus grand que la sociéte et pour cela ii ne peut pas être jugé par elle; ii est a nemine judicatur, c’est-à-dire, il ne peut être jugé par personne et comme il ne tire pas son pouvoir du peuple, il ne peut être déposé par personne. L’empereur est maître/desportês/dominum de l’empire et celui-ci est son domaine.
  2. Infiallibilité. L’empereur est un bon maître, il est donc infaillible et on ne saurait douter de lui; il décide par instinct, sans déliberer et tout seul sans avoir besoin de conseillers. D’ailleurs il ne saurait avoir de conseillers (chambres, senats, assemblees) car il n’a pas à partager le pouvoir; s’il a des conseillers et que ceux-ci lui disent ce qui lui déplaît d’entendre, il peut les expulser, les arrêter et les tuer (voilà pourquoi il a l’habitude de s’entourer de flatteurs qui lui plaisent tout en le laissant dans l’ignorance de ce qui se passe et dans l’aveuglement à l’égard de l’Empire). Il est despote parce gouverne seul et par la peur puisqu’il dispose du pouvoir de vie et de mort sur ses sujets; despote aussi parce qu’il gouverne selon sa volonté et son caprice, puisque seule sa volonté fait loi et parce qu’il gouverne par la violence, puisqu’il suit ses passions et ses intérêts privés, sans tenir compte des droits, intérêts et passions de ses sujets, à l’exception de ceux de sa cour, qui est un prolongement de son propre corps puisque le corps politique n’est que le corps physique du despote multiplie par l’acquisition des organes des courtisans.
  3. Personnalisation du pouvoir. Parce que son pouvoir est de droit subjectif, l’empereur ne peut pas être vu comme symbole ou emblème du pouvoir, ni comme représentant du pouvoir, mais comme incarnation du pouvoir, et sa personne est l’État; bref, il est impossible de distinguer l’homme et l’office, la personne et les institutions politiques. L’identification entre le poste et son occupant produit deux effets principaux. Le premier c’est l’image de la paternité: comme ce n’est pas la societé qui a créé le pouvoir ni celui qui le détient, c’est l’empereur qui créé la societé, au lieu de simplement la gouverner; ce sont ses actions, ses gestes, ses décisions, ses attitudes bonnes ou mauvaises qui font exister la societé. II acquiert ainsi la figure du geniteur, du père qui gagne par sa bonté l’amour ou même l’adoration de ses sujets. En second lieu, l’Identification entre le gouvernant et le gouvernement, entre le poste et son occupant, fait que sa vie privee, dans les moindres détails, prenne une dimension et un intérêt politiques (la venue d’un fils, un mariage, ses anniversaires, ses goûts à table et au lit, son habillement, ses habitudes quotidiennes se mettent à faire partie du pouvoir, à etre suivis, admirés, acclamés, imités).
  4. Moralisation du pouvoir. L’empereur ne petit être décrit qu’en termes éthiques, avec des vertus dont il est le modèle ou des vices pour lesquels il est exécré. Ce n’est pas par hasard que la tradition critique de la tyrannie et du despotisme nous a legué un portrait moral du tyran ou du despote dont les traits les plus remarquables sont manque de respect envers les dieux ou impieté; manque de respect envers la famille et envers les amis (matricide, parricide, fratricide, adultère, inceste); cruauté arbitraire et sanguinaire; lubricité et depravation; corruption (détournement des fonds publics, distribution de biens publics aux amis, vol des biens légués aux prochains par tel ou tel sujet); ivrognerie, manque de tenue, toujours drogué par les vapeurs du vin; démesure dans tous ses désirs et ses actes, autant dans le vice que dans les œuvres; couardise, crainte de la rue et du palais, méfiance permanente des embuscades. Bien que ce portrait soit un stereotype (d’autant qu’il est tracé par les adversaires politiques), ce qui nous y intéresse, c’est qu’il est tout entier dans une perspective éthique et non pas politique, ce qui est étonnant car à l’instant même où le pouvoir devient absolu, où il n’y a pas de distance entre lui et son detenteur, entre celui-ci et la societé, où le pouvoir du souverain est vu comme engendrant la societé elle-même et la vie de ses sujets, à cet instant precis il n’y a pas de moyens de juger politiquement le pouvoir, qui se trouve evalué selon des critères éthiques.
  5. Quête de la popularité, de l’amour, de la révérence et de d’admiration. L’empereur, comme tout despote, ne désire pas uniquement être craint; il désire quelque chose de plus. Plus que de ne pas être haï il désire être aimé et vénére. Pour que cet amour et cette vénération se manifestent, on attend de lui qu’il réalise des actes de bonté envers son peuple et qu’il donne des preuves de sa magnificence. Le pain et le cirque.

Au contraire du despotisme romain, né d’une scission à l’intérieur de la République, le despotisme médieval naît d’une scission à l’intérieur de l’Empire carolingien et de la prédominance de la forme de la “communauté barbare”, où les rapports sociaux n’acquièrent pas la dimension de normes génerales ni de lois, mais se morcèlent dans des particularismes locaux des droits et des obligations personnelles ou privées.[12] Le fragile droit public créé par l’Empire de Charlemagne est privatisé, car l’Etat, né pour protéger les sujets au moyen de la loi, et le gouvernant, chargé d’assurer cette protection, disparaissent dans un système de protection qui depend exclusivement de la personne et de la personnalité (morale) puissante. Le droit public se privatise dans un réseau de protection (rapport privé du protecteur avec le sujet) et de vassalité (rapport privé d’obligations du sujet envers le protecteur), tous deux exposés à l’arbitraire, à la violence et à la contingence.

Sous le signe de la théologie de tonalité augustinienne les juristes proposent la thèorie du pouvoir comme faveur divine, Dei gratia. Par le péché, dit Saint Augustin, l’homme devient un être vicieux par nature et, comme tel, depouillé de droits et de pouvoirs. Ceux-ci demeurent concentrés exclusivement dans la personne de Dieu. Si parmi les hommes il y a droit et pouvoir, ceux-ci n’auront que deux sources: ou bien la source est le diable et le droit et le pouvoir sont illusoires; ou bien la source est la grace divine et le droit et le pouvoir sont justes. Lorsque les Saintes Écritures déclarent que “tout pouvoir vient du haut”, et que “par moi les rois régnent, et les princes statuent la justice” la déclaration doit être prise littéralement: vicieux, l’homme ne possède aucun droit au pouvoir et aucune force (morale) qui lui permette d’investir un autre de pouvoir; le détenteur du pouvoir le tient d’une faveur divine toute spéciale et le gouvernant est rex Dei gratia. Le pape est empereur par la grâce de Dieu et, au moyen de l’action papale (l’investiture, l’onction et le couronnement) la faveur divine s’étend au roi; le roi, par l’intermédiaire des relations de vassalité, distribue aux barons une partie de cette faveur qui, ensuite, dans un reseau inextricable d’obligations de l’inférieur vis à vis du supérieur, se repand à l’intérieur de la communauté. L’origine du bon pouvoir est un acte mystérieux et entièrement personnel (ou privé) réalisé par Dieu. La politique féodale s’effectue donc comme réseau interpersonnel de faveurs réciproques et asymetriques, dont le sommet est la majeste divine. Puisque le roi n’a pas été investi du pouvoir par ses pairs ni par le peuple, il est a nemine judicatur. Puisqu’il a reçu le pouvoir par une grâce spéciale, par laquelle la volonté divine vient se déposer dans la volonté royale, le roi est legibus solutus et la loi est “inscrite sur sa poitrine”, raison par laquelle “ce qui plaît au roi a force de loi”.

A la théologie politique de la faveur vient, peu à peu, s’ajouter la théorie christocentrique du pouvoir et la construction de la figure du gouvernant comme roi liturgique et juridique. Cette élaboration, que Kantorowicz a denommé “les deux corps du roi”, est essentielle dans la fondation du despotisme feodal.

L’imperium, c’est-à-dire, le pouvoir, possède, depuis les romains, quatre determinations fondamentales: perpetuité, ubiquité, invisibilité et, comme conséquence, la qualité d’être extra-naturel. La Personne Impériale – l’État – ne peut donc pas être confondue avec la personne physique de l’empereur car, n’étant pas physica ou naturalis, elle est persona ficta, personne artificielle. La théologie politique chrétienne ira plus loin: la persona fictaest persona mystica. Le problème consiste à trouver comment donner au corps physique naturel, visible, fini et mortel du roi les marques de l’imperium. La reponse sera la construction du corps politique du roi.

Dans la perspective christocentrique, le roi est persona geminata ou mixta qui imite la nature double de Christ, homme et Dieu. Christomimétes, le roi, par son corps physique, imite l’humanite de Christ et, par la grace divine, son corps mystico-politique imite la divinité du Seigneur. Par l’onction, la consécration et le couronnement, la liturgie transmute le corps physique en corps politique invisible, perpetuel, continu, qui ne connaît pas la maladie, la senilité et la mort, a le don d’ubiquité et est indestructible. Rex Dei gratia, le roi liturgique, humain par nature et divin par la grâce, réalise la mimesis qui n’est pas seulement une copie, mais aussi l’incarnation ou l’incorporation, car il est Imago Christi. Double, le roi liturgique est major et minor se ipso, plus grand que son corps physique et plus petit que son corps déifié. En tant que majeur, il crée la loi; en tant que mineur, ii s’y soumet. Éternisé par la grâce, tout ce qui est au roi est eternisé avec lui et sa figure autant que ses regalia seront representés de façon iconographique avec le “halo de la perpetuité”.

L’onction et la consécration de Charlemagne comme Rector Europae et comme Imperatoramorcent le transfert juridique du roi christocentrique vers le roi theocentrique. Maintenant le roi n’est plus Chistomimétis, mais Imago Dei, et il n’est pas roi uniquement par grâce divine, mais par droit divin. De roi liturgique il devient roi juridique.

La fondation juridique gagne de la solidité avec le passage du roi à l’imago aequitatis, image de la justice, et son corps est maintenant dédouble en personne privée et personne publique, sa volonté étant la res publica. Par sa volonté, le roi est legibus solutus, ou plus grand que la loi, car il est l’image de la justice mais, simultanement, sa volonté est serva aequitatis, ou plus petite que la justice. Cette relation originale du major et du minor fait le roi père et fils de la justice, et celle-ci, mère et fille du roi. Comme père, sa volonté soumet la loi; comme fils

c’est elle qui se subordonne à la justice. C’est parce que cela depend entièrement de sa volonté de se soumettre ou non à la loi, que le prince doit être instruit pour que sa volonté soit soumise à la raison qui ne lui est pas personnelle, mais raison publique (ratio leges etpatria). Comme “loi vivante” (lex animata), le roi est organe, créateur et instrument de la loi, et celle-ci est le “prince inanime”. D’où, en inversant l’affirmation d’Aristote, l’adage: “II vaut mieux d’être gouverné par un bon roi que par une bonne loi”.

Si le problème initial de la construction du corps du roi répondait au besoin de concilier nature et divinité, à mesure que cette élaboration se consolide, un nouveau problème se pose. Tant que le roi est féodal, le temps royal se mesure par sa vie et par celle de son patrimoine, mais quand il devient roi national et roi fiscal, son temps ne peut plus être confondu avec celui de la vie de son corps physique et avec la durée de son patrimoine. En passant du dominium à l’imperium, la continuité ou le “halo de la perpétuité” trouvent un recours juridique impair.

Aristote avait dit que la justice “est une habitude qui ne meurt jamais”. Interprétée platoniquement, cette affirmation se transforme en: “La Justice ne meurt jamais”. Étant l’image de la justice, le roi devient, par incorporation mimetique, immortel. Le halo de la perpetuité qui le recouvre recouvrira aussi tout ce qui est à lui: la couronne, les biens patrimoniaux (qui deviennent publics, inaliénables et imprescriptibles), le fisc (sanctissimus et sacratissimus, Christus fiscus), la patrie (le territoire national), la dignité (l’office), la majesté (imperium) et la dynastie. Chacun de ses élernents est défini comme persona fictaet, en cette qualité, “ne meurt jamais”. Le rapport du roi avec les regalia ou personae fictaeest celui du matrimonium morale et politicus (qui est symbolisé par la bague pendant la cérémonie du couronnement): le roi est l’époux de la couronne, des biens publics, du fisc, de la patrie, de la dignité, de la majesté et de la dynastie, avec lesquels il forme le corps politique et mystique du royaume dont il est la tête et dont les membres sont le peuple. Époux de la patrie et du peuple, père et fils de la justice, le roi est partout, car les principales caractéristiques des personae fictae sont l’ubiquité et l’immortalité. Le fisc est partout, comme le peuple, et les deux “ne meurent jamais”. Père, fils, époux: le roi rend publiques des déterminations privées. Simultanément, ii y a une sanctification du roi et de ses regalia, et comme roi “très noble et très saint”, protecteur du peuple et de l’Église, ii manifeste sa sainteté en opérant des miracles et en expulsant des démons: ii devient

thaumaturge.

Deux symboles cristallisent l’immortalité et l’ubiquité du corps du roi: l’image du Phenix (le roi sera dit Phénix; son ainé, “petit Phénix”) et la cérémonie funèbre. Présent sur toutes les effigies et monnaies (en France), le Phenix possède deux caractéristiques principales: l’immortalité en un temps continu et l’absolue singularité, car il n’existe qu’un seul Phenix à la fois. C’est un individu qui contient le genre, parce qu’étant hermaphrodite et gemina vita, il est héritier de soi-même et en lui naissance et mort coïncident. Voilà pourquoi, à la lamentation “Le Roi est mort”, s’ensuit le cri triomphal “Vive le Roi”. Interprété philosophiquement, le Phénix signifie que la forme du généré est la même que celle du générateur et, juridiquement, cela garantit la dynastie. N’étant pas seulement le roi, mais tout son corps politique, le Phenix incorpore le peuple, la patrie et ses symboles le drapeau, la fleur de lys, l’ampoule et l’oriflamme, qui comme lui, “ne meurent jamais”. Les funérailles, à leur tour, célèbrent la victoire du corps du roi sur la mort. Le corps physique du roi, paré des regalia, est présenté à la veneration publique pendant dix jours, avant d’être dénudé, mis dans un cercueil et gardé hors la vue de tous, tandis que les regaliasont transférés à son image en effigie et que des suites de cérémonies (messes, bénédictions, banquets, discours) sont célébrées en son honneur, pour louer son éternité. Le drapeau, qui “ne meurt jamais”, est hisse aussitôt que la mort est annoncée; l’héritier ne doit pas prendre le deuil ni participer aux cérémonies et au cortège car, comme le roi “ne meurt jamais”, le nouveau roi n’a pas à pleurer. Les magistrats, en contrepoint du clergé endeuillé qui regrette la mort du corps naturel, s’habillent de pourpre et or parce que, en tant que parties du corps politique, “ils ne meurent jamais”. Le cortège funèbre cache le corps physique du roi, normalernent visible, et superpose au cercueil l’effigie paréet, son corps politique, normalement invisible, pour que le peuple sache que le roi “ne meurt jamais”. Une fois enterré le corps physique, l’effigie demeure visible, sur la tombe, pour que “du lit du roi s’érige le lit de la justice”.

Personnalité et image, le corps politique du roi est un corps total: c’est le corps du pouvoir, de la communauté, du savoir et de la loi. Sa personne privée, transfigurée, devient personne publique et l’espace public, privatisé, ne comporte que deux (et uniquement deux) formes de rapport: celui de la faveur (exprimé dans le système de protection et le vasselage) et celui de l’imitation. Représentant de Dieu sur la terre, le gouvernant incarne la communauté et s’offre a elle comme miroir. Être gouverné, cela signifie imiter les qualités personnelles du gouvernant.

L’imitation réintroduit la morale a l’intérieur de la politique, une fois que la qualité de la communauté — bonne ou mauvaise, heureuse ou malheureuse, juste ou injuste, vertueuse ou vicieuse — depend du modèle royal à imiter. Comment empêcher l’apparition du mauvais gouvernement? Comment empêcher que le vice définisse la forme des relations sociales ?

Pour répondre à ces questions, on développe, d’abord à Byzance et ensuite en Europe, un genre littéraire, qui perdurera jusqu’au XVIIIe siècle: le Miroir des Princes — il s’agit de l’éducation morale du prince pour qu’il soit un bon gouvernant ou un gouvernant vertueux; et un concept, qui perdurera jusqu’au XIXe siècle: le Bon Conseil s’agit du modèle éthico-politique du gouvernement guide par la Prudence contre la Fortune. La construction théologico-politique du gouvernant comme personne privée avec des charges et des devoirs publics pose l’éthique comme responsable de la qualité du régime politique, dans la mesure où une telle qualité depend des vertus ou des vices du gouvernant. II n’y a pas de valeurs politiques ni de critères politiques à la politique, mais des critères théologiques et des valeurs morales.

Le bon prince possède les quatre vertus cardinales (sagesse, justice, courage et tempérance) et les qualités morales princières: l’honneur (disposition à respecter ses principes et sa parole, quelles que soient les circonstances); la magnanimité ou clémence; et la liberalité ou magnificence. Le bon gouvernant doit aspirer à la celebrité et à la gloire au moyen de ses actes, mais pour cela il doit être vertueux et la vertu réside dans sa capacité (définie par Cicéron) à ne pas être rusé comme le renard ni violent comme le lion, c’est-à-dire, à ne jamais tomber dans l’animalité et dans la bestialité. Les qualités du royaume et des sujets dépendent entièrement de celles du prince et pour cette raison une communauté ou un royaume deviennent corrompus et decadents quand le gouvernant est vicieux, car ses vices se transmettent au corps politique comme une maladie incurable.

Ouvrons une parenthèse.

Grande est la tentation de passer à l’analyse du totalitarisme comme forme contemporaine du despotisme. Ne trouvons-nous pas dans les formations totalitaires la reprise de l’idée et du sentiment de la communauté, incarnée dans le chef? Le “culte à la personnalité”, n’est-il pas la forme contemporaine de l’ancienne imitatio? Le totalitarisme, n’est-il pas la reprise pleine de l’image du corps politique, maintenant aussi corps social sans fissures et transparent, et de la corporification en quelqu’un de la totalité du pouvoir, du savoir et de la loi?

Cependant, le passage n’est pas possible, encore que les analogies soient fortes. Le totalitarisme est l’opposé du despotisme: en celui-ci, il n’y a pas de sphère publique; en celui-là, il n’y a pas de sphère privée. Le despote empèche le surgissement du champ politique; le chef totalitaire, du champ social. Dans le despotisme il y a privatisation du public; dans le totalitarisme, publicisation du privé, incorporation de la vie privée à la vie de l’État et disparition de la première dans la seconde.

Fermons la parenthèse.

Même le republicanisme de la Renaissance italienne maintient l’idéal du prince vertueux, miroir pour la sociéte. Bien qu’il affirme la liberté républicaine (le droit de la cité à se donner a soi-même ses lois, indépendamment de la Papauté et de l’Empire romain-germanique), que la source de la loi soit le peuple (le populus et non pas la plebs, c’est-à-dire, le patriciat et non pas la plèbe) et que celui-ci élise le gouvernant, l’élection doit retomber sur un homme doue de virtù. Le prince vertueux possède, outre les vertus chrètiennes, celles-là que Ciceron, dans le De officiis, et Sénèque, dans le De clementia, ont attribué au gouvernant l’honneur (respecter ses principes en toutes circonstances ainsi que la parole donnée), la clémence (la capacité à pardonner et à eduquer), la liberalité ou magnificence (savoir dépenser sa fortune pour le bien de la cité), la gloire (la grandeur de son nom par ses faits militaires), la piété (le respect envers la religion des aïeux) et la veracité (ne jamais mentir).

A partir de ce moment, pourtant, deux traditions de la pensée politique vont surgir et, bien que possédant un fond commun, elles vont s’opposer. La première d’entre elles naît avec Machiavel[13], avec la séparation entre l’éthique et la politique, qui fait que le despotisme est une institution politique et non pas un defaut de caractère du gouvernant. La seconde naît avec Pascal, qui maintient le lien entre éthique et politique, pourtant il ne part plus de la figure du gouvemant vertueux mais de la nature vicieuse de l’homme. Le pessimisme augustinien reapparaît sous la plume du janseniste. La théologie chrétienne, selon Pascal, nous enseigne qu’il y a deux rois: le vrai, Roi de Charité, qui est Dieu, et l’usurpateur, Roi de Concupiscence, le gouvernant humain.

Le fond commun à ces deux traditions, c’est la négation d’une origine transcendante du pouvoir: ni Dieu, ni la Nature, ni la Raison ne créent le pouvoir et ne lui confèrent de bonté, de legitimité et de rationalité. L’origine du pouvoir est arbitraire: c’est la force, mais non pas comme violence nue et brute, mais comme illusion (dans le cas de Pascal) ou comme logique de la division originaire du desir des Grands et du Peuple (chez Machiavel). Pour les deux, la loi appartient à un ordre différent de celui qu’elle est chargée de fonder, c’est-à-dire, le pouvoir comme force. La loi transfère au champ symbolique ce qui, au début, n’est pas une valeur, mais un fait, n’est pas un symbole, mais une chose physique. Le symbolique doit occulter l’origine du pouvoir pour que celui-ci puisse être accepté et exercé, et c’est la fonction de l’magination de réaliser ce passage du fait à la valeur, de la force au pouvoir, de la violence à la legalité et à la legitimité, car c’est le propre de l’imagination de cacher l’origine des choses. Le gouvernant non despotique est celui qui gouverne par l’imagination pour ne pas devoir régner par la force; le gouvernant despotique est celui qui ne réussit pas à faire le passage de l’arbitraire au nécessaire et qui laisse decouvert l’origine violente du pouvoir.

Dans un passage célèbre des Pensées, le “Discours sur les Grands”, Pascal raconte une fable pour expliquer l’origine accidentelle et arbitraire du pouvoir (le roi légitime a disparu; un naufrage amène sur la plage un inconnu qui est, physiquernent, le sosie du roi disparu; heureux, le peuple le reconduit au palais où, au début, avec difficulté et ensuite avec naturel, l’étranger occupe la place vide et commence à gouverner.) Le gouvernant est, littéralement, persona (c’est-à-dire, Personne) et persona ficta (c’est-à-dire, une construction imaginaire). II ne gouverne pas par nature, ni par mérite, ni par droit divin. C’est un usurpateur, car, à l’origine, tout pouvoir est ruse et usurpation. C’est un être-en-représentation et un signe, une fonction, une image et un personnage. Ayant pris le pouvoir par la force (ruse et rnensonge), il s’y maintient en occultant son origine, car l’imagination sociale et les symboles du pouvoir doivent occulter son origine et le conserver grâce à la loi. Celle-ci doit être obéie simplement pour être la loi, c’est-à-dire, la coutume consolidée, et non pas parce qu’elle possède une origine sacrée ou une valeur éthique. Justement pour être occultation de l’origine réelle du pouvoir, les symboles et la loi ne doivent jamais être contestés, car leur contestation aurait comme résultat d’actualiser l’origine et de faire proliférer le nombre des usurpateurs, amenant de l’anarchie et du chaos dans un monde déjà vicieux et vicié.

Comment distinguer le gouvernant du despote ou tyran?

Le despote est celui qui juge posséder le droit au pouvoir pour des mérites personnels (physiques et éthiques) et pour des qualités naturelles; celui qui juge les lois, cherche à les changer et se présente comme reformateur. Le révolutionnaire, le réformateur, le contestataire sont des tyrans et des despotes, en premier lieu, parce qu’ils cherchent à rappeler au peuple l’origine accidentelle et arbitraire du pouvoir et des lois; en second lieu, parce qu’ils rêvent de droit naturel, de justice originaire,d’abolition de la force et de la concupiscence. Le despote — roi ou reformateur-contestataire — est celui qui questionne les symboles du pouvoir, l’origine des coutumes et la justice des lois établies. Pourquoi despote? Parce qu’au nom de sa volonté privée ou de la volonte particulière d’un groupe, il conteste l’ordre établi et prétend réduire l’image et les symboles du pouvoir à des faits empiriques.

Or, quelle surprise nous attend lorsque nous decouvrons que même Kant n’échappe pas à cette tradition. Comme tout homme des Lumières, Kant n’attend pas de l’éthique royale qu’elle appuie la rationalité et la legitimité du gouvernement. Ii distingue le monarque du tyran et du despote en invoquant la puissance legislative du premier contre l’arbitraire de la volonté des seconds. La puissance de la loi contre l’arbitre de la volonté guidée par les passions et par les intérêts sépare la politique et le despotisme. Néanmoins, en se prononçant sur la Révolution Française, Kant affirme que celle-ci pourrait avoir été une “conspiration heroïque et patriotique”, mais, tout de même, conspiration et crime, dont les “auteurs revent moins de servir la patrie que de la soumettre, moins de la libérer des tyrans que d’en devenir de semblables”. Ces conspirations se font avec des désordres et des troubles et avec des effusions de sang, “et le sang d’un seul homme a plus de prix que toute la liberté du genre humain”. Au lieu de succomber à la violence de la conspiration qu’est la révolution, il appartient au gouvernant de réaliser des réformes, porteuses de liberté et de paix pour les societés et les états. Nous retrouvons le janséniste sous la plume du pietiste lorsque Kant écrit sur l’origine insondable de la loi et le devoir de lui obéir sans jamais la contester, ainsi que l’idée augustinienne selon laquelle tout pouvoir vient du haut:

L’origine du pouvoir suprême est, pour le peuple qui y est soumis, insondable du point de vue pratique, c’est-à-dire, le sujet ne doit pas discuter activement cette origine comme un droit contestable relativement a l’obéissance qu’il lui doit […]. Une loi est si sacrée (inviolable) que, du point de vue pratique, la mettre en doute, donc suspendre pour un moment son effet, est déjà un crime; une loi qui est si sacrée ne peut etre representé que comme ayant sa source non pas chez un homme, mais chez un legislateur suprême et infaillible et tel est le sens de l’affirmation “toute autorité vient de Dieu”, qui n’exprime pas un fondement historique de la constitution civile, mais une idée comme principe pratique de la raison: on doit obéir au pouvoir legislatif actuellement existant, quelle que soit l’origine qu’il ait eue.

Si, pour Pascal, il n’existe que l’origine empirique et arbitraire du pouvoir, né de l’usage de la force et de l’usurpation et si, pour Kant, on doit opposer l’origine empirique (qui peut etre arbitraire et violente) et l’origine transcendantale du pouvoir comme loi sacrée et inviolable de la Raison, pour tous deux, l’essentiel dans la definition de la tyrannie et du despotisme se trouve dans la tentative perverse de devoiler l’origine de la politique, de faire que le symbolique tombe dans l’empirique. Or c’est cela que toute révolution réalise, car elle désacralise et dénature le pouvoir et, comme écrit Lefort, rend la division sociale entre un Bas et un Haut inacceptable et devant être défaite.

Ainsi, le parcours ouvert par la tradition pascalienne, c’est-à-dire, par la pensée politique conservatrice, produit un déplacement de la figure du despote. Lui qui avait surgi au début comme celui qui s’approprie en privé l’espace public — donc, comme figure du gouvernant passionnel et violent — arrive à la fin à la figure de celui qui conteste le sacré et le naturel du pouvoir et des lois en tant que coutume et tradition inviolables donc, il fini dans la figure du révolutionnaire. Était despote celui qui produisait, par ses passions, le rétrécissement de l’espace public, soumis à sa volonté privée. Devient maintenant despote celui qui élargit l’espace public par l’action d’une volonteé collective. Et, autant dans un cas que dans l’autre, cette tradition le juge de façon éthique: le despote est pervers et agent de la corruption de la politique.

La tradition inaugurée par Machiavel (et ce n’est pas un hasard, reprise par le révolutionnaire Gramsci) suit un autre cours, encore que, comme auparavant, elle opère la séparation entre éthique et politique et refuse le caractère transcendant du pouvoir. Au contraire de Pascal, Machiavel ne laisse, pour évaluer la politique, aucune brèche par où la transcendance de Dieu ou de la Raison puisse revenir. Parce que pour Pascal Dieu, absolu caché, est demeuré la référence ultime, II peut reapparaître dans la figure de l’insondable kantien et être presupposé par la raison pratique transcendantale. Avec Machiavel, la logique politique possède ses propres critères de comprehension et d’évaluation à distance de l’éthique et de la théologie, de la raison pratique et de la raison théorique. Justement pour cela, comme le montre Lefort, les critiques (d’hier et d’aujourd’hui) ont crée le mythe du machiavelisme et du gouvernant machiavelique, c’est-à-dire, l’image de la diabolisation de la politique.

En refusant l’idéal de la cité éthique des anciens et du prince médiéval vertueux, Machiavel, disent les critiques, aurait fait surgir la figure de l’État comme œuvre maléfique du leurre, de la ruse, de la violence et de la force. Le prince serait l’image d’un pouvoir sans visage et sans lieu, d’un mal qui tomberait sur la communauté pour lui faire faire des actes qui la conduisent à sa propre ruine. Agent diabolique, violent et rusé, maître du leurre et de l’illusion, agent secret de la destruction, le gouvernant machiavélien serait l’incarnation de tous les vices et la figure exemplaire du Mal qui corrompt et dégrade la bonne societé, une et indivise, juste et belle, libre et indépendante. C’est le tyran, le despote.

Quelle est l’origine de ces images de caractère éthique qui ont servi à la construction du mythe du machiavelisme et à la représentation du gouvernant machiavelique? L’œuvre de Machiavel elle-même, écrit Lefort, parce qu’elle est la première à montrer que la politique n’est pas un fait dont le fondement se trouverait dans la Nature, en Dieu ou dans la Raison, mais qu’elle doit le trouver en elle-même en tant que réponse à une question sociale precise: celle de la division originaire. Avec Machiavel nous découvrons pour la première fois n’y a pas communauté sociale, mais société, c’est-à-dire, une division originaire entre le désir des Grands d’opprimer et de commander et le désir du Peuple de n’être ni opprimé ni commandé. La cité n’est pas communauté, elle n’est pas la “bonne societé” une, mais la division sociale et du social y passe tout au long; le politique est le travail que la societé réalise sur soi-même pour créer un pôle séparé — le pouvoir politique — par lequel, divisée, elle produise son unité et son identité. Le politique surgit comme action diabolique parce n’est plus l’œuvre de Dieu, de la Nature et de la Raison mais devient ce qu’il a toujours été, œuvre du social et travail historique des hommes eux-mêmes.

Le “bon gouvernement” du prince vertueux, dit Machiavel, est un masque qui cache l’impossibilité de la vraie politique Ii n’y a pas de modèle éthique pour guider les actions du gouvernant parce qu’il n’y a pas de “bon prince” opposé au “méchant prince” tyrannique et despotique, mais la logique de l’action politique en tant que telle. Machiavel effectue une vraie desincorporation du pouvoir, car la vertu n’est plus un attribut de la personne privée du gouvernant (de son corps physique et morale) mais devient la qualité de l’action politique comme telle.

Même si l’action politique reçoit des predicats moraux, sa logique n’est pas celle de la moralité privée du prince et des sujets sociaux. La logique du pouvoir est différente de celle de l’éthique individuelle, et différente aussi de la logique de la force et de celle de la mystique; cette logique transparaît dans les qualités propres du gouvernant en tant que gouvernant, c’est-à-dire, dans la qualité spécifique des actions politiques comme reponse aux luttes sociales. Ainsi, contre la tradition ciceronienne, Machiavel dira que le gouvernant doit posséder la ruse du renard et la force du lion, s’il ne fait pas de la première un mensonge politique, ni de la seconde un usage pur et continu de la violence, mais sait quand dissimuler et quand employer la force. Grand dissimulateur et patient auditeur du vrai, le gouvernant n’est pas un théoricien ni un intellectuel, mais il ne peut pas être ignorant des affaires publiques, des luttes sociales, des conflits d’intérêts entre groupes, des effets des actions qu’il réalise. Le gouvernant machiavelien, rappelle Lefort, est l’homme de la virtù vainqueur de la Fortune, car il est capable de connaître les temps et les lieux, les circonstances de son action, de calculer et de faire des alliances.

Avec Machiavel, surgit l’idée moderne de la qualité des actions politiques comme la capacité de nourrir et d’augmenter la liberté republicaine (autonomie légale de la république; expression et solution des conflits internes). La liberté politique s’oppose au despotisme parce qu’elle se manifeste dans la création des institutions politiques capables de la conserver et d’empêcher qu’un seul homme ou une poignée d’eux ne prenne le pouvoir et ne l’utilise à son bénéfice. Le but de la politique n’est pas le bonheur ni le bien commun, car ceux-ci sont ses effets et non pas ses fondements. Le but de la politique est la liberté civique, la sécurité des citoyens et la paix extérieure entre les cités. De telles finalités ne dependent pas des qualités personnelles du gouvernant, mais des institutions republicaines et donc de l’espace public.

La liberté civique ou publique est ce qui définit la vraie république et si, au départ, elle dépend de la virtù du prince qui vainc la capricieuse Fortune, elle ne pourra être conservée que si la virtù et le desir de liberté pénètrent dans l’esprit des citoyens, car bien qu’un seul ait le pouvoir d’organiser le gouvernement, aucun gouvernement ne pourra avoir l’espoir d’être durable “s’il répose sus les épaules d’un seul”. Comme le rappelle Skinner, le salut d’une république n’est pas tant “d’avoir un prince qui gouverne prudemment tout au long de sa vie, que d’avoir un prince qui l’organise de telle façon que ensuite la virtù ne depende pas de lui, mais de la virtù du peuple”[14].

Attentif au risque permanent de la corruption politique qui pourra détruire la république, Machiavel s’occupe des ordini nuovi, c’est-à-dire, des institutions nouvelles, capables d’empêcher la corruption (toujours entendue comme action d’un particulier ou d’un groupe de particuliers, issus du sein des Grands qui utilisent la république pour leurs intérêts privés). L’un des noms de la corruption donc est le despotisme, et la réponse politique pour le combattre ne se trouve pas dans le remplacement d’un gouvernant par un autre, mais dans la qualité des institutions qui l’empêchent.

En suivant cette tradition, Spinoza[15] effectue dans le Traité politique le démontage du moralisme politique et son remplacement par la qualité des institutions publiques. Comme Machiavel, Spinoza affirme que l’origine du pouvoir politique ne se trouve pas en Dieu ou dans la Nature, mais dans la nature humaine à la fois passionnelle et rationnelle donc dans la force — ce qu’il appelle droit naturel comme puissance d’auto-préservation mais aussi dans le désir de securité et de liberté — le désir de gouverner et de ne pas être gouverné. La politique n’est pas une branche de l’éthique ni une “science pratique” au sens thomiste (elle n’est pas normative) ni non plus une satire (les hommes ne sont pas vicieux par nature) ou une utopie (les hommes ne sont pas vertueux par nature). La politique est le travail sur les conflits sociaux pour arriver la concorde et la securité, ou l’invention des institutions ayant la puissance de “diriger la multitude, c’est à dire la contenir à l’intérieur de limites précises”. Spinoza écrit:

Les philosophes conçoivent les affects dont nous sommes tourmentés comme des vices dans lesquels les hommes tombent par leur propre faute; c’est pourquoi ils ont coutume d’en rire, d’en pleurer, d’en médire, ou quand ils veulent montrer plus d’élévation, de les maudire.

[…] Ils conçoivent les hommes en effet non tels qu’ils sont mais tels qu’ils voudraient qu’ils soient; et ainsi le plus souvent ils ont écrit une Satire en guise d’Éthique, et n’ont jamais conçu de Politique qui puisse être en usage et être tenue pour autre chose qu’une Chimère, bonne à instituer en l’île de l’Utopie où à l’âge d’or des Poètes, c’est dire précisément là ou il n’y en avait nul besoin[16].

Sous le signe et sous les effets de l’horreur produite par l’œuvre de Machiavel, les théoriciens produisent l’image de l’homme politique “machiavélique”:

Les hommes politique, estime-t-on en revanche, tendent des pièges aux hommes plutôt qu’ils ne veillent sur eux, et sont habiles plutôt que sages: c’est que l’expérience leur a enseigné qu’il aura des vices aussi longtemps qu’il y aura des hommes. Ils s’appliquent donc à prevenir la méchanceté humaine par des procédés qu’enseigne une longue expérience, et qu’utilisent habituellement des hommes conduits par la crainte plus que par la raison. […] Que cependant les politiques aient écrit de politique avec bien plus de bonheur que les philosophes, cela n’est pas douteux: ayant eu en effet l’expérience pour maîtresse, ils n’ont rien enseigné qui s’éloignât de l’usage[17].

La tradition du moralisme politique a toujours jugé que la raison était une force impériale qui pouvait et devait guider la volonté pour dominer les passions (les vices du gouvernant). Or, dit Spinoza, la raison n’a aucun pouvoir sur les passions car une passion n’est vaincue que par une autre plus forte et contraire, et seule une action domine une passion. Ainsi,

Un État dont le salut dépend de la loyauté de tel ou quel, et dont les affaires ne peuvent être correctement prises en charge qu’à condition que ceux qui les traitent aient la volonté d’agir loyalement, n’aura aucune stabilité. Pour qu’il puisse durer, au contraire, les affaires publiques doivent etre ordonnées de telle sorte que ceux qui les administrent, qu’ils soient conduits para la raison ou par les affects, ne puissent être amenés a manquer de loyauté, ou à mal agir. Et peu importe à la sécurité de l’État dans quel esprit les hommes sont amenés à administrer correctement les affaires, pourvu qu’elles le soient en effet. La liberté d’esprit ou force d’âme, est en effet une vertu privée, tandis que la vertu de l’État, c’est la securité[18].

Pour ce qui nous intéresse ici, le texte spinoziste, en défiant la politique et l’éthique normative et en mettant les institutions au centre de la politique, pose le droit aux passions dans le champ public, mais de façon singulière: il s’agit d’accepter le naturel des passions et des intérêts et d’opérer avec eux, de manière a en faire à la fois des propulseurs et des gardiens de la république, mais aussi perçus comme des dangers potentiels pour la vie républicaine. Des propulseurs parce que les passions et les intérêts visent à l’auto-preservation dans l’existence; des gardiens parce qu’attentifs à ce qui peut empêcher le désir d’auto-preservation; et des dangers, parce qu’ils sont illimités et peuvent générer la tyrannie ou le despotisme.

Spinoza est probablement le penseur qui formule le mieux une idée qui aura un bel avenir. Le principe capable de protéger la république contre le despotisme est simple: le gouvernant ne doit jamais être seul, mais doit gouverner dans un système institutionnel constitue par des réseaux d’assemblées électives au mandat determine et où chaque assemblée est contrôlée et fiscalisée par les autres en même temps que chacune contrôle et fiscalise les autres et les actes du dirigeant. Cette idée culminera dans la théorie de Montesquieu de la division des pouvoirs et de la relative autonomie entre eux. Cette même idée régira la politique libérale nord-américaine comme système de checks and balances et l’affirmation de la souveraineté populaire et de l’État. En un mot, le gouvernant ne peut pas devenir identique à la fonction et même pas au pouvoir. Celui-ci doit toujours apparaître comme une place vide, de droit, et, de droit, être occupée périodiquement par quelqu’un choisi par suffrage populaire, car le pouvoir appartient au peuple en tant que sujet politique. Ainsi, l’espace public se construit en defaisant l’image du corps politique en tant que corps mystico-politique du gouvernant, en créant des institutions publiques qui empêchent lincarnation du pouvoir politique dans la personne du gouvernant et l’identification de la société avec le dirigeant. Il y a un processus de dépersonnalisation et de “désincorporation” du pouvoir ce qui permet le surgissement des vertus civiques comme vertus publiques des citoyens, à distance des vertus éthiques, propres de la vie privée.

Ce n’est pas pour cela, pourtant, que disparaît le problème du rapport entre le public — politique — et le privé — éthique. Les passions reviennent sur la scène de la discussion politique.

Par ses origines à l’intérieur de l’éthique protestante, le liberalisme devra élaborer une conception de la politique et du pouvoir qui aboutira aux distinctions mentionnées ci-dessus. Mais, pour y arriver, la pensée libérale a dû proposer une expression politique à des questions qui étaient purement éthiques, une en particulier: celle de la tyrannie ou du despotisme des passions, conception heritée de l’éthique chrétienne et stokienne qui définissent la passion comme un vice et source de la discorde l’intérieur de l’individu et de la communauté. La passion exprime des intérêts particuliers et, comme telle, elle est contraire à la vie communautaire comme vie juste et d’équité. La passion est la concupiscence et l’egoïsme. Elie est seditieuse (elle nous partage intérieurement) et factieuse (elle partage la communauté).

Comment, pourtant, le capitalisme pourrait-il conserver cette éthique? Comment pourrait-il proposer l’ancienne politique du bien commun, fondé sur un ordre cosmique et hierarchique désiré par Dieu (où chacun a sa place prédéfinie et préordonnée) s’il opère à partir de la notion moderne d’individu? Comment pourrait-il offrir une politique de l’éthique communautaire et de l’intérêt general, s’il est fondé sur la compétition, sur la propriété privée des moyens de production, sur la division sociale des classes, sur l’exploitation economique, sur le profit, sur l’inégalité sociale? Comment pourrait-il maintenir l’éthique puritaine de la frugalité et de l’ascétisme dans une logique de marché fondé sur l’accumulation du capital? Comment pourrait-il, en termes hégéliens et marxistes, créer une politique de l’espace public, si ses présupposés sont le droit privé, la volonteé privée, l’éthique individuelle et individualiste? Parmi les nombreuses reponses données à ces difficultés, une seule nous intéresse ici parce qu’elle opère directement sur le rapport entre l’éthique et la politique. II s’agit de la formulation de Madison, dans le chapitre X du Fédéraliste et que l’historien Pocock désigne comme “la fin de la politique classique”, c’est-à-dire, la formulation qui inaugure la politique liberale[19].

De la formulation de Madison il n’y a que deux aspects qui nous intéressent ici: l’un sur le despotisme et l’autre, sur la supériorité de la république representative par rapport à la democratie. Les deux sont fondés sur la conception madisonienne des passions et de l’éthique.

Ce sont les passions et les intérêts qui meuvent la nature humaine et, pour cela même, sa tendance est d’être séditieuse ou factieuse, car toute passion — affectus et affectio — est factio, faction, division interne à chaque homme et division entre les hommes. La passion ne possède pas de mésure ni de frein, elle grandit sans limite. Sa croissance desordonnée produit les factions et celles-ci, en donnant de l’autorité aux plus forts, sont a l’origine de la tyrannie et du despotisme, puisque la passion est l’intérêt et que le despotisme est le gouvernement des intérêts d’un seul ou de quelques-uns, selon l’arbitre de leurs seules volontés. Madison écrit:

J’entends par faction une réunion de citoyens, qu’ils forment la majorité ou la minorité du tout, une fois qu’ils seraient unis et dirigés par l’impulsion d’une passion ou d’un intérêt contraire aux droits des autres citoyens, ou a l’intérêt constant et général de la societé. Il y a deux méthodes pour éviter les disgrâces de la faction: ou en prévenir les causes, ou en corriger les effets. La méthode qui consiste à prévenir les causes des factions sont également doubles: la première, détruire la liberté essentielle a son existence; la seconde, donner à tous les citoyens les mêmes opinions, les mêmes passions et les mêmes intérêts. Le premier remède est pire que le mal. II est certain que la liberté est pour la faction ce que l’air est pour le feu — un aliment, sans lequel elle expirerait sur le champ; mais ce serait une chose insensée de détruire la liberté qui est essentielle a la vie politique, seulement parce qu’elle est l’aliment des factions, comme désirer être privé d’air, seulement parce qu’il conserve au feu sa force destructrice. Le second moyen serait aussi impraticable que le premier est insensé. Tant que la raison de l’homme n’est pas infaillible et qu’il a la faculté de l’exercer, il devra y avoir de la diversité d’opinions; et tant qu’il y a une relation entre sa raison et son amour-propre, ses opinions et ses passions devront avoir les unes sur les autres une influence réciproque. La diversité de facultés chez les hommes, qui est à l’origine des droits de propriété, est un obstacle également imbattable à l’uniformité des intérêts. La protection de ces facultés est la première fin du gouvernement. De la protection des facultés inégales, dont résulte l’acquisition, résulte immediatement l’inegalité dans l’extension et dans la nature de la proprieté; de son influence sur les sentiments et sur les opinions des propriétaires résulte la division de la société en differents intérêts et en différents partis[20].

Toutefois, Madison est un moderne. Les passions et les intérêts sont naturels et il n’y a pas de plus grande équivoque que celle d’essayer de les éteindre. Pour cela, il s’agit de savoir les employer et d’en faire de bons instruments de la politique. Si le propre des passions est d’être toujours en expansion, il faut créer des institutions politiques qui canalisent vers le bien commun cette croissance et cette expansion de l’intérêt privé. Au lieu d’opposer le public au privé, faisons de celui-ci l’instrument de celui-là, au moyen d’un aménagement institutionnel astucieux qui établisse l’adéquation de l’éthique privée à des fins publiques. La tâche de Madison est de définir le régime politique et les institutions publiques capables de concilier les passions et intérêts privés expansionnistes et la stabilité, l’ordre et la paix sociaux.

La démocratie, dira-t-il contre Benjamin Franklin et Jefferson, ne répond pas ce besoin. L’option doit être pour la république representative, car

une pure democratie, composée d’un petit nombre de citoyens, qui se réunissent tous et gouvernent par eux-mêmes, n’admet pas de remède contre les disgrâces de la faction. La plupart auront, dans presque tous les cas, des passions et des intérêts communs: les formes du gouvernement amèneront necessairement avec soi communication et accord et rien ne pourra reprimer le désir de sacrifier le parti le plus faible, ou l’individu qui ne pourra pas se défendre. […] Les politiciens speculatifs, qui soutiennent cette espèce de gouvernement, discourent sur le principe très faux que la parfaite égalité de droits politiques peut amener avec soi l’égalité de propriétés, d’opinions et de passions. Une république, je veux dire, un gouvernement representatif, offre un point de vue différent et promet le remède que l’on désire. […] La république s’écarte de la democratie sur deux points essentiels; non seulement la première est plus vaste et le nombre de citoyens bien plus grand, mais les pouvoirs y sont délégués à un petit nombre d’individus que le peuple choisit. L’effet de cette seconde différence est d’épurer et d’accroître l’esprit public, le faisant passer à un corps choisi de citoyens, dont la prudence saura distinguer le vrai intérêt de leur patrie et qui, pour leur patriotisme et leur amour de la justice, seront moins enclins à le sacrifier à des considérations momentanées ou partielles. Dans un tel gouvernement il est plus possible que la volonté publique, exprimée par les representants du peuple, soit en harmonie avec l’intérêt public que dans le cas où elle serait exprimee par le peuple rneme, reuni à cette fin[21].

Comme l’observe Pocock, deux conséquences sont à tirer de la pensée de Madison: 1) l’équilibre et la séparation des pouvoirs à bâtir dans la structure fédérale assurent que l’intérêt ne corrompt pas et que la rhétorique de l’équilibre et de la stabilité peut être invoquée en faveur d’un edifice qui n’est plus fondé sur la vertu; 2) la structure fédérée apparaît comme tout à fait capable d’absorber et de concilier les intérêts conflictuels, de façon illimitée. Ii n’y a pas un seul intérêt qui ne puisse être répresenté et avoir une place dans la distribution du pouvoir et qui pourrait croître et changer avec la croissance et la transformation du peuple qui fait surgir des nouveaux intérêts. La république fédérale peut toujours croître et changer pour s’y accommoder. La “fin de la politique classique” se trouve dans ce premier glissernent du republicanisme vers le liberalisme, c’est-à-dire, de la théorie classique de l’individu comme être actif et civique, directement participant à la res publica, vers une théorie dans laquelle il apparaît principalement comme conscient de son intérêt et fait partie du gouvernement afin de forcer la réalisation de cet intéret, ne donnant qu’une contribution indirecte à cette activité mediatrice par laquelle le gouvernement accomplit la réconciliation des conflits et en fait l’unique bien commun existant. Surgit la république des intérêts representés comme société politique en expansion. Et l’expansion federaliste deviendra, peu à peu, une expansion impérialiste, car le liberalisme et le capitalisme, en proposant la théorie de la frontière en expansion, opèrent dans l’espace public au moyen d’une ideologie geopolitique. Les idées de Madison, à leur tour, explicitent les principes de l’État Modeme qui feront que Hegel affirmera que l’État n’existe pas encore dans sa plenitude publique.

Voilà dans ses traits brièvement ébauches le champ de pensée elaboré par la modernité et qui, aujourd’hui, semble être en crise, la crise des valeurs n’étant pas uniquement morale, mais aussi politique.

Si nous voulions résumer les concepts et les procédés théoriques développés par la modernité (après la fin de l’Ancien Regime) pour circonscrire et combattre le despotisme, nous pourrions relever les suivants:

  1. rupture avec l’idée de communauté (une, indivise, incarnée dans la personne du dirigeant) et passage a l’idée de société (originairement divisée en intérêts conflictuels, en classes antagonistes, en groupes diversifiés), dépourvue de centre et d’identité, mais en constituant la sphère privée (comme societé civile, comme société bourgeoise, comme société de marché) à la recherche de la sphère publique (du pouvoir et des droits sociaux, civiques et politiques);
  2. rupture avec l’idée et la pratique théologico-politique du pouvoir politique en tant que pouvoir incarné dans la personne du dirigeant et passage à l’idée de la domination impersonnelle (Marx) ou de la domination rationnelle (Weber) et à celle des institutions publiques comme ensemble régulateur, qui contrôle et fiscalise l’action politique, c’est-à-dire, naissance de l’idée moderne d’État;
  3. distinction entre la sphère privée des intérêts, des passions, des vices et des vertus et la sphère publique impersonnelle des lois comme champ symbolique de la volonté générale et des droits;
  4. passage de l’idée mediévale et romantique de la Constitution comme caractère et esprit d’un peuple ou d’une nation à l’idée de la constitution comme institution ou loi majeure qui régule l’espace public;
  5. parcours qui va de l’idée et de l’institution de la république representative à l’idée et à l’institution de la démocratie representative (ou democratie formelle, comme disait Marx), c’est-à-dire, de la république oligarchique censitaire à la democratie basée sur le suffrage et l’égalité de droit de tous les citoyens d’occuper les postes publics de direction;
  6. surgissement de l’idée d’opinion publique comme réflexion qu’un individu ou un groupe d’individus réalise à propos de ses intérêts et de ses droits et qu’il expose librement en public quand ii les sent lésés ou mis en cause par le pouvoir public ou par d’autres groupes sociaux.

Or, chacun de ces aspects a été contesté au long des cent cinquante dernières années et, aujourd’hui, plus que jamais. Dans le cas spécifique du despotisme, les critiques ont mis en doute l’éfficacité des caractéristiques resumées ci-dessus afim d’empêcher les régimes despotiques.

L’absorption de la sphère publique (l’État) par la société civile a été indiquée par Marx dans l’analyse du particularisme de l’État comme pouvoir de classe. L’absorption de la sphère privée par l’État a été critiquée à partir de l’avènement du totalitarisme. Et, au contraire, l’absorption du public (l’État) par le privé (le marché) a produit la critique effets du neoliberalisrne. Le formalisme democratique a été contesté non seulement par les socialistes et les marxistes, mais aussi par les mouvements sociaux des annees 1960 et 1970. Mais, aussi, “l’invasion” de l’espace public par les différences posées dans l’espace privé, avec le feminisme et la lutte des homosexuels entre autres, a conduit à critiquer la privatisation du public. Le surgissement des mass media a détruit l’idée moderne d’opinion publique, en même temps qu’ils se présentent comme défenseurs de la liberté de pensée et d’opinion. Enfim, si le totalitarisme est la publicisation effrénée du privé, le neoliberalisme est la privatisation illimitée du public.

En guise de conclusion

Le parcours que nous avons fait, en passant par la superposition progressive du concept de tyrannie sur celui de despotisme et vice versa, permet de comprendre que le despote (en tant que tyran) n’apparaît pas toujours de la même manière.

Ainsi, le tyran socratique et platonicien (qui n’est pas identifié au despote, car le roi platonicien est pensé a partir de la figure paternelle) lègue à la tradition politique l’image du gouvernant déemesuré parce qu’irrationnel, dominé par une seule passion et dépourvu de la vertu de tempérance et par la incapable de justice, le tyran aristotélicien lègue à l’image du despotisme la figure de celui qui prétend s’élever au-dessus de l’humain et qui, ne pouvant pas être un dieu, déchoit en tombant plus bas que l’humanité; le despote médiéval est légitimé comme figure du bon gouvernant, opposé au tyran, le méchant gouvernant qui gouverne contre Dieu et contre la Nature, mais qui ne peut pas être déposé ni rejeté parce que “tout pouvoir vient du haut” et que le tyran est un fléau envoyé et desiré par Dieu pour punir les péchés de l’homme (idée qui reapparaît dans l’affirmation courante nos jours, que “tout peuple a le gouvernant qu’il mérite”); le despote de La Boétie est le tyran lui même, celui qui s’approprie de la totalité de la vie publique et privée et impose à la societé un rapport narcissique avec le pouvoir; celui de Machiavel est l’image du gouvernant qui agit sans virtù et s’appuie sur les armes de la Fortune inconstante, s’alliant au desir des Grands et craignant d’être renversé par eux; le despote de Spinoza est lui aussi identique au tyran, c’est le privatus qui prend le pouvoir sous l’excuse de protéger la loi et qui l’exerce par la terreur et par la crainte des sujets; le despote de Montesquieu est celui qui gouverne sans lois, dans l’indivision des pouvoirs; le despote hégélien se distingue du tyran car celui-ci est le héros fondateur tandis que celui-là apparaît sous les traits de celui qui privatise l’espace public, disperse les sujets comme des personnes privées abstraites et les unifie de l’extérieur; le tyran, selon Nietzsche, est celui qui s’approprie la totalité du champ politique et empêche la poursuite du jeu agonistique des forces, le despote pascalien et kantien est celui qui dévoile l’origine empirique et violente du pouvoir en contestant les lois et les symboles qui ont effacé l’origine dans la légitimité imaginaire.

Un fond commun, pourtant, soutient toutes ces conceptions le despote n’est capable que d’un seul type de rapport social et politique, celui du maître et du serviteur. Ce fonds commun n’est pas tellement la volonté arbitraire et sans loi, c’est plutôt la présence d’un régime lequel, même avec des lois, concrétise une seule forme de rapport social et politique, dont le sceau est la réalisation de la liberté (d’un seul) par la servitude (de tous les autres) et c’est pour cela (et à cause de institutions que le despote mobilise, surtout les forces militaires et l’imaginaire religieux) que sa volonté apparaît comme illimitée. Plus que tout, le trait préponderant du despotisme vient de ce que, même s’il y a des lois, les gouvernés y obéissent non pas pour elles-mêmes, mais en raison de l’amour et de la fascination qu’ils ressentent envers la personne du gouvernant, ou de la peur et de la haine qu’ils en éprouvent. Le despotisme dispense des institutions médiatrices dans les rapports politiques. L’absence de médiation institutionnelle et la personnalisation du pouvoir finissent par mettre en évidence les passions, les vices et les vertus parce qu’il ne reste que des critères moraux pour évaluer l’action et la réaction des forces politiques. Ainsi, dans le cas du Brésil, le despotisme se manifeste moins pendant les périodes de dictature (où le règne de la force est visible) et beaucoup plus pendant les périodes de populisme (quand la violence est dissimulée par les sentiments de vénération ou de haine envers la personne du gouvernant qui prétend gouverner dans un rapport direct et immediat avec le peuple, soit en qualité de père, soit en qualit’é de “docteur[22]”).

Nous avons cherché aussi à signaler les perplexités contemporaines concernant le rapport entre éthique et politique, perplexités qui s’expriment dans le sentiment de la crise des valeurs et dans la tendance à évaluer la politique par l’éthique en même temps que celle-ci apparaît comme dénouée de fondernent. Nous avons parcouru notre chemin en observant les efforts (d’abord chez les Grecs, ensuite chez les modernes) pour l’élargissement de l’espace public et le rétrecissement de l’éthique dans le champ de la politique comme effet de la séparation graduelle entre sphère privée et sphère publique, ou entre la sociéte civile et l’État ou entre le marché et la place symbolique du pouvoir. C’est sur ce parcours que nous avons rencontre la transformation paradoxale de la figure du despote dans la pensée conservatrice (de tyran pervers il devient revolutionnaire corrupteur) et dans la pensée liberale (de tyran passionnel il devient democrate factieux).

Nous avons fini en mentionnant quelques faits de la politique des quatre-vingt-dix dernières années qui posent des questions qui pourraient être ainsi résumées: comment expliquer que la création de la sphère publique ait débouché sur la privatisation administrative (l’apparition des grandes bureaucraties d’État) et sur la privatisation du politique amenée par le néoliberalisme par lequel s’opère le changement des droits sociaux (l’éducation, la santé, etc.) en services achetés dans le marché? Comment expliquer que l’élargissement de l’espace public, proposé par les révolutions socialistes, ait debouché sur la publicisation totalitaire et autocratique (qui a cherche à absorber et à détruire l’espace privé)? Comment expliquer que, dans les deux cas,

la politique ne soit plus envisagée comme praxis (adéquation intrinsèque entre les moyens et les fins) mais qu’elle ait commence à être pratiquée par de supposés experts comme une technique (extériorité entre les moyens et les fins)? Comment expliquer que la normativité éthique et le moralisme soient devenus des critères d’évaluation du politique? Évidemment, nous ne possédons pas de réponses à ces questions. En les posant, nous avons choisi un fil conducteur pour n’examiner qu’un seul aspect des perplexités actuelles, celui que provoque l’existence du néolibéralisme et du postmodernisme et la façon dont ils apparaissent au Brésil.

Habituellement, la discussion post-moderne renforce la perte de capacité explicative des “paradigmes” modernes, c’est-à-dire, des modèles théoriques et surtout des categories comme les paires ou les dichotomies sujet/objet, nature/culture, necessité/contingence, signe/signification, totalité/individualité, public/privé, bourgeoisie/prolétariat, reforme/revolution, sociéte civile/État. Bref, tous les termes que nous avons employés jusqu’ici ont perdu leur force descriptive et explicative. Quelques-uns considèrent suffisant de réaliser la “déconstruction” des concepts. D’autres sont à la recherche de nouveaux “paradigmes”. Cependant au lieu de poursuivre sur les malheurs du postmodernisme, il vaut mieux reprendre quelques distinctions qui ont été à peine suggérées au long de ce texte.

Jusqu’ici, nous avons parlé de modernité et de modemisme comme s’il s’agissait du même phénomène. II convient, maintenant, de chercher à les distinguer, autant que possible, puisque nous considérerons le modernisme comme une figure de la modernité (ce que, d’ailleurs, nous pensons être aussi le cas du postmodernisme). En simplifiant à l’extrême ce qui est en soi d’une extrême complexité, nous dirons que la modernité est un projet qui se développe pendant le processus de développement et de chute de l’Ancien Regime ou des monarchies absolues (dont la chronologie est variable selon les pays européens), tandis que le modernisme pourrait dater de la révolution et de la réaction conservatrice de 1848 et, pour finir, le postmodernisme daterait des années 1970, et serait dû aux changements du mode de production capitaliste (la societé dite post-industrielle), de l’épuisement de la principale manifestation politique du XXe siècle (les révolutions communistes) et de l’affaiblissement d’un nouveau sujet politique qui a fait son apparition dans les années 1960 (la contre-culture des mouvements sociaux)[23].

Encore de manière assez simplificatrice, nous dirons que le liberalisme est la pensée dominante de la modernité; le marxisme, du modernisme; et le néoliberalisme, du postmodernisme (étant entendu que la pensée politique se prend pour une espèce de revival— elle est “néo” — tandis que les arts, la culture, les théories et les pratiques sociales se prennent pour un dépassement — us sont “post”)[24].

Nous dirons, enfin, que les modernes et les modernistes sont convaincus qu’il est possible de faire entrer le particulier et le contingent sous les categories de l’universel et du nécessaire, sans que cela les détruise dans leur particularité et leur indétermination, mais en leur faisant gagner du sens moyennant le passage par l’universalité et par la nécessité. Par contre, les post-modernes affirment l’irreductibilité du particulier et du contingent et le caractère illusoire (mystificateur et destructif) de l’universel et du nécessaire. Si nous obéissons aux critères des “paradigmes”, nous dirons que le liberalisme opère avec la logique de l’identité, le marxisme, avec la contradiction dialectique, tandis que le postmodernisme neo-libéral invoque la logique des différences pour défaire l’ancienne idée de raison. Cela ne signifie pas que le liberalisme n’ait pas eu affaire à des contradictions et à des différences, mais qu’il a traité les premières comme des conflits et les secondes comme des diversités; cela ne signifie pas non plus que le marxisme n’ait pas pris en compte les identités et les différences, mais qu’il a considéré les premières comme des apparences et les secondes comme des moments de la contradiction; ni, enfim, que le neolibéralisme n’ait pas affaire à des identitsé et à des contradictions, mais qu’il cherche à réduire les premières et les secondes à des illusions rationalistes, c’est-à-dire, des rationalisations (au sens psychanalytique) de la différence. Autrement dit, modernes et modernistes, dans la tension entre essentiel/accidentel, ephémère/éternel, auraient pris parti pour l’Essence contre l’Apparence, tandis que les post-modernes auraient pris l’option inverse, en deplaçant le lieu antérieurement attribué à l’Illusion. Le liberalisme a accusé le marxisme d’avoir promu la synthèse totalitaire des termes; le marxisme, à son tour, a demontré que le liberalisme avait forgé une synthèse fetichisée et alienante des termes.

Le postmodernisme critique les deux pour l’idée même de synthèse, vue comme suprême violence rationaliste pour détruire l’indetermination du reel.

Pour ce qui est de notre sujet, il est interessant d’observer par où passe la coupure qui sépare le libéralisme (moderne) et le marxisme (moderniste), d’un côte, et le neoliberalisme (postmoderniste), de l’autre. Ce découpage passe par l’intention des deux premiers de faire apparaître et de consolider un espace public et par l’abandon de cette intention de la part du dernier. L’élargissement de l’espace public et le rétrécissement de l’espace public distinguent la modernité et la post-modernité. Évidemment, comme nous l’avons déjà observe, l’intention libérale et Aufklärer ne peut pas s’accomplir parce que l’éthique de l’utilité et de l’intérêt (la présence du marché capitaliste fondé sur la propriete privée des moyens de production), la fragilite de la théorie contractuelle de l’Etat (le remplacement de la liberté par les libertés ou franchises), la présence croissante de l’Etat dans la societé civile (par l’intervention directe sur l’économie et par le développement d’une bureaucratie puissante basée sur la hierarchie et sur le secret) et la soumission de l’opinion publique aux imperatifs de la sociéte administrée et de l’industrie culturelle ont mis en doute les valeurs des principes éthico-politiques du liberalisme.

A son tour, le marxisme a vu son utopie émancipatrice se démanteler sous les effets de la bureaucratisation et du totalitarisme. Si le liberalisme ne peut pas éviter la croissante privatisation du public (les libertés, au lieu de la liberté; les contrats fondes sur le droit privé, au lieu de la predominance du droit public), le marxisme a été forcé d’assister à la destruction de la sphère privée par l’invasion totale du Parti et de l’État afin de produire une société organiquement cimentée par un système de fonctions et de contrôles, soi-disant sans fissures, sans conflits et sans différences internes. La sociéte unidimensionnelle et administrée sous l’influence dominatrice du Plan et des services secrets de l’information, la transformation des individus en Travailleur Collectif et militants de cellules du Parti verticalisées et liées à un centre où le social, le politique, la loi et le savoir sont devenus identiques, voilà comment l’experience totalitaire a détruit l’espace public autant que le privé.

Le postmodernisme néo-liberal prétend tourner le dos à ces deux échecs de la modernité. Son principal débat a pour cible le modernisme et, donc, du côte libéral, la critique s’adresse au modèle administratif (d’entreprise et d’État) amené par le taylorisme et puis par le fordisme et, du côté totalitaire, au modèle bureaucratico-administratif amené par l’idée de Plan et de necessité historique. On ajoute à cela la critique du marxisme, envisagé comme métathéorie répressive et mystificatrice, particulièrement en ce qui concerne le concept d’alienation (car celui-ci présuppose l’existence d’un sujet, d’une conscience centrée et significative qui s’aliène) et de fetichisme de la marchandise (car celui-ci présuppose que les rapports sociaux entre les personnes sont devenus des rapports sociaux entre des choses).

Quelques exemples peuvent nous aider à suivre la rupture post-moderne en face du marxisme. Ainsi, la question sur le fetichisme pourrait être formulée de la façon suivante: comment est-ce que nous nous mettons à dépendre objectivement, dans tous les détails de nos vies (les sentiments, le travail, le quotidien, les arts, la science), d’autres vies entièrement inconnues et opaques, totalement cachées et constituées de rapports impersonnels? La réponse marxiste a été la théorie du fetichisme de la marchandise destinée à demasquer et à arracher le voile de la surface sociale. Les post-modernes considèrent qu’il n’y a aucun masque et que la valorisation de l’intimité peut corriger l’opacité amenée par la sociéte de masse. Le marxisme cherchait à comprendre comment l’argent devient une marchandise qui représente toutes les marchandises, un moyen qui devient la fin de tous les désirs. Les postrnodernes considèrent l’argent comme un signifiant et non pas un signifié (force de travail, travail social), une fiction et non pas une fonction (répresenter), un signe et non pas une valeur (éthique, esthétique). Le marxisme montrait que la conversion du travailleur en force de travail salariée et alienée le transforme en une alterité (la marchandise comme son autre). Les post-modernes font de la fragmentation sociale et de l’alterité économique des êtres dotés de poids ontologique: l’autre n’est pas posé par la négation et l’occultation de soi, mais il est la dispersion des êtres sur la surface du social.

Lorsque nous rapprochons postmodernisme et néolibéralisme nous voulons suggérer que le premier ne surgit pas dans le vide et sans bases matérielles. Né du bilan des luttes des années 1960 (la contreculture en opposition à la rationalité technologique et bureaucratique et toutes les formes d’autoritarisme; le cosmopolitisme en opposition aux particularismes locaux; la resistance à l’hégemonie de la grande culture moderniste et au high-tech), le postmodernisme se construit en exprimant le grand changement de la societé capitaliste lors de son opposition au keynesianisme — ou à la social-democratie — et à l’organisation industrielle fordiste.

L’économie néo-libérale se caractérise par l’abandon d’un principe keynésien (l’intervention de l’État dans l’économie et l’endettement de l’Etat — ou le déficit public — pour la distribution de la rente et la promotion du bien-être social par la diminution de l’excès d’inegalité[25]) et un principe fordiste (la planification, la fonctionnalité, l’organisation du travail industriel sous forme de planification à long terme, la centralisation et la verticalisation des projets industriels, les grandes lignes de montage concentrées en un seul espace, la formation de grands stocks, l’idée de rationalité et de durabilité des produits, la politique salariale de promotion du travailleur et l’augmentation de sa capacité de consommation). Au niveau politique, la privatisation des droits sociaux et de la production economique ainsi que la destination des fonds publics au capital, d’un côte, la dérégulation du marché, d’un autre, introduisent la privatisation dans et de l’État et rompent avec le principe keynesien. De sa part, le principe fordiste se voit détruit par la désintegration verticale de la production, les technologies électroniques, les diminutions des stocks, la vitesse dans la qualification, la déqualification et la requalification de la main d’œuvre, l’accéleration du turnover de la production, du commerce et de la consommation par le développement des techniques d’information et de distribution, la prolifération du secteur des services (le mélange dans de petites entreprises de sous-contrats de services et de haute competitivité, la croissance de l’économie informelle et parallèle) et de nouveaux moyens de fournir des services financiers (la dérégulation economique, c’est-à-dire, les grands conglomérats financiers, et les nouveaux instruments du marché financier, forment un seul marché mondial au pouvoir de coordination financière). Partout, soit dans l’economie, dans la societé ou dans la politique la règle est la même: l’élargissement des inegalités et de l’exclusion.

Au niveau politique, nous sommes aux antipodes de la modernité, car la politique néolibérale cherche le rétrécissement de l’espace publique et l’élargissement de l’espace privé.

Au niveau de la culture, sous les effets de ce que Harvey appelle “la compression spatio-temporelle” (l’espace n’a que la dimension du ici; le temps se réduit au maintenant), nous voyons, dans la littérature le conte remplacer le roman; dans les sciences et les humanités le paper se substituer au livre; dans les media le video-clip prendre la place du documentaire; dans les arts le particularisme local mépriser le cosmopolitisme; nous assistons à la tentative d’arrêter le temps par le marché de la “tradition” (les antiquaires et les politiques du patrimoine historique conçu comme collection de monuments); et nous sommes en face de l’invention d’un type tout à fait nouveau de marché, celui de l’image. Pour ce qui nous intéresse ici, le phénomène le plus important qui provient de cette dernière forme du marché est le passage de l’espace public à la condition de marketing, merchandising et médiatisation et de l’espace privé à la condition d’intimité personnelle, mais surtout la perte de frontières entre les deux, car cette absence de limites ouvre des portes à des formes inédites de despotisme.

La particularité post-moderne — le goût des images — s’établit avec la transformation des images en marchandises, c’est-à-dire, au lieu de placer un produit sur le marché, on y place une image ayant pour but de manipuler le goût et l’opinion. La publicité n’opère pas pour informer et promouvoir un produit, mais pour créer des désirs sans aucun rapport immédiat avec le produit (l’image vend du sexe, de la jeunesse, de la santé, de la beauté, du succès, de l’argent et du pouvoir). Mais en plus l’image elle-même doit être vendue, d’où la competition affolée des agences de publicité qui savent qu’une image est éphémère et que son pouvoir de manipulation est très limite dans le temps, qu’il est indispensable de la remplacer rapidement. En politique, les images deviennent très sophistiquées et complexes parce qu’elles doivent garantir simultanément stabilité et permanence au pouvoir ainsi que de l’adaptabilité, de la flexibilité et du dynamisme pour répondre aux événements. La compétition publique ne se fait pas entre des partis, ideologies ou candidats, mais entre des images qui se disputent des valeurs comme la credibilité, la confiance, la respectabilite, l’innovation, le prestige. Ce sont là les nouvelles vertus du nouveau bon gouvernant.

Or, nous avions vu que la marque du despotisme se trouvait dans la moralisation du pouvoir (les vertus morales et la personnalisation du pouvoir identifié à la figure du gouvernant). C’est exactement cela que recherche la politique néolibérale post-moderne: à la dispersion rapide et à la fragmentation de la sphère privée du marché et à la désintegration rapide de l’espace public sous les impératifs de la dispersion économique, la politique cherche à opposer le centre identificateur perdu qu’elle situe maintenant dans la personne-en-image du gouvernant — dans l’être-en-répresentation, dont parlait Pascal. Partie intégrante de l’univers des media — image et mode, publicité et manipulation du désir —, la politique se privatise: la vie privée du gouvernant occupe toute la scène publique et, comme l’ancien empereur romain, ses goûts et ses préférences à table, au lit, ses sports favoris, sa bibliothèque, ses animaux de compagnie et sa famille sont quotidiennement exhibés au jugement fasciné des citoyens. Tel un immense Narcisse, comme le tyran de La Boétie, le gouvernant s’identifie avec le pouvoir, devient le centre du savoir, de la loi et de la direction sociale. Pour cela la privatisation du public se réalise par la perte de sens et de puissance de toutes les institutions politiques capables de servir comme médiation entre le pouvoir executif et la sociéte. La privatisation signifie la desinstitutionnalisation de l’espace public et correspond à l’affermissement des centres privés où a lieu la décision économique et à l’affaiblissement des États nationaux. Encore une fois nous sommes aux antipodes de la modernité dans son effort pour remplacer la personne du gouvernant par la qualité des institutions publiques.

Au Brèsil, le postmodernisme tombe très bien. En effet, la politique néolibérale est conservatrice, contraire aux droits sociaux et civils, aux mouvements sociaux et à la division des pouvoirs. Si cela tombe très bien dans un pays comme le nôtre, c’est parce que la societé brésilienne n’en est pas même encore arriveée aux principes libéraux de l’égalité formelle et des libertés et encore moins aux ideaux socialistes de l’égalité économique et sociale et de la liberté politique et de pensée. Une societé qui fonctionne par exclusion, sans citoyenneté, profondément autoritaire, où les rapports sociaux sont marques du sceau de la hierarchie entre des supérieurs et des inférieurs, des commandants et des commandes, où prévalent des rapports de faveur et de clientèle, où il n’existe pas de pratique politique de la répresentation et de la participation, la societé brésilienne a toujours été fascinée par le populisme comme forme de la sphère publique de la politique.

Le populisme, comme on sait, opère par le rapport direct et immèdiat entre le gouvernant et le “peuple”, sans recours aux médiations institutionnelles, en nourrissant l’imaginaire messianique du salut et l’imaginaire féodal de la protection. Ainsi, au point le plus haut de la contemporanéité — le postmodernisme nous trouvons une formulation du public qui habille parfaitement la plus vieille et la plus anachronique des traditions politiques brésiliennes. Le chef populiste a un rapport despotique avec la societé (père, “colonel”, “docteur”, compétent, messie des pauvres et des deshérités) et peut, maintenant aller recouvert des paramètres de ce qu’il y a de plus moderne — ou plutôt, post-moderne quand il se fabrique une image et un pouvoir à l’aide de la publicité post-moderne.

Que se passe-t-il dans la sphère privée? L’intimité devient une valeur face à l’anonymat des masses et à l’insecurité causée par la fluctuation incessante du système de l’emploi et du marché de la main d’œuvre. La quête de la satisfaction immediate des désirs, dans un univers de compression temporelle et de vitesse du marché de consommation, renforce la compétition et le narcissisme. L’insecurité quant au présent et au futur, la compétition, l’infantilisation par la publicité, la perte des référentiels socio-economiques qui assuraient une identité de classe ou de groupe, tout contribue à la disparition (là où il y en avait) et à la non-apparition (là où il n’y en avait pas) de formes de sociabilité plus larges et généreuses. Les mouvements sociaux durent le temps que dure la demande qui, une fois satisfaite, disperse ceux qui étaient unis dans une action. En effet, les mouvements sociaux deviennent de plus en plus fragmentés et spécifiques (passionnés à outrance de la “différence” et de l’”alterité”) et de plus en plus locaux, mais en même temps cherchent l’unification imaginaire en remplaçant les divisons sociales par le “multiculturalisme”.

La sphère privée post-moderne porte le sceau de l’insecurité qui amène à appliquer des ressources dans le marché des futurs et des assurances, de la dispersion, qui amène à chercher une autorité politique forte, au profil despotique; de la peur, qui amène au renforcement d’anciennes institutions, la famille et la petite communauté de “ma” rue et au retour à des formes mystiques et autoritaires de religiosité[26]; du sentiment de l’éphémère et de la destruction de la mémoire objective des espaces, qui amènent au renforcement des supports subjectifs de la mémoire (journaux, photographies, objets), en faisant, comme a dit un auteur, que la maison devienne une espèce de petit musée privé. Dans le cas du Brésil, outre les traits antérieurs, on renforce l’éthique de l’inégalité: ce sont mes égaux, ma famille, mes parents et mon petit cercle d’amis, tandis que les autres sont l’autre menaçant ou étranger; un peu partout on voit la solitude et la peur devant une société ressentie comme dangereuse et hostile.

Il est intéressant de remarquer la façon dont la post-modernité finit par determiner même l’effort et la pensée de ceux qui désirent encore être modernistes et modernes.

Arendt (du côte libéral), Adorno et Horkheimer (du côte marxiste), par des voies différentes, avaient conclu que l’utopie de l’espace public, désiré par l’emancipation marxiste, serait impossible en raison du principe même qui orientait la societé future: le travail social. Soit, comme le dit Arendt, parce que le marxisme n’aurait pas les moyens de s’élever à l’espace public de la praxis (la politique) car il reste attaché au labor (effort biologique de survivance et de reproduction de l’espèce) et au travail (effort hétéronorne de la technique); soit, comme le disaient Adorno et Horkheimer, parce que le marxisme s’est attaché à une categorie — le travail — inseparable de la raison instrumentale, de la dialectique des Lumières et de la societé planifiée et administrée. Or, lorsque nous lisons les textes les plus récents d’économistes d’origine marxiste, nous apercevons deux vecteurs principaux d’analyse pour se débarrasser du travail comme catégorie centrale: contre la raison instrumentale-administrative, incarnée dans l’idée de Plan, on erige l’idée d’un marché socialiste (socialisé) comme sphère publique (et non pas privée, comme dans le marché capitaliste, ni de l’État, comme dans le totalitarisme); contre l’idée du travail comme centre regulateur de la nouvelle societé, on propose l’idée de droits du consommateur, c’est-à-dire que le centre n’est pas la production (comme le voulait Marx) mais la consommation (comme le veut le néolibéralisme). Ainsi, le moment du choix et de l’échange serait le régénerateur du socialisme, au niveau économique. De même, si nous examinons les plus récents textes de Habermas, critique implacable du postmodernisme comme irrationalité et défenseur de la continuité du “projet de la modernité”, nous pouvons observer que, au contraire de ce qui apparaissait dans ses premiers ouvrages, il a maintenant aussi abandonné le “paradigme” du travail pour celui du langage, au centre duquel se trouve l’idéal de la communication active et véridique, utopie d’un nouvel espace public dont l’éthique ne serait pas absente, une fois que la décision d’activité et de véracité des arguments parmi les interlocuteurs serait une decision éthique antérieure à l’entrée dans l’espace public.

Nous remarquons, ainsi, que deux thèmes privilegiés par le post-modernisme — la consommation et les jeux de langage c’est-à-dire, deux thèmes du champ de la circulation — des marchandises et des mots — sont devenus les objets du souci de ceux qui désirent encore maintenir le projet moderniste et finissent par determiner la manière même dont ils se débattent dans une problématique dont les termes, au bout du compte, ont été posés par le postmodernisme.

Du mode de production économique à des formes éthico-politiques d’interaction sociale, tel pourrait être le résume du parcours d’une marxiste, partisane de Habermas, comme Agnes Heller. Dans The post-modern political condition, Heller cherche un espace public où opèrent les vertus civiques et les principes politiques de la démocratie. Comment être satisfait dans une société d’insatisfaction? s’enquiert-elle (la question même est suggestive, puisqu’elle fait de la satisfaction le motto démocratique). La réponse est une éthique (de style kantien) et une politique (de style socialiste) qui puissent équilibrer la “logique de la demande” (le vouloir de chacun) et la “logique du nécessaire” (la quête de l’autodétermination, de l’autonomie et de la liberté). L’équilibre, que seule la démocratie sera capable d’instaurer, dependrait de l’exposition en public, de la discussion en public, de la déliberation en public et de la reconnaissance publique des conflits entre les deux logiques. L’isegorie serait restaurée et l’utopie de la belle cité éthique se poursuivrait. Dans le cas de Heller, comme dans celui des marxistes qui cherchent un marché socialiste basé sur le droit du consommateur, la pensée se tourne vers les individus (non pas vers les classes sociales) et leurs désirs, besoins et droits. On admet le conflit, mais on parie sur l’arrivée progressive à un consensus, sujet favori de la politique neo-libérale.

La logique de la circulation plutôt que de la production; la logique de la communication plutôt que du travail; la logique de la satisfaction insatisfaite des individus, plutôt que de la lutte de classes — voici quelques exemples de la manière dont l’ideologie post-moderne a commencé à déterminer la pensée des “derniers modernes”.

Au début du film Le Déclin de l’Empire américain, l’un des personnages (l’historienne qui avait écrit un livre portant ce même titre), prenant un ton qui rappelle Tacite, Hegel et Gibbons, affirme que nous disposons toujours d’un signe pour évaluer la chute ou le début de la fin d’un pouvoir politique en tant que politique. Ce signe, dit-elle, a été perçu au crepuscule de la démocratie grecque, à la fin de l’Empire romain et pendant la longue agonie de l’Ancien Régime. Il peut être perçu maintenant, dans le “déclin de l’Empire américain”: il s’agit du moment où la société et ses théoriciens se tournent de façon fondamentale vers les rapports personnels, les individus et leurs passions, leurs besoins, leurs demandes et leurs intérêts, vers la vie privée, se désintéressant des préoccupations civiques et politiques. La famille, la religion du salut, l’amour, la jeunesse, le bonheur, la morale deviennent les sujets de prédilection. On considère avec une profonde méfiance la politique, vue comme illusion, mystification et corruption des mœurs; on critique la société pour son egoïsme, pour sa répression des sentiments et de la spontanéité, dotée de mecanismes invisibles visant à l’obtention de l’obéissance; on parle de la rupture bienfaisante entre l’individu et la communauté, on défend le droit au bonheur, généralement identifié au “retour à la Nature”.

La microphysique des pouvoirs (ou de la discipline sur le corps et l’esprit) et des discours (ou la grammaire des jeux de langage), “l’écologie mystique”, l’obsession narcissique du corps sain, beau et jeune, l’éloge de la famille et des religions de l’extase: voici quelques-uns des thèmes favoris de notre temps. Mais, devrons-nous choisir entre l’idéalisation de la belle cité éthique perdue et la volatilisation de l’espace public sous le manteau protecteur de exhibitionniste? Quel sens aurait le mot “déclin”? II nous semble que le risque se trouve ailleurs: dans la réorganisation, à l’échelle mondiale, des forces conservatrices qui pourront capturer “le malaise dans la culture” pour le convertir en amortisseur bienveillant du conformisme et de la résignation sans espoir. Même (ou peut-être surtout) si pour y arriver les pouvoirs en place doivent balayer de la planète des peuples entiers et tous les non-conformistes.

Traduit par Danielle Ortiz Blanchard

Notes

  1. Agnes Heller et Ferenc Feller, The postmodern political condition, Basil Blackwell,Cambridge, 1988.
  2. David Harvey, The condition of postmodernity, Basil Blackwell, Cambridge, 1989.
  3. Paul Vinho, L’Espace critique, Christian Bourgois, 1984.
  4. À Arendt, Between past and future, The Viking Press, 1968.
  5. A. Koyre, Du monde clos a l’univers infini, PUF, Paris, 1962.
  6. M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1965.
  7. A.O. Hirschman, As paixões e os interesses, Paz e Terra, Rio de Janeiro, 1979.
  8. R. Fausto, Marx. Lógica e politica I, Brasiliense, Sao Paulo, 1983.
  9. M. Weber, Économie et société, Pion, Paris, 1971, pp. 289-290.
  10. Voir E. Benveniste “Le droit”, in Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, T. 2, Minuit, Paris, 1969; R. Tuck, Natural rights theories, Cambridge University Press, Cambridge, 1979; P. Veyne, Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Seuil, Paris, 1976; D. Letocha (org.) Aequitas, aequalitas, auctoritas, Vrin, Paris, 1992.
  11. Nous suivons ici La Boetie, Discours de la servitude volontaire, Payot, Paris, 1976; Veyne, Le Pain et le cirque. Sociologie historique dun pluralisme politique, op. cit.; C.N. Cochrane, Christianity and classical culture, Oxford University Press, Londres, 1977; N. Loraux L’Invention d’Athènes. Histoire de l’Oraison Funèbre dans la cité classique, Mouton, Paris, 1981; M. Finley, L’Invention de la politique, Flammarion, Paris, 1985.
  12. Nous suivons ici W. Ulmann, Medieval political thought, Penguin Books, Harmondsworth, 1970; E. H Kantorowicz, The king’s two bodies, Princeton Universty Press, Princeton, 1970; P. Anderson, Lineages of the Absolutist State, New Left Review of Books, Londres, 1974; Q. Skinner, The foudantions of modern political thought, Cambridge University Press, Cambridge, 1978; J.B. Morrall, Political thought in Medieval times, University of Toronto Press, Toronto, 1989; J. H. Burns (ed.), The Cambridge Medieval political thought, Cambridge Universty Press, Cambridge, 1991.
  13. Pour ce qui est de Machiavel nous suivons le classique de C. Lefort Machiavel. Le travail de l’œuvre, Gallimard, Paris, 1972.
  14. Q. Skinner, The Foundations of modern political thought, op. cit., vol. I, p. 252.
  15. Sur Spinoza, voir M. Chaui, Spinoza e la politica, Ghibli, Milan, 2005.
  16. Spinoza Traité politique. Chap. I, § 1. Trad. C. Ramond et O. Proietti, PUF, Paris, 2005, p. 89.
  17. Idem, ibidem,§ 2.
  18. Idem, ibidem, § 6.
  19. J.G.A. Pocock, The Machiavellian moment. Florentine political thought and the Atlantic republican tradition, Princeton University Press, Princeton, 1975.
  20. J. Madison The Federalist Papers, n° 10 “The Union as a safeguard against domestic faction and insurrection”, in The New York Packet. Friday, November 23, 1787. The Library of Congress.
  21. Idem, ibidem.
  22. Au Bresil le mot “docteur” est employé dans un sens hiérarchique pour signaler la superiorité que quelqu’un s’attribue lui-même ou que la societé lui attribue en raison de sa richesse, de son savoir ou de son pouvoir. Cet usage fait penser à ce que les Grecs craignaient le plus lorsqu’ils pensaient au tyran.
  23. Cette “périodisation” est assez contestable et nous n’avons pas l’intention de la considèrer comme rigoureuse et fondée. Elle n’est proposée que pour faciliter l’analyse. Ainsi, par exemple, un auteur comme Perry Anderson considère les monarchies absolues non pas comme modernes mais si comme la dernière expression du féodalisme. L’historien Arno Mayer juge que l’Ancien Régime ne finit qu’avec la guerre de 1914-1918. Un conservateur comme François Furet nie qu’il y ait eu une Révolution française (sinon comme insurrection populaire de surface), car la bourgeoisie avait déjà crée la modernité a l’intérieur de l’Ancien Régime. Le débat est long et nous n’avons pas l’intention d’y participer. Aussi, la date proposée pour les débuts du modernisme n’est pas évidente, puisque, comme nous l’avons vu, il y a des auteurs qui ne peuvent pas admettre 1848 comme référence et qui voudraient le dater de la Première Guerre mondiale. Enfin, le postmodernisme pourrait voir sa date reculer vers la fin des années 1960, au lieu d’être date du milieu des années 1970, puisque la critique des “paradigmes”, de la raison et du centre ordonnateur de l’État comme déterminant du pouvoir, ainsi que la défense des discontinuités, ruptures, différences et altérités apparaissent déjà dans les années 60.
  24. Une fois encore il est bon d’observer la fragilité de la “classification” que nous proposons. La chronologie brute suffirait pour la contester empiriquement: Weber aurait été en dehors du modernisme, ainsi que Freud, pour ne mentionner que deux noms parmi beaucoup d’autres. La “classification” presentée ne vise qu’à suggérer quelle pensée politique organise pour les autres l’adhésion, la critique ou le refus, en servant de référentiel dominant aux interprétations des pratiques sociales, economiques, politiques et culturelles.
  25. La social-democratie ou État Providence destine la plus grande partie des fonds publics ou des ressources fiscales au soutien de la reproduction de la force de travail (les droits économiques et sociaux des travailleurs), ce qui permet l’apparition de la consommation de masse. Par cette décision, les politiques sociales produisent la croissance de la dette publique. La politique néolibérale se dresse contre cette destination sociale des ressources publiques et la remplace par le changement des droits sociaux en services sociaux privatisés. Les fonds publics seront destinés à l’accumulation du capital.
  26. Dans un autre texte nous avons essayé de comprendre les rapports de l’économie néolibérale et de l’ideologie post-moderne, d’un côte, et le phénomène du fondamentalisrne religieux, de l’autre. Ici nous ne pouvons pas reprendre ce sujet. Pour ceux qui lisent le portugais: M. Chaui, “O retorno do teológico-politico”, in S. Cardoso (org.), Retorno ao republicanismo, Editora UFMG-Humanitas, Belo Horizonte, 2004.