2006

Qui sont les inventeurs de la politique?

por Francis Wolff

Pourquoi parler de la Grèce lorsqu’il s’agit de l’origine du Brésil? Et surtout, pourquoi parler de l’invention grecque de la politique? N’importe quel peuple n’aurait-il pas aussi, à sa manière, inventé la politique, et par exemple, pourquoi pas, les Indiens de l’Amérique d’avant Cabral? La politique serait-elle vraiment une invention grecque, comme on le dit parfois[1] ? II est vrai que les Grecs sont de solides inventeurs dans tous les domaines. Ils inventent à la même époque la démonstration mathématique, la recherche historique, la réflexion philosophique, pour ne rien dire de la tragédie ou des canons esthétiques. Dans le domaine politique, ils forgent une bonne partie des concepts d’où notre réflexion est issue: “tyrannie”, “monarchie”, “démocratie”, “aristocratie”, “oligarchie”, et même “politique”, dérivé de la polis. On peut aussi soutenir que les premiers penseurs politiques furent grecs, qu’ils fussent historiens (Hérodote, Thucydide), sophistes (Protagoras) ou philosophes (Platon, Aristote). Mais il y a un abîme entre inventer des mots ou des théories et inventer la chose, la politique elle-même. Cette idée d’attribuer aux Grecs l’invention de la politique peut même paraître aussi dangereuse que fausse.

L’idée est dangereuse parce que ethnocentrique. Faire du politique le privilège du peuple dont la civilisation occidentale se fait gloire d’être l’héritière, ce serait reléguer dans l’ombre de l’apolitisme ou du prépolitique toutes les formes de vie commune antérieures aux Grecs ou extérieures à la civilisation européenne. Mais en quoi la forme de vie de la polis grecque à l’âge classique devrait-elle valoir comme modèle universel? L’idée est fausse parce qu’elle confond la vie politique avec une de ses formes. Or, tous les peuples vivent politiquement. Dès lors qu’il y a eu humanité quelque part sur terre, il y a eu du politique. Et ceci, nous le savons… depuis les Grecs! La société grecque fut en effet la premiere société particulière à reconnaître le politique comme le fait de l’homme en général. Ainsi le sophiste Protagoras expliquait que les hommes doivent vivre politiquement parce qu’ils manquent des qualités naturelles dont disposent les autres espèces animales pour pouvoir subsister dans la lutte pour la vie, et qu’ils doivent donc s’unir et faire preuve des vertus nécessaires à la coopération et à la vie commune[2]. Platon explique la vie politique à partir d’une insuffisance des hommes à satisfaire individuellement leurs besoins et à la nécessité de la division du travail.[3] Aristote voit en l’homme un “animal politique” par essence, c’est-à-dire un être qui vit naturellement dans des communautés politiques et qui ne peut être heureux que dans cette vie avec ses semblables.[4] C’est donc à la nature de l’homme en général, et non au génie grec en particulier, que les penseurs grecs attribuaient l’invention de la vie politique. On pourrait certes vouloir reconnaître aux Grecs un privilège qu’ils ne se concédaient pas eux-mêmes; ou encore dire que l’invention particulière des Grecs, c’est justement cela, la conscience qu’ils n’ont rien de particulier[5], la reconnaissance de l’universalité du politique; mais ce serait encore une fois confondre la réflexion politique et la vie politique, le concept et la chose. Il vaut mieux être fidèle aux Grecs, et admettre avec eux que le politique est constitutif de l’homme. Il n’y a pas d’inventeur du politique. Il est dans la nature de l’homme qui ne l’a pas inventé.[6]

Si les Grecs n’ont pas inventé la politique, du moins auraient-ils découvert qu’elle ne pouvait pas avoir d’inventeurs. On peut dès lors s’arrêter sur cette découverte de la liaison analytique de l’homme et du politique. Que ce lien permette de définir la nature de l’homme, comme le voulait Aristote, on peut en discuter. II est en revanche possible d’en faire le fil conducteur pour comprendre la nature du politique. Cette démarche nous permet au moins de retourner les images communément associées à l’idée de politique. Ordinairement, en effet, ce mot n’évoque nullement un caractère général de la vie humaine mais certains de ses traits particuliers: certains hommes (les “politiques”, chefs de parti, militants, députés, ministres etc.), certains aspects de I’existence humaine (ambition, gloire, rivalité, pouvoir etc.), certains moments de la vie publique (éléctions, campagnes, mobilisations, manifestations, révolutions etc.) certains secteurs de la vie publique (par opposition à l’économie, la culture, la religion, I’éducation etc.). II faut rompre avec ces images particulières pour comprendre I’essence du politique et son lien avec l’humanité en général. II faut aussi changer de méthode: non plus énumérer empiriquement ce qui est politique, mais tenter de déduire a priori ce concept de politique, par exemple en s’efforçant de concevoir ce qu’il adviendrait de notre idée de l’humanité sans politique. Deux choses seraient possibles. On pourrait d’abord imaginer l’homme vivant comme la plupart des animaux, à I’état isolé, ou en couples erratiques se formant de façon saisonnière, voire en petits groupes familiaux plus ou moins stables. On sait que ce n’est jamais le cas. Au-delà des individus, des couples, des groupes de consanguins, il existe toujours une communauté qui les englobe et les dépasse, une communauté ayant une permanence dans le temps trans-générationnelle et une identité dans l’espace trans-familiale[7]. Autrement dit, il existe des communautés politiques. Dire que l’homme vit politiquement, c’est dire que, de fait, il vit, et que, de droit, il ne pourrait sans doute pas vivre, hors des liens qui l’unissent à cette communauté relativement stable qui transcende les relations biologiques. Une telle communauté politique tend en effet à conserver son unité en se maintenant comme espace de coexistence, comme milieu d’échange de biens réels ou symboliques – les marchandises, les paroles, ou les femmes, pour reprendre la trichotomie de Lévi-Strauss[8] – et comme foyer d’une expérience historique identique, passée et à venir, réelle ou imaginaire. Ce n’est jamais le seul lien biologique qui les rassemble, même si parfois les mythes originaires qu’ils se transmettent ou l’idéologie nationaliste (celle du sang) qui circule parmi eux leur font croire qu’ils descendent tous d’un unique ancêtre commun, fondateur lointain de la lignée ou père de la communauté: ce type d’illusion, comme tout autre type de lien symbolique, tend à souder la communauté et à la maintenir unie. Concluons ce point: une tribu, une Cité antique, une nation moderne, un empire, une fédération, sont des communautés politiques; ceux qui en font parti ont une mémoire commune et un sentiment d’appartenance, distinguant l’intérieur (nous) et l’extérieur (eux), souvent même, plus radicalement, l’ami et l’ennemi, le civis de l’hostis[9]. L’intérieur, c’est, ou plutôt ce devrait toujours être, la paix. L’extérieur, c’est, ou plutôt ce pourrait toujours être, la guerre. La vie politique est donc la vie de cette communauté en tant que telle[10], ce qui fait qu’elle est et demeure une communauté, au-delà de tous les risques internes (désordres, dissensions) ou les menaces externes (agressions, guerres).

Pourtant, le communautaire ne suffit pas à définir le politique. D’ailleurs, le fait qu’il faille des croyances, des mythes ou des idéologies pour assurer le lien politique montre bien que la vie politique n’est pas naturelle comme la respiration. Les hommes ne vivent pas dans la communauté comme un poisson vit dans l’eau. Ils vivent tous et toujours de façon politique, mais cela ne veut pas dire que ce soit sans effort ni contrainte. Voilà le paradoxe constitutif du politique: ils vivent nécessairement dans des communautés politiques, mais ils ne peuvent le faire sans contrainte, c’est-à-dire sans politique justement. Et c’est cela vivre politiquement. C’est comme si la nature obligeait les hommes à vivre contre leur nature. Et cette double nature scindée, c’est le politique.

Que se passerait-il donc dans un monde où des êtres, en tous points semblables aux hommes, vivraient sans politique? Dans ce monde, ces hommes, qui n’en seraient pas, pourraient vivre dispersés, c’est-à-dire hors de toute communauté politique. Mais il y a une autre possibilité. Dans un autre monde, des êtres semblables aux hommes mais qui n’en seraient pas non plus, pourraient vivre dans ces mêmes communautés mais sans politique. Ils vivraient sereinement, pacifiquement, harmonieusement, dans la plus parfaite entente, sans conflit ni dispute. Ils seraient dans la communauté, au sein de leurs semblables, comme un poisson dans l’eau. La communauté se maintiendrait d’elle-même dans son unité et se reproduirait toute seule. Nul besoin d’un chef, d’un roi, d’un gouvernement, d’une police, de lois, d’interdits, de châtiments, en somme d’une instance politique pour assurer la survie de la communauté contre elle-même ou contre les agressions extérieures, pour éviter les conflits ou les régler etc. En somme nul besoin d’un pouvoir. (Cette chimère d’une communauté sans pouvoir, ou du moins dotée d’un pouvoir non coercitif, sans armée ni police, a alimenté de nombreuses utopies, depuis T. More jusqu’à certaines théories “anarchistes” ou “communistes”. On peut la comparer avec un autre mythe, celui du paradis comme lieu imaginaire où les hommes pourraient vivre sans travailler. Comme les utopies communistes imaginaient un lieu où les communautés politiques pourraient se perpétuer sans les liens du pouvoir, les rêves de paradis conçoivent un monde où les hommes pourraient se perpétuer en satisfaisant leurs besoins sans la contrainte du travail. Le travail est sans doute à l’homo economicus, ce qu’est le pouvoir à l’homo politicus. Ils sont, l’un et l’autre, comme les deux revers de l’humaine façon de vivre ici-bas). Le politique se définit donc par deux traits essentiels. Il faut une communauté et il faut que, au sein même de cette communauté et non hors d’elle, il y ait une instance de pouvoir. Il y a politique dès lors que, dans une communauté, se pose la question du pouvoir, ou dès lors que le pouvoir détenu par certains (tels individus, telle caste, telle classe sociale, tel parti) s’exerce dans le cadre d’une communauté et en vue de son mode d’existence. Il s’agit bien de pouvoir et non de hiérarchie, d’autorité ou de commandement. Il y a peut-être des communautés non hiérarchisées, on peut en discuter. Mais il est sûr qu’il y a des communautés hiérarchisées, où certains hommes commandent à d’autres, mais qui sont sans pouvoir proprement politique. De ces communautés, on peut dire qu’elles ont une politique, mais non que ce sont des communautés politiques. C’est le cas, par exemple, d’une université ou d’une entreprise. Une entreprise moderne est une communauté fortement hiérarchisée, il y a des relations d’autorité, on y prend des décisions, on y donne des ordres, il y a donc bien en ce sens une “politique de l’entreprise”. Mais ce n’est pas une communauté politique parce que les ordres ou les décisions ne peuvent y être appliquées, du moins normalement, que si elles sont garanties par le droit ou la force de l’État, c’est-à-dire par le pouvoir proprement politique.

Tels sont les deux aspects opposés et complémentaires constituant le politique: d’un côté le communautaire, d’un autre le pouvoir. Pas de politique sans l’idée d’une communauté séparant le “nous” et le “eux”. Mais pas de politique non plus sans un pouvoir qui assure, et généralement par la force, la continuité de l’existence de la communauté.

Les deux expériences de pensée auxquelles nous venons de nous livrer en imaginant des mondes humains sans politique nous permettent d’inférer que, même si les deux pôles du politique sont toujours associés de fait dans les sociétés humaines comme les deux faces d’une même monnaie, ils sont conceptuellement parfaitement distincts. En un sens, ils sont même antagonistes. C’est ce que prouve l’étrange lien qu’ils ont avec la nature de l’homme. C’est comme si c’était elle qui était contradictoire. Si en effet les hommes pouvaient vivre naturellement en harmonie, sans passions égoïstes, le pouvoir serait superflu, la vie politique serait spontanément une vie communautaire; alors serait possible une communauté sans pouvoir, une société sans police, autrement dit une vie politique sans politique. Inversement si la concorde était, pour les hommes, contre-nature, s’ils ne pouvaient pas vivre ensemble, s’ils étaient par nature rebelles à toute société, ils vivraient isolés et la vie politique se réduirait à la violence et à la guerre, c’est-à-dire qu’il n’y aurait plus aucune différence entre la communauté (où règne en principe toujours la paix) et son extérieur (où peut toujours régner la guerre). Là encore, ce serait la fin du politique. Les hommes sont donc d’une nature telle qu’ils veulent vivre dans une communauté et qu’ils ne peuvent pourtant y vivre que contraints. Ils sont essentiellement sociables, mais il faut les forcer à entrer en société et à s’accommoder des autres. C’est ce que Kant, dans une formule célèbre, appelait leur “insociable sociabilité”.[11] Cette nature contradictoire de l’homme traduit la double essence du politique – à moins que ce ne soit l’inverse, ce qui reviendrait au même. Et c’est pourquoi l’histoire de la philosophie politique semble bien hésiter entre ces deux concepts du politique: soit le politique est défini à partir du lien social – et le pouvoir est alors un simple moyen de I’assurer; soit il est défini à partir des relations de contrainte, de commandement et de lutte – et la communauté est un simple moyen de réaliser des rêves de pouvoir, ou la perpétuation assourdie d’une violence originaire. Tantôt les philosophies politiques sont des théories de la société et du bien commun, en même temps que des projets de sociétés meilleures; tantôt ce sont des théories du pouvoir (comment l’acquérir, le conserver, l’étendre), du bon gouvernement (comment commander aux hommes, administrer les choses) et de l’excellence de l’action (opportunité, décision). Bien sûr, les deux tendances sont plus ou moins présentes chez tous les auteurs, mais leur prépondérance détermine néanmoins des styles théoriques distincts. II n’est pas difficile de voir que les premiers peignent souvent le politique sous un jour lumineux et y voient la réalisation du Bien plus ou moins accessible, quand les seconds insistent sur la noirceur inéluctable du politique et y voient un Mal plus ou moins nécessaire.[12]

Telle est donc l’essence contradictoire du politique et son lien avec la nature contradictoire de l’homme. Voilà pourquoi tous les hommes ont toujours vécu politiquement, de la bande primitive à l’État moderne. Nulle société n’est plus politique qu’une autre. Nul homme, nul peuple n’a inventé le politique…

Pourtant, s’il y avait une société dans laquelle les deux concepts opposés qui définissent le politique – d’un côté la communauté, d’un autre le pouvoir – se trouvaient réunis au point d’être confondus, indistinguables, on pourrait dire d’une telle société qu’elle a, à sa maniere, fondé la possibilité de l’unité du politique et inventé, en quelque sorte, son concept – un concept unifié et non pas divisé. S’il y avait une communauté qui, au lieu de se maintenir au moyen d’un pouvoir distinct d’elle-même (une instance organisée à cet effet, un chef tout-puissant, un groupe dirigeant, une classe dominante, un État), ne se conservait dans son unité que par sa puissance propre, une société dans laquelle le pouvoir politique ne serait pas localisable ailleurs que dans la communauté politique comme telle, on pourrait dire de cette société qu’elle a réalisé l’idée une du politique. Un tel concept de politique où se confondent les deux pôles de la communauté et du pouvoir a-t-il un sens? Une société réalisant ce concept a-t-elle jamais existé? Il y en a peut-être une. Voire deux.

Considérons en effet les sociétés indiennes de la forêt telles que les décrit Pierre Clastres (La Société contre l’État). Il y existe bien sûr une instance politique, incarnée dans les chefs (les mburuvicha). Mais, sauf quelques exceptions – attestée pour quelques groupes Arawak localisés dans le Nord-Ouest ou les chefferies sont organisées en castes[13] – ils ne jouissent d’aucun pouvoir coercitif: le rôle du chef est d’”apaiser les querelles, de régler les différends, non en usant d’une force qu’il ne possède pas et qui ne serait pas reconnue, mais en se fiant aux seules vertus de son prestige, de son équité et de sa parole. Plus qu’un juge qui sanctionne, il est un arbitre qui cherche à réconcilier”[14]. Selon l’expression de R. Lowie, c’est donc un “faiseur de paix”[15], une instance modératrice du groupe – et ce, grâce à sa seule parole: c’est pourquoi il n’y a que les bons orateurs qui peuvent accéder à la chefferie. Le devoir du chef n’est pas de commander mais de parler. Il n’a aucune maîtrise directe des choses ou des hommes, mais la seule maîtrise des mots. Sa parole a pour fonction de ramener l’ordre intérieur là où le désordre menace, de raccommoder le groupe dès que le tissu social risque de se déchirer, de refaire sans cesse de l’un avec du multiple. Mais ce tissu social et cette unité de la communauté, il n’est pas en son pouvoir de les faire, pas plus qu’il ne dispose d’aucune arme, d’aucune police ou milice, pour garantir l’ordre; le chef a une autorité mais il est sans pouvoir; l’unité et l’ordre n’émanent pas de lui mais de la société elle-même, ils se confondent avec elle. Ce n’est donc pas lui qui exerce le pouvoir sur elle, c’est elle qui exerce le pouvoir sur elle-même, au travers et au moyen de la parole du chef. C’est du moins ce qui se passe en temps de paix[16] car, au cours des expéditions guerrières, le chef acquiert pouvoir souverain et autorité absolue sur tous. Parler pour faire la paix, commander pour faire la guerre, telles sont les deux fonctions opposées du chef indien – et pour ainsi dire les deux manières de garantir l’existence de la communauté.

En temps de paix, la collectivité est la source de tout pouvoir et le chef lui est subordonné, il n’a qu’une fonction médiatrice; en temps de guerre, le chef est la source de tout pouvoir, il a une fonction de commandement et les membres de la collectivité lui sont subordonnés.

Ainsi, loin que le pouvoir s’exerce de l’extérieur sur la société, un pouvoir qui, à l’instar de l’État moderne, dispose du monopole du droit et de la force[17] pour faire d’un tas d’individus un tout, c’est la collectivité elle-même qui, sans aucune violence, contrainte ni coercition, sinon celle de sa propre existence, exerce un pouvoir total sur tous ceux qui le composent et qu’elle rassemble en une unité. C’est ainsi que, comme l’écrit encore Pierre Clastres, la “propriété essentielle de la [… ] société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulue par la société” (op. cit., p. 180). Tout l’effort de la société est d’empêcher la constitution d’un pouvoir autonome et étranger à elle-même. On voit ce qui oppose ce type de société primitive aux sociétés modernes à États. La société primitive résiste à la possibilité de la naissance de l’État, en concentrant en elle tout le pouvoir possible, dans la collectivité comme telle: rien d’individuel n’échappe à l’empire du collectif. C’est l’inverse dans l’État moderne: l’État se définit comme pouvoir absolu et autonome par rapport à la société, et comme unique autorité, légitime qui la contrôle. Mais en compensation, cette extériorité de l’État et de la “société civile”, c’est-à-dire cette toute-puissance de l’État au détriment de la collectivité permet, plus ou moins, l’existence d’une sphère de liberté pour les individus, laisse une marge d’indépendance, variable mais sûre, aux personnes, aux familles ou aux groupes et garantit un “jeu” pour les mouvements multidirectionnels de la société et pour les actions centripètes de ses membres, pour leurs opinions ou leurs intérêts. En concentrant dans l’État, c’est-à-dire hors d’elle-même, tout le pouvoir, la société moderne renonce à la toute-puissance de la collectivité sur les individus et les groupes sociaux. lnversement, en concentrant en elle-même tout le pouvoir, qui ne s’exerce à chaque instant que dans la parole précaire et désarmée du chef, la société primitive renonce à toute forme de violence légale, mais renonce du même coup à toute forme de loi, qui définit le libre jeu de l’action individuelle et la garantit. Il existe cependant des cas limites: dans les régimes totalitaires, nazisme ou stalinisme, ou se trouvent réduites à néant l’identité et jusqu’à l’existence de la société civile, l’État a pour ainsi dire absorbé le pouvoir que la collectivité en tant que telle détient ordinairement sur les individus et les groupes, et il concentre ainsi les deux omnipotences, celle qu’il détient ailleurs, le monopole de la force et du droit, et celle qui, dans les sociétés sans État, revient à la communauté, la puissance d’unité et de conformité au collectif comme tel (avec même, dans le cas du nazisme, le mythe de l’unité de provenance originelle propre aux sociétés primitives). Ainsi, l’État totalitaire moderne apparaît comme l’absolutisation d’un pouvoir exercé contre la société, au même titre que la société indienne apparaît, symétriquement, comme l’absolutisation du pouvoir exercé par la société sur elle-même. A la “société contre l’État” des Tupi Guarani a répondu, cinq siècles plus tard, “l’État contre la société” des régimes totalitaires.

On voit donc en quel sens on peut dire que les Indiens du Brésil d’avant la conquête inventent l’idée du politique. C’est au sens même où les découvreurs européens les considéraient comme apolitiques. Des tribus Tupinamba, ils disaient avec mépris: “société sans foi, sans loi, sans roi”[18]“. Mais c’était parce qu’ils n’y retrouvaient pas leur foi, leur loi et leur roi, et qu’ils identifiaient le politique avec sa réalisation dans les sociétés d’où ils venaient, où régnaient des monarchies “absolues” et “de droit divin”. Qu’elles fussent “sans foi, sans loi, sans roi” n’était en réalité pas le signe qu’elles vivaient sans politique, comme l’interprétaient les conquistadores, mais au contraire qu’elles réalisaient l’essence du politique, sans la médiation d’une foi pour en garantir l’autorité, d’une loi pour assurer l’ordre, ou d’un roi pour la faire respecter. Point n’est besoin de foi pour croire en la parole du chef; ce n’est pas quelque livre sacré qui donne son fondement au pouvoir[19], et celui-ci n’a pas à être fondé puisqu’il se confond avec l’existence même du groupe. Point n’est besoin de roi commandant à ses sujets, ni d’une instance énonciatrice des lois pour vivre politiquement. C’est par ces absences, qui ne sont pas des manques mais des refus inconscients de la société, que se définit l’unité du politique. Car loin que, comme c’est le cas dans la majorité des sociétés, l’instance communautaire soit distincte de l’instance coercitive, ils ne forment qu’une seule instance qui est l’instance politique elle-même. Les Tupi Guarani seraient donc les inventeurs de la politique.

Mais, de ce point de vue, ne peut-on revenir à la Cité grecque? N’est-ce pas une société qui, elle aussi quoique par de tout autres voies, a réalisé l’unité des deux instances politiques opposées, celle par laquelle les hommes vivent ensemble et celle par laquelle ils se soumettent les uns aux autres?

Il est connu en effet que l’Athènes classique a inventé une forme de vie commune dans laquelle le pouvoir politique est exercé par la communauté politique elle-même. N’est-ce pas ce qu’on appelle la “démocratie”? Il faut cependant s’entendre, car ce mot est équivoque: il ne s’agit nullement du régime auquel nous donnons ce nom depuis le XVIIIe siècle, et qui a une tout autre origine historique que la Grèce ancienne – il est issu de trois révolutions, l’anglaise, l’américaine et la française[20] – et qui repose sur d’autres principes que ceux de la démocratie athénienne, qui ne s’appelait sans doute pas elle-même originellement “démocratie” mais “isonomie” (“loi égale” ou – le sens premier de ce concept est discuté – “distribution égale [du pouvoir]”)[21].

Il y a bien entre ces deux régimes, la “démocratie” ancienne et moderne, deux principes généraux communs, d’ailleurs complémentaires: le principe de souveraineté du peuple[22] et le principe d’égalité politique de tous les membres de la communauté politique. Ces principes communs suffisent-ils à dire que, dans les régimes que nous appelons aujourd’hui démocratiques, c’est la collectivité qui exerce le pouvoir sur elle-même? Non, car ces deux principes généraux se trouvent complétés et réalisés de nos jours dans deux principes particuliers qui ont justement pour but, ou du moins pour effet, de garantir l’extériorité de la communauté et du pouvoir, alors que, dans la démocratie ancienne, au contraire, ces deux mêmes principes généraux se trouvent complétés et réalisés dans deux principes particuliers qui ont au contraire pour finalité de garantir l’identité la plus complète possible entre les deux instances constitutives du politique,

Dans les régimes modernes, en effet, le premier principe, celui de la souveraineté populaire, s’exerce et se réalise au moyen de représentants (les députés, les sénateurs, voire les ministres) – ce qui est une idée aussi étrangère aux Grecs qu’à la tradition démocratique. On se rappelle les propos très sévères de Rousseau contre l’idée de représentation: “La Souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée […]”; et le peuple qui vit sous ce régime [le peuple anglais] “pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde” (Du contrat social, III, XV). Et, comme le montre Bernard Manin dans son livre Principes du gouvernement représentatif, le régime de représentation était justement destiné, dans l’esprit de ses fondateurs, à écarter les membres de la communauté elle-même des décisions politiques et à les réserver à quelques citoyens particulièrement sélectionnés. En revanche, dans la démocratie grecque, le principe de souveraineté populaire se réalise immédiatement, et cette souveraineté s’exerce à l’Assemblée du peuple, l’Ekklesia, qui est responsable en corps des principales décisions prises par et pour la communauté, la Polis: les propositions y sont faites par n’importe quel citoyen et, après débat, les décisions y sont prises à la majorité des voix. On voit que, dans un cas, l’idée de souveraineté populaire n’empêche pas la constitution d’un organe de pouvoir indépendant de la communauté elle-même (le Parlement) et la constitution d’un groupe, celui des “hommes politiques”, spécialisé dans les affaires de tous. Alors que, dans l’autre cas, tout l’effort de l’institution politique semble être de garantir l’exercice réel du pouvoir politique par tous ceux qui font partie de la communauté politique.

Dans les deux régimes – les “démocraties” ancienne et moderne -, le principe général de souveraineté populaire est complété par un second, l’égalité politique de tous les membres de la communauté. Mais, là encore, ce principe s’y réalise de deux manières opposées. Chez nous Modernes, cette égalité se réalise essentiellement dans l’opération du choix des gouvernants, les élections des représentants, selon le principe du suffrage universel: une tête, une voix. Rien ne nous semble plus démocratique que ce principe. II n’en allait pas de même chez les Grecs, pour qui l’élection est, par définition, un principe anti-démocratique, c’est celui du gouvernement qu’ils opposent à la démocratie, l’oligarchie. En effet, dans l’esprit de ses défenseurs, l’élection sert à sélectionner a priori ceux qui, de l’avis général, sont les plus compétents pour exercer certaines tâches dirigeantes essentielles. Le double présupposé de l’élection est donc d’une part que ce sont seulement “quelques-uns” (oligot), les meilleurs, qui doivent exercer les fonctions de commandement, autrement dit que les affaires de tous relèvent de la compétence de certains (présupposé “techno-cratique”: pouvoir de la compétence); et d’autre part qu’une compétition entre les prétendants à cette charge doit permettre de choisir les meilleurs – c’est l’élection, dans laquelle interviennent naissance, influence, autorité, réputation d’expérience du passé, propositions pour le futur, et autres considérations (présupposé “aristocratique”: pouvoir accordé aux meilleurs). On voit donc, là encore, que le fonctionnement des régimes modernes dits démocratiques a pour effet, sinon pour but, de confier à quelques-uns les affaires de tous, de réserver le domaine politique à une élite spécialisée, autrement dit de séparer l’instance du pouvoir de celle de la communauté.

II en va tout autrement des Anciens et, chez eux, le principe d’égalité ne se réalise pas dans le suffrage universel, mais dans trois institutions complémentaires qui completent véritablement le principe de souveraineté populaire: l’isegoria ou droit égal de tous à la parole politique, la rotation des charges et le tirage au sort – institution absolument opposée à l’élection, et véritablement définitoire de la démocratie ancienne.

Dans la démocratie athénienne, en effet, la sélection des politiques se fait essentiellement par le tirage au sort[23]. Sont ainsi choisis non seulement la plupart des “magistrats”, c’est-à-dire les fonctionnaires de l’administration publique (environ 600 des 700 magistrats du IVe siècle), mais aussi les 500 membres du Conseil (la Boule, Assemblée qui prépare les réunions et applique les décisions de l’Assemblée du peuple), ainsi que tous les membres des tribunaux populaires, les 6000 héliastes, qui disposaient d’importantes fonctions politiques, puisque l’Héliée finit par fonctionner comme une sorte de “Conseil constitutionnel” chargé de contrôler la légalité des décisions de l’Assemblée. L’élection, qui est au principe du régime aristocratique, est l’exception en démocratie et ne concerne que les quelques charges publiques nécessitant aux yeux des Athéniens des compétences spéciales, essentiellement les fonctions militaires (en particulier les “stratèges”, ce qui vaudra à Péricles d’être élu plus d’une vingtaine de fois à cette magistrature) – auxquelles seront jointes au IVe siècle les magistratures financières. Comment expliquer cette institution du tirage au sort, qui semble politiquement énigmatique puisque, comme le notaient déjà les adversaires antiques de la démocratie, Xénophon ou Platon[24] , elle permet à n’importe qui, quelles que soient ses aptitudes, d’exercer une fonction publique?

Le tirage au sort démocratique a longtemps semblé si irrationnel aux historiens modernes qu’ils I’expliquaient par des raisons religieuses. Le sort, disaient-ils, n’était pas, pour les Grecs, hasard aveugle mais volonté divine[25]:

ce sont les dieux et non les hommes qui choisissent ceux qu’ils souhaitent porter à la tête de la Cité. Cette interprétation est aujourd’hui unanimement rejetée. On fait remarquer que l’irrationalité apparente de l’institution est tempérée par les considérations suivantes: ne pouvaient être choisis que les candidats volontaires, ce qui, compte tenu de la lourdeur des charges et des risques encourus en cas de mauvaise gestion, impliquait une auto-sélection sévère[26]; ensuite les candidats étaient soumis à un examen – la dokimasia – non de leurs compétences mais de leurs vertus civiques; ensuite toutes les charges tirées au sort étaient assumées collégialement, ce qui diminuait les effets néfastes des choix malheureux et conférait un rôle déterminant à la cours de mandat par un vote de l’Assemblée, sur simple accusation d’un citoyen, et devait de toutes façons, en fin de mandat, “rendre compte” publiquement de sa gestion.

Mais il ne suffit pas que l’irrationalité du tirage au sort soit tempérée par ses conditions d’application pour qu’il puisse se justifier politiquement. En revanche, il devient parfaitement légitime dès lors qu’on garde en mémoire les concepts que nous avons dégagés: le tirage au sort est le système le plus efficace pour empêcher la constitution d’une instance de pouvoir distincte de l’instance de la communauté – et à la limite opposée à elle; c’est aussi le seul système qui permette à tous les membres de la communauté de participer à son gouvernement en tant que tels, et non pas en tant que politiciens spécialisés. Pour bien en comprendre la raison d’être, il faut en effet le rapprocher d’un autre principe du fonctionnement de la démocratie, celui de la “rotation des charges” – qui signifie deux choses: d’abord, négativement, que nul ne peut exercer deux fois la même charge – ce qui implique, étant donné le nombre de postes à pourvoir par rapport au nombre de citoyens qu’une proportion importante d’entre eux devait être amené, un jour ou l’autre, à exercer une fonction publique[27]; mais le principe de rotation implique aussi, positivement – c’est un point sur lequel insistent les démocrates grecs – que tout citoyen devait être tour à tour “gouvernant et gouverné”[28]. C’est même ce qui définit, pour Aristote, la vertu civique: “être capable de bien commander et de bien obéir”[29] (Pol III, 4, 1277 a 27). On ne peut, se plaisaient à répéter les démocrates grecs, bien commander que si l’on a obéi[30]. Comme le note Bernard Manin: “La rotation des charges fondait ainsi la légitimité du commandement. Ce qui conférait des titres à commander, c’était le fait d’avoir occupé l’autre position” (op. cit., p. 46). Il y a plus: “dans la mesure où ceux qui commandaient un jour avaient obéi auparavant, ils avaient la possibilité de prendre en compte, dans leurs décisions, le point de vue de ceux à qui ces décisions s’imposaient […] Mieux encore: celui qui commandait un jour était dissuadé de tyranniser ses subordonnés, parce qu’il savait qu’il devrait, un autre jour, leur obéir” (ibid., p. 47). Le principe de la rotation et celui du tirage au sort forment donc système et définissent un régime qui vise à la plus parfaite adéquation entre ceux sur qui s’exerce le pouvoir – c’est-à-dire la communauté – et ceux qui l’exercent, la plus parfait identité entre les deux pôles du politique.

Mais ce principe du tirage au sort démocratique – opposé au principe oligarchique de l’élection – forme surtout système avec l’institution complémentaire qui réalise l’égalité des membres de la Cité démocratique, l’isegoria. On sait que, à l’Assemblée du peuple, organe de la souveraineté populaire, tous les citoyens sont invités à se lever pour donner leur opinion sur la décision à prendre ou la loi à voter. En sorte que la démocratie implique non seulement qu’on y prend des décisions à la majorité, mais surtout qu’on y parvient au moyen du débat public, c’est-à-dire de la défense argumentée des positions opposées. Et là où prévaut l’autorité de la délibération collective, domine la persuasion et donc la rhétorique. C’est le cas dans tous les lieux politiques où se joue collectivement le sort de la Cité, tribunaux, assemblées populaires ou réunions commémoratives. C’est ce que remarque Aristote, qui est ainsi conduit à distinguer trois sortes de rhétoriques, selon qu’on y oppose le juste et l’injuste afin de juger ce qui a été fait dans le passé (rhétorique judiciaire du tribunal), l’utile et le nuisible afin de juger ce qui convient de faire dans l’avenir (rhétorique politique de l’Assemblée du peuple), ou le bien et le mal a fin que la Cité puisse se rappeler ses valeurs présentes (rhétorique épidictique des réunions civiques)[31]. Mais cela amène surtout Aristote à fonder le caractère naturellement politique de l’homme sur son aptitude à la parole; car l’homme est non seulement prédisposé à vivre en société (apte à vivre en communauté, comme d’autres espèces grégaires) – ce qui, selon l’analyse que nous avons proposée, n’est qu’une des deux conditions du politique – mais aussi à y vivre politiquement c’est-à-dire justement à poser la question du pouvoir – ce qui constitue selon nous l’autre pôle du politique. Mais cette aptitude au pouvoir ne se manifeste nullement pour Aristote dans la capacité naturelle de certains hommes à commander, par exemple, mais bien dans l’aptitude de tous à parler – à parler non pas pour donner aux autres des ordres ou pour leur exposer l’ordre du monde, mais pour argumenter, opposer Ie pour et le contre, dire le bien et le mal, le juste et l’injuste[32]. Or, ce qui est remarquable, c’est que ce lien du politique et du langage est inscrit dans l’institution même de I’isegoria: tous les hommes, et tous les hommes également, en tant simplement qu’ils parlent, sont aptes à vivre en communauté, et précisément en tant qu’ils parlent et peuvent dire le juste et l’injuste, sont aptes à participer au pouvoir de la dite communauté. On retrouve même dans I’isegoria une application du principe égalitaire identique à celle qu’on trouve dans le tirage au sort. En effet, I’isegoria joue, dans le pouvoir “législatif’, le même rôle que le tirage au sort joue dans le pouvoir “exécutif’’. Par l’institution de la démocratie directe, l’Assemblée, organe délibératif suprême, est ouverte également à tous les membres de la Cité, et par l’institution de l’isegoria, la parole est donnée à tous les citoyens volontaires, en sorte que tous ceux qui veulent mettre leur opinion au service de la Cité peuvent peser également dans la décision, quelle que soit leur compétence a priori. Symétriquement, les organes suprêmes de gouvernement et d’administration publiques, les magistratures, sont ouverts également à tous les membres de la Cité, et par l’institution du tirage au sort, la charge est confiée à tous les citoyens volontaires, si bien que tous ceux qui veulent mettre leurs qualités au service de I’administration publique peuvent y peser également, quelle que soit leur compétence a priori[33].

On voit donc comment la Cité grecque et son régime isonomique, bien mieux que les dites démocraties modernes, appliquent dans leurs principes de fonctionnemem les principes généraux de souveraineté populaire et d’égalité de tous. La démocratie moderne applique le principe de la souveraineté populaire au moyen de représentants, et ne donne I’égalité à tous que ont le droit d’élire ces représentants. Tout se passe comme si ce régime s’efforçait de constituer, hors de la communauté politique dont il est supposé émaner, une instance séparée, chargée d’exercer sur elle le pouvoir et de la gouverner de I’extérieur. La démocratie ancienne, au contraire, applique le principe de souveraineté populaire au moyen de I’isegoria, et donne en outre à tous, par le tirage au sort, le droit égal de participer à I’administration publique. Tout se passe comme si ce régime s’efforçait d’empêcher toute dichotomie entre la communauté et le pouvoir, et de réconcilier les deux instances du politique[34]. De sorte que, en dépit de leurs deux principes apparemment communs, la démocratie ancienne et la démocratie moderne sont bien deux systèmes opposés. La démocratie parlementaire demeure un régime politiquement “bipolaire” entre communauté et pouvoir, entre gouvernés et gouvernants, entre la collectivité de tous ceux qui vivent politiquement et la catégorie étroite de ceux qui vivent de la politique – même si, par opposition à tous les autres régimes – l’idée de représentation semble offrir la garantie que le second pôle est issu du premier, qu’il en est le reflet épuré, filtré et comme idéal. Par opposition, la Cité démocratique offre un des rares exemples de régime “unipolaire”, où aucun groupe particulier de la collectivité ne monopolise le politique, et où aucun secteur particulier de la vie publique n’est exclu de la vie politique. C’est comme si tout ce qui était commun était politique parce que tous ceux qui participent au commun étaient politiques. C’est pourquoi l’Athènes démocratique nous semble une des rares sociétés, non pas à vivre politiquement, c’est le cas de toutes, mais à inventer une manière politique de vivre fondée sur l’essence une du politique.

De ce point de vue, et en dépit de l’abîme qui sépare les deux sociétés, leurs dimensions, leur mode de production économique, leurs rapports sociaux, leur stade de développement technique, leur culture, leur histoire, il y a bien une analogie entre une tribu tupi-guarani à l’époque de la découverte du Brésil et la Cité athénienne. Tout se passe comme si l’une et l’autre s’efforçaient d’empêcher la constitution d’une sphère du pouvoir politique autonome. Sans doute, il y a bien dans les deux cas l’exercice d’une fonction proprement politique et des organes chargés de l’exercer: le chef chez les Indiens, les Assemblées et magistrats à Athènes. Mais en dépit des apparences, ni l’un ni les autres ne sont distincts de la société. Ils n’ont par eux-mêmes aucun pouvoir, leur autorité dépend d’un pouvoir qui est dans la société elle-même, la collectivité tribale d’un côté, la Cité rassemblée de l’autre. Le chef indien n’a d’autre pouvoir que celui dont dispose la collectivité sur ses propres membres et qu’il se contente de rappeler dans son discours. De même, ce qui permet aux organes politiques de gouverner Athènes, ce n’est pas leur propre pouvoir, puisqu’ils sont seulement, dans leur composition comme dans leur mode de fonctionnement, la communauté elle-même devenue acteur de sa propre vie, sujet et objet du politique. Et de même que Pierre Clastres peut parler de la tribu indienne comme d’une “société contre l’État”, on peut dire qu’Athènes était une “Cité contre l’État”, si l’on entend par État l’appareil qui, dans les sociétés modernes, monopolise le pouvoir politique, c’est-à dire le droit et la force qui s’imposent à tous.

II est peut-être possible de pousser le parallèle plus loin. On l’a noté, la tribu indienne est politique en étant, comme ne croyaient pas si bien dire les conquistadores, “sans foi, sans loi, sans roi”. II en va de même, mutatis mutandis, de la Cité grecque. Bien sûr, comme les Indiens, les Grecs sont religieux; leurs dieux sont mêmes des dieux civiques. Mais, comme le note M. Finley, “la religion ne fournissait aucune justification doctrinale ni éthique, au sens propre, ni pour la structure du système [politique] comme un tout, ni pour les actions menées ou projetées par le pouvoir”[35] De même, les Grecs classiques n’ont pas de monarque – c’est d’ailleurs ce qui frappait leurs visiteurs étrangers dans l’Antiquité, comme cela frappait les conquérants occidentaux des Indiens au XVe siecle. Au héraut de Thèbes qui s’étonne de cette absence, Thésée répond, dans les Suppliantes: “Cette cité n’est pas gouvernée par un seul homme; elle est libre. Le peuple y est roi; chacun reçoit le pouvoir à tour de rôle pour un an. Elle n’accorde aucun privilège à la fortune, mais le pauvre et le riche y possèdent des droits égaux” (404-408). Enfin les Grecs ont bien sûr des lois, au contraire des Indiens – ils sont peut-être même les inventeurs de l’idée moderne de loi, formule générale qui détermine des droits ou des devoirs sans acception de personne. Mais ils ne dépendent d’aucune loi antérieure ni extérieure à leur propre pouvoir absolu de légiférer, ils n’obéissent qu’aux lois qu’ils se sont consciemment données, et tant qu’ils ne s’en sont pas donné d’autres. Comme le note C. Castoriadis, dans le cas de la Grèce ancienne, il y a “la reconnaissance du fait que la source de la loi est la société elle-même, que nous faisons nos propres lois, d’où résulte l’ouverture de la possibilité de mettre en cause et en question l’institution existante de la société, qui n’est plus sacrée”[36]. En ce sens, le nomos grec, qui signifiait seulement au Ve siècle “coutume” et s’opposait à la nécessité, à la constance et à l’universalité de la nature, est aussi fragile et précaire que la parole du chef indien. Il n’y a rien en tout cas qui l’apparente à l’absolu d’une loi fondamentale, à la toute puissance d’un texte canonique ou à l’idée moderne de “loi de la nature”, nécessaire et universelle. En sorte que, du point de vue du fondement de leurs institutions politiques, on peut bien dire que les Grecs eux aussi sont “sans foi, sans roi, sans loi”.

Voilà pour le premier principe, celui de la souveraineté: nos deux sociétés, indienne et grecque, ont la souveraineté absolue sur ellesmêmes. Mais il y a un second principe fondamental nécessaire à l’unité du politique, celui de l’égalité de tous les membres du corps social devant le pouvoir. On a vu comment tout l’effort des institutions gouvernementales athéniennes était de la préserver. On peut même y ajouter une autre institution étrange et typique de la démocratie grecque, l’ostracisme, qui permettait d’exclure de la Cité pour dix ans tout citoyen dont la réputation éminente ou les qualités exceptionnelles semblait constituer une ménace pour la démocratie et un risque de retour à la tyrannie. La Cité semblait ainsi dire à qui voudrait faire le chef: “rappelle-toi que tu n’es pas plus que les autres”. On retrouve le même égalitarisme chez les Indiens. Pierre Clastres écrit: “En vertu même de l’étroit contrôle auquel la société soumet, comme tout le reste, la pratique du leader, rares sont les cas de chefs placés en situation de transgresser la loi primitive: ‘tu n’es pas plus que les autres’: Car, dans sa relation normale à ses semblables, le chef ne fait pas le chef. C’est ce dont témoigne le cacique Alaykin, chef d’une tribu abipone du Chaco argentin, répondant “à un officier espagnol qui voulait le convaincre d’entraîner sa tribu dans une guerre qu’elle ne désirait pas: ‘les Abipones, par une coutume reçue de leurs ancêtres, font tout à leur gré et non à celui de leur cacique; si j’utilisais les ordres ou la force avec mes compagnons, aussitôt, ils me tourneraient le dos. Je préfère être aimé d’eux et non craint d’eux”‘(La Société contre l’État, p. 177).

Il y a encore un dernier point commun entre nos deux sociétés. On a déjà noté que, selon sa fonction ordinaire, le chef doit garantir l’unité et la pérennité du groupe en apaisant les conflits internes au moyen de la seule autorité de sa parole. Mais le chef a aussi une fonction exceptionnelle, en cas d’agression externe. Ces deux faces de la vie politique (intérieure et extérieure) se retrouvent dans toutes les sociétés, mais dans l’Athènes classique, elles se présentent de la même façon que chez les Indiens. Les textes anciens qui décrivent la vie politique associent en effet souvent les deux types de leaders de la Cité dans une expression unique, “les orateurs et les généraux”, une formule qui réunissait pour ainsi dire les deux moyens politiques de garantir l’existence de la communauté, la parole entre amis (les citoyens) et la guerre avec les ennemis. On se souvient en outre que les militaires, et notamment les stratèges, font partie des rares magistratures élues, c’est-à-dire de celles qui supposent une compétence et surtout une autorité reconnue et acceptée par tous (comme celle du chef militaire des sociétés indiennes). C’est comme si les deux: sociétés inventrices du concept de politique mettaient en évidence dans leurs institutions les deux rapports possibles de la communauté et du pouvoir. A l’intérieur, en temps de paix, le pouvoir vient de la communauté, puisque n’importe qui, le chef indien ou l’orateur attique, ne dispose que de la force persuasive de sa parole et que ses avis n’ont d’effet que s’ils rencontrent l’adhésion collective. A l’extérieur, en temps de guerre, le pouvoir vient de l’extérieur de la communauté, du guerrier indien ou du stratège athénien: c’est comme si elle lui avait délégué pour un temps, celui où sa propre existence est menacée, son propre pouvoir, un pouvoir dont ordinairement elle ne se dessaisit pas et qui se confond avec la puissance de parler pour convaincre[37].

Car c’est évidemment par le rôle central, et pour ainsi dire essentiel, que nos deux sociétés, indienne et grecque, reconnaissent à l’art rhétorique dans la vie politique, qu’elles sont le plus proches l’une de l’autre. On sait que, dans l’Athènes classique, la naissance et le développement de la rhétorique sont liés à la naissance et au développement de la démocratie. Et c’est bien naturel: si c’est le peuple qui est souverain, et non un homme ou une caste, le pouvoir réel vient, non pas de celui qui parle, mais de ceux à qui il s’adresse. Ce sont eux qui décident. La seule compétence possible, dans cette conception du politique où il n’y a pas de compétence politique, est l’art de persuader, la rhétorique. C’est ainsi qu’on a pu dire que Athènes est une “civilisation de la parole publique”[38]. Tout ce qui relève du commun, c’est-à-dire de la communauté politique, doit être mis en commun, c’est-à-dire communiqué par la parole. II en va de même, on l’a vu, du chef indien. Comme il n’a d’autre pouvoir que celui qui lui vient de tous, il n’a d’autre fonction que de parler, et qu’une seule compétence requise, la rhétorique.

Toutes les sociétés ont à leur manière inventé la politique, puisque tous les hommes, toujours, vivent politiquement, c’est-à-dire dans des communautés politiques et selon des relations de pouvoir. Néanmoins, il y a bien des sociétés dont les institutions inventent l’idée du politique, puisqu’elles parviennent à en réunir les deux pôles opposés – les sociétés indiennes au temps de la découverte et les Cités démocratiques grecques. L’Athènes antique serait donc un des inventeurs du politique mais qui, en dépit de l’inventivité extraordinaire de ses institutions, ne jouirait d’aucune exclusivité sur le plan des principes, puisqu’elle se bornerait à retrouver l’intuition fondamentale de certaines sociétés primitives et à inscrire dans ses institutions leur principe fondamental: la communauté est le principe et la fin de tout pouvoir; par conséquent, la collectivité est souveraine et tous ses membres le sont également. Telle serait donc l’invention du politique.

Invention du politique, peut-être. Mais est-ce bien l’invention de la politique? Et n’y a-t-il pas, de ce point de vue, un privilège des Grecs? Reprenons en effet le dernier point commun entre les Indiens Tupi Guarani et l’Athènes classique, la toute puissance de la rhétorique, et voyons comment celle-ci se réalise dans les deux cas. Pour persuader les éventuels fauteurs de trouble de s’apaiser, ainsi que le note Pierre Clastres, “les moyens du chef se limitent à l’usage exclusif de la parole non pas même pour arbitrer entre les parties, car le chef n’est pas un juge, il ne peut se permettre de prendre partie pour l’un et pour l’autre; mais pour, armé de sa seule éloquence, tenter de persuader les gens qu’il faut s’apaiser, renoncer aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente” (op. cit., p. 176). Ainsi, la parole du chef “n’est pas faite pour être écoutée. Ritualisée, elle dit, quotidiennement et à heures fixes: ‘nos aïeux se trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient. Suivons leur exemple et, de cette manière, nous mènerons ensemble une existence paisible’” (ibid. p. 135). Comparons cette rhétorique à celle des orateurs attiques.

Trois traits les distinguent. Alors que la parole du chef est une parole essentiellement répétitive, ritualisée, dont le contenu est à peu près toujours le même quels que soient les auditeurs ou la situation critique, c’est en rompant avec toutes les formes rituelles de discours que naît la rhétorique. L’orateur d’assemblée doit sans cesse inventer des arguments, les modéler sur son public particulier et surtout les adapter à la situation présente et à la crise singulière que la Cité affronte. C’est pourquoi il est si difficile d’être un bon orateur; c’est pourquoi, aussi, des l’apparition de la rhétorique au Ve siécle, proliferent des Manuels rhétoriques qui tentent de dégager les procédures de persuasion des auditoires. Mais aucun, pas même celui d’Aristote, ne pourra énoncer des recettes générales du succes, fixes et certaines, puisque la règle d’or du discours est celle du mystérieux kairos, règle sans règle, principe d’opportunité et d’occasion.

Il y a une deuxième différence entre les deux usages de la rhétorique, celui du chef indien et celui des orateurs attiques. Le discours du chef est pour ainsi dire à sens unique, de lui vers la communauté. Il n’en va pas de même chez les Grecs. Sans doute, par opposition à la dialectique, qui est l’art de l’argumentation dialoguée, la rhétorique ancienne est l’art du discours monologique. L’orateur grec parle seul à la communauté réunie. Pourtant son discours s’oppose, de droit, et le plus souvent de fait, à un autre discours qui soutient – ou pourrait soutenir – la thèse contraire. Il en va ainsi dans les tribunaux, à l’Assemblée ou dans les réunions civiques. Il s’agit toujours de soutenir une thèse contre une autre, d’opposer le pour et le contre: est-il juste ou injuste de condamner Socrate, est-il utile ou nuisible à la Cité de construire les longs Murs, est-il beau ou laid de se venger de nos ennemis? Autrement dit, la rhétorique grecque est toujours virtuellement antilogique – et c’est pourquoi, elle permet, comme le dit Aristote, de “condure les contraires” (Rhét. I, 1355 a 33). On voit, de ce point de vue, tout ce qui l’oppose à l’art oratoire du chef indien. Celui-ci n’a pas besoin de savoir condure les contraires, il n’a pas besoin d’opposer le pour et le contre, son argumentation ne se heurte à aucune argumentation qu’il faudrait réfuter. En effet, il se contente d’invoquer la nécessité de faire cesser la discorde entre membres de la communauté. Mais c’est exactement l’inverse que fait l’orateur! La Cité grecque ne cesse de mettre en scène l’opposition des thèses, de mettre en évidence la contradiction dans le discours, de représenter dans la parole l’opposition tragique des contraires. La rhétorique, et aussi la politique grecque, mime la guerre dans la parole. Elle représente le maximum de contradiction dans le minimum de violence, puisque toute opposition s’exprime et se résout dans le langage. A l’intérieur de la Cité, seul compte le logos; entre citoyens, seule vaut la lutte des arguments, alors qu’à l’extérieur, le combat est réel, la lutte armée. C’est comme si cette dispute interne qui effraie tant les membres de la société primitive qu’ils font tout pour l’éviter, la nier, l’apaiser, la société grecque se plaisait à l’affirmer, à l’exacerber – à la jouer politiquement pour éviter qu’elle ne devienne apolitique.

Il y a une troisième différence entre les deux rhétoriques et elle porte non plus sur la forme du discours ou son contexte, mais sur le message. Le chef indien a un argument essentiel pour maintenir l’ordre: l’imitation des ancêtres. Puisque ceux-ci ont permis à la société telle qu’elle était de se perpétuer jusqu’à la société telle qu’elle est, il faut revenir à l’harmonie d’hier pour retrouver l’harmonie aujourd’hui; et il suffit, pour faire cesser le désordre présent, de revenir à l’ordre passé et de le perpétuer dans l’avenir. La société doit affronter les crises en prenant son passé pour seul modèle. La vérité politique existe dans l’éternel hier, il n’y a qu’à la répéter. C’est l’inverse pour la cité grecque. Comme le dit Aristote, la rhétorique politique a pour objet non le passé mais le futur: que faire demain, quelle décision prendre aujourd’hui pour l’avenir? Elle doit se confronter à des situations toujours nouvelles et inventer des réponses originales, résoudre les crises sans qu’aucune solution ne soit d’avance garantie – et c’est pourquoi justement aucune argumentation toute faite n’est universellement valable. II faut donc opposer le pour et le contre, argumenter sans jamais avoir la moindre certitude a priori de vérité, puisque celle-ci n’est inserite nulle part, dans aucun modele préétabli.

Les trais différences entre les rhétoriques se completent donc. C’est parce qu’il fait appel à l’autorité de l’ordre ancien que le discours du chef indien est répétitif et c’est parce qu’elle est a priori garantie par l’existence passée de la communauté que son argumentation est à sens unique. Au contraire, c’est parce que la Cité s’affronte à un ordre toujours nouveau que le discours des orateurs doit être toujours opportun, et c’est parce qu’elle ne trouve dans l’avenir incertain aucune garantie de vérité que l’argumentation rhétorique est antilogique et qu’elle doit sans cesse inventer ses raisons.

En somme, entre ces deux manières d’utiliser politiquement la rhétorique, il y a toute la distance existante entre une communauté qui évite la politique et une autre qui invente la politique. Car telle est au fond la vraie différence, non seulement entre leurs rhétoriques, mais plus généralement entre les deux manières pour nos deux sociétés d’inventer le politique. L’une invente le politique en faisant tout pour conjurer le risque de la politique, l’autre invente le politique en inventant aussi la politique, c’est-à-dire, pour la première fois et une des rares fois de l’histoire, en faisant de la politique[39]. Les sociétés indiennes font tout pour ne pas faire de la politique. Elles résistent de toutes leurs forces à tout ce qui ressemble au pouvoir. C’est peut-être à cette crainte, à cette haine de la politique, et plus particulièrement à la montée en puissance des chefferies lors de la conquête, qu’il faut attribuer cette réaction de fuite des communautés dans ces mouvements prophétiques à la recherche de la Terre sans mal[40] Comme si le mal icibas, c’était la politique, c’est-à-dire le pouvoir de certains, ou l’action collective tournée vers l’avenir. Redoutant l’un et ne pouvant inventer l’autre, elles fuyaient et se dissolvaient. Comme si, au contraire de la Cité grecque, ces sociétés primitives n’avaient pu inventer la pratique collective du pouvoir pour faire face à un pouvoir qui menaçait de s’imposer à l’extérieur de la collectivité. C’est le contraire en Grèce. Il y a comme un désir, un amour de la politique. Car non seulement la Cité athénienne, comme toutes les autres sociétés, vivait politiquement, mais comme aucune autre sans doute, elle vivait de la politique. L’invention de la politique fut pour elle l’autre versam de l’invention du politique.

Qu’est-ce qu’en effet que cette invention de la politique pour les Grecs? On peut la définir dans les termes de Jean-Pierre Vernant: c’est “l’émergence d’un domaine privilégié où l’homme s’appréhende comme capable de régler par lui-même, par une activité réfléchie, les problèmes qui le concernent au terme de débats et de discussions avec ses pairs”[41] lnventer la politique, ce n’est donc pas seulement, comme inventer le politique, faire en sorte qu’il n’y ait pas d’autre pouvoir que celui que la collectivité exerce sur elle-même pour se perpétuer et se protéger, c’est aussi inventer les moyens pour que la communauté elle-même prenne le pouvoir pour affronter le monde. Dans les deux cas, les communautés tentent par tous les moyens d’empêcher la constitution d’une caste politique séparée et spécialisée. Mais ce n’est pas de la même façon. La société indienne se garde de la tyrannie de certains en confiant à un chef la tâche de la représenter auprès d’elle-même et de la rappeler sans cesse à son ordre propre. Les Grecs firent différemment. On dit souvent qu’ils redoutaient par-dessus tout la professionnalisation de la politique. Il faut peut-être rectifier ce point. Ce n’est pas qu’ils empêchaient la professionnalisation de la politique, c’est qu’ils évitaient que certains soient professionnels et non tous. L’idéal, c’est bien une Cité où tous feraient professionnellement de la politique. Idéal en partie réalisé d’ailleurs, avec la rétribution des charges publiques, telle que la participation aux tribunaux, aux magistratures, et même aux séances de l’Assemblée du peuple. Aristote[42] voyait à juste titre dans cette «misthophorie” un des signes les plus sûrs de la démocratie[43]; c’est en tout cas une de ses institutions les plus originales. On peut y voir, comme dit Pierre Vidal-Naquet[44], “la prise de conscience de l’autonomie du politique”. Mais on doit surtout comprendre que, par cette réforme, Athènes s’assurait que tous les citoyens, quels que soient leurs revenus, puissent non seulement en droit mais aussi en fait participer aux affaires publiques. Elle faisait de l’activité politique l’affaire de tous, et de chacun un professionnel de la politique. Mais cet idéal d’une communauté qui fait de la politique est non seulement inserir dans ses institutions, mais aussi dans son imaginaire. Faire de la politique est en effet pour un Grec le genre de vie le plus élevé: puisque, comme le veut Aristote, la vie humaine est politique, quoi de plus digne d’un homme que de vivre pour la politique[45]? Quoi de mieux que de vivre en se dévouant à sa communauté, que de briller pour elle par son activité et ses vertus, quoi de plus beau que le désintéressement, quoi de plus admirable que de sacrifier ses intérêts privés au service de la collectivité, que d’être reconnu pas tous comme le meilleur des égaux? II y a ainsi, comme on a pu le remarquer, une esthétisation de la vie politique chez Les Grecs: L”identification de soi à la politique, devenue identité, faisait que la vie politique […] était considérée comme la seule” souhaitable[46]. Le style propre à la démocratie grecque, ce n’est pas le triomphe des valeurs populaires, c’est l’extension à tous des valeurs militantes et esthétiques de la noblesse. Alors que les Tupi rêvent d’une collectivité qui les laisserait être apolitiques, d’une communauté où nul n’aurait le pouvoir, les Grecs rêvent d’une Cité où tous seraient politiques, ou tous auraient le pouvoir.

On a vu plus haut que l’invention du politique chez les Tupi et les Athéniens a ceci de singulier qu’ils vivent politiquement les uns et les autres sans foi, sans roi, et d’une certaine manière sans loi. On peut être désormais plus précis pour Athènes. L’invention de la politique, c’est l’idée qu’il faut inventer collectivement l’avenir de la communauté, et qu’il faut pour cela affronter trois vides: le Ciel, d’abord. Sans doute, le Ciel est plein de dieux, mais ils ne décident rien pour nous, c’est nous qui décidons. Est vide aussi la place du Maître, comme le dirait Claude Lefort[47]: c’est cette place que refusent d’occuper les Indiens et que veulent collectivement occuper les Athéniens. Est vide surtout l’image que la Cité a d’elle-même, vide de modèle, et c’est pourquoi il faut l’imaginer, la construire, en inventant ce qu’elle sera demain. En sorte que la communauté indienne tente de reproduire sans cesse son identité passée, tandis que la Cité athénienne doit sans cesse inventer son identité future.

Dans un texte extrêmement suggestif, Claude Lévi-Strauss oppose deux modèles de société: les sociétés-horloges qui, comme les sociétés primitives, sont des machines “froides”, et les sociétés-machines à vapeur qui, comme les sociétés modernes, sont des machines “chaudes”. Les premières “produisent extrêmement peu de désordre, ce que les physiciens appellent “entropie”, et ont une tendance à se maintenir indéfiniment dans leur état initial, ce qui explique d’ailleurs qu’elles nous apparaissent comme des sociétés sans histoire et sans progres”. A l’opposé, les sociétés modernes “utilisent pour leur fonctionnement une différence de potentiel, laquelle se trouve réalisée par différentes formes de hiérarchie sociale, […] l’esclavage, le servage, ou […] la division en classes”[48]. C’est comme si elles utilisaient les différences économiques et le désordre social pour créer de l’histoire et du progres. Il est peut-être possible d’appliquer cette distinction à la sphère politique. On dirait alors: deux types de société ont inventé le politique, c’est-à-dire l’unité de la communauté et du pouvoir, des sociétés froides, comme les tribus Tupi, et des sociétés chaudes comme l’Athènes classique. Dans les premieres, c’est comme si la communauté avait assimilé et même digéré tous les pouvoirs pour les faire siens afin que nul en particulier n’en ait, comme si elle s’efforçait de reproduire son propre passé, de se maintenir le plus possible à l’identique, comme une horloge – et donc de faire le moins possible de politique. Dans les secondes, c’est comme si au contraire le pouvoir s’était emparé de la communauté pour la faire sienne afin que tous y participent également, qu’elle puisse produire son propre avenir et aller indéfiniment de l’avant comme une machine à vapeur; et que tous également fassent le plus possible de politique.

Ainsi, si aucune société n’a inventé la vie politique, si certaines “sociétés primitives” ont inventé le politique, c’est bien l’Athènes démocratique qui a inventé la politique. On avait donc bien fait de me demander de parler de l’invention de la politique dans la Grèce classique en prélude à la découverte du Brésil.

Notes

  1. C’est sous ce titre que de grands spécialistes de la politique ancienne ont présenté certains de leurs travaux.Voir le titre français de l’ouvrage de Moses I. Finley, Politics in the Ancient World, Cambridge University Press, 1983, L’invention de la politique, Flammarion, Paris, 1985, et l’article de C. Mossé “L’invention de la politique” dans Le Savoir grec, Dictionnaire critique sous la dir. de J Brunschwig et G. Lloyd, Flammarion, Paris, 1996, pp. 185-199.
  2. Voir le “mythe de Promethée et d’Epiméthée”que attribute Platon dans Protagoras (320c-320d).
  3. Platon, République II, 369 b-371 e.
  4. Voir Aristote, PoL I, 1253 a 1-38. Sur l’homme “animal politique”, voir aussi Eth. Níc. I, 5, 1097 b 11, VIII, 14, 1162 a 17, Eth. Eud. VII, 10, 1242 a 22. Une idée voisine (et notamment le lien entre la Cité et le langage) est attribuée à Socrate par Xénophon (Mémorables, IV, 3, 12).
  5. Ce qui ne signifie pas que, par ailleurs, les Grecs n’avaient une haute conscience soit du caractère singulier des Cités grecques en général, par opposition aux autres formes de vie politique, soit même du privilège de vivre dans une Cité démocratique comme Athènes (voir, par exemple, la célebre oraison funèbre que Thucydide attribue à Péricles (II, 35-41), ou les différents déclarations de Thésée dans les Suppliantes d’Euripide).
  6. Je m’inspire ici de la formule d’E. Benveniste sur le langage: “Le langage est dans la nature de l’homme, qui ne l’a pas fabriqué”, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, p. 259.
  7. C’est ce que, le premier, Aristote a noté. Voir comment, au début de la Politique (I, l .et 2), la Cité inclut toutes les autres communautés naturelles (couple, famille, village).
  8. Cf. par exemple: “Une société est faite d’individus et de groupes qui communiquent entre eux… Dans toute société, la communication s’opère au moins à trois niveaux: communication des femmes; communication des biens et des services; communication des messages” (Anthropologie structurale, Plon, Paris, p. 326). “Les règles de la parenté et du mariage servent à assurer la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des biens et des services, et les règles linguistiques la communication des messages.” (ibid., p. 95).
  9. Voir la définition de S.F. Nadel: “l’organisation politique est une organisation en vue de la guerre à l’extérieur et de la paix à l’intérieur”, The Foundation of Social Anthropology, Glencoe, 1951; cité par P. Mercier “Anthropologie sociale et culturelle” in Ethnologie générale, sous la dir. de J. Poirier, Gallirnard, “Pléiade”, Paris, p. 955.
  10. Il faut donc entendre ici “communauté” au sens ou le sociologue F. Tönnies (Communauté et société) entend Gemeinschaft, reposant sur des exigences ou des tendances naturelles, par opposition à Gesellshaft, reposant sur un contrat explicite.
  11. “J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur tendance à entrer en société, tendance cependant liée à une constante résistance à le faire qui menace sans cesse de scinder cette société. Cette disposition réside manifestement dans la nature humaine. L’homme possède une inclination à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi une forte tendance à se singulariser (s’isoler), car il rencontre en même temps en lui-même ce caractère insociable qu’il a de vouloir tout diriger seulement selon son point de vue.” Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Quatrième proposition.
  12. Du côté des premiers, on pourrait citer Aristote, Saint Thomas, Rousseau ainsi que tous les “utopistes”; du côté des seconds, Platon, Machiavel, Hobbes, Nietzsche, etc. Kant et Marx occuperaient alors, pour des raisons différentes, une position intermédiaire, tentant de tenir ensemble les deux aspects opposés du politique tout en ayant conscience de leur opposition, l’un dans sa théorie anthropologique, l’autre dans sa théorie historique.
  13. Les Taîno de îles, les Caquetio, les Jirajira, ou les Otomac; voir P. Clastres, La Société contre l’État, Minuit, Paris, p. 26.
  14. Ibid, p. 28.
  15. R. Lowie, cité sans autre référence que “en un texte de 1948” par P. Clastres, op. cit., p. 27.
  16. Sur l’exception du temps de guerre, les pouvoirs du chef guerrier, la dualité de l’autorité civile et militaire, voir ibid., pp. 12 et 27.
  17. On se souvient de la célebre définition de l’État par Max Weber: “communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé [… ] revendique avec succès pour son compte propre le monopole de la violence physique légitime” (Politik als Beruf, 1919, tr. fr. J. Freund, “Le métier et la vocation d’homme politique”, in Le Savant et le politique, UGE, 10-18, Paris, pp. 100-101). L’idée de légitimité, lorsqu’il s’agit d’État moderne, renvoie ici à l’idée de droit (cf immédiatement plus bas: l’État “passe donc pour l’unique source du droit à la violence”). Il est donc peut-être plus clair de parler du droit et de la force. Voir la définition de la politique par Freund: “activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique en garantissant l’ordre au milieu des luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions et des intérêts” (in Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, Paris, 1967, p. 177). Notons que cette définition utilise le mot politique lui-même (“unité politique”) pour désigner ce que nous entendons par communauté. N’est ce pas le signe de l’hétérogénéité du concept, qui suppose bien deux constituants distincts.
  18. Cf P. Clastres, op. cit., p. 14, repris p. 175.
  19. P. Clastres (op. cit. pp. 181-185) interprète ces grands mouvements prophétiques des XVe et XVIe siècles, qui voient des milliers d’Indiens suivre les discours des karai pour immigrer de leurs terres à la recherche de la patrie des dieux, “Terre sans Mal” ou paradis terrestre, comme des mouvements de résistance désespérés et suicidaires de la société tupi-guarani pour résister au pouvoir montant des chefs et à la lente constitution d’un État.
  20. Voir à ce sujet le livre de B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, Paris, 1995.
  21. Voir par exemple le plus ancien texte de la théorie politique grecque, dans ce passage ou Hérodote met dans la bouche de trois Mages perses (et non grecs! ce qui n’est pas un des moindres paradoxes de ce texte) une discussion sur le meilleur régime. Le défenseur du régime populaire le définit ainsi: il “porte le nom le plus beau de tous: isonomie; ensuite, il ne commet aucun des exces dont un monarque se rend coupable: le sort distribue les charges, le magistrat rend compte de ses actes, toute décision y est portée devant la collectivité (to koinon)” (Histoires, III, 80, tr. Barguet rectifiée).
  22. Voir la définition générale que donne Aristote de la démocratie, comme régime ou le “peuple est souverain” (Pol. III, 6, 1278 b 12, III, 11, 1281 a 40, V, 9, 1310 a 28, VI, 3, 1318 a 19, VII, 9, 1328 b 32).
  23. Sur le sens du tirage au sort dans la démocratie athénienne, je me règle ici sur les analyses de B. Manin, op. cit., pp. 20-61. Voir aussi M. Finley, L’invention de la politique, chap. IV “Participation populaire”, notamment pp. 111-114.
  24. Xénophon, Mém. I, 2, 9; Platon, Rép. VIII, 561 b.
  25. Voir Fustel de Coulanges, La Cité antique, Hachette, Paris, 1900, p. 213; voir aussi G. Glotz, La Cité grecque, Albin Michel, Paris, 1968, pp. 219-224.
  26. Voir G. Glotz, op. cit., p. 220; voir aussi B. Manin, op. cit., pp. 25-26.
  27. Comme le note B. Manin: “La norme capitale de la rotation faisait du sort une solution rationnelle: puisqu’un nombre considérable d’individus devaient être appelés, un jour ou l’autre, à exercer des charge, on pouvait laisser au hasard l’ordre dans lequel ils y accédaient” (ibid, p. 48).
  28. Aristote, Politique, VI 2, 1317 a 40- b 2; Euripide, Suppliantes, v. 406-408
  29. Sur le rapport entre cette définition aristotélicienne de la vertu civique et les principes de la démocratie, nous nous permettons de renvoyer à notre étude sur “Aristote démocrate”, Philosophie 18, Minuit, Paris, printemps 1988, pp. 66-68.
  30. Voir Aristote, Pol III, 4, 1277 b 12-13 (voir aussi Pol. II, 2, 1261 a 31 – b 7).
  31. Aristote, Rhét. I., 3.
  32. Voir Aristote, Pol I, 3. Nous avons déjà rapproché ailleurs cette définition de l’homme de la condition de la vie démocratique; voir “Aristote démocrate”, art. cit., p. 69.
  33. Voir B. Manin, “dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait d’assurer à n’importe qui le souhaitant, ‘au premier venu’, la possibilité de jouer un rôle politique” (op. cit., 57); ailleurs, cet auteur rapproche la formule qui donne à tous le pouvoir de faire des propositions à l’Assemblée ou au Tribunal (boulómeno V, celui qui le désire, c’est-à-dire le premier venu) et le volontariat pour se présenter au tirage au sort (ibid., p. 28).
  34. II faut évidemment faire une réserve importante. Dans l’Athènes classique, le pouvoir et la communauté des citoyens se confondent, mais la communauté des citoyens est loin de se confondre avec la collectivité des habitants du territoire et donc avec celle sur laquelle la communauté exerce son pouvoir: les non-citoyens en sont exclus, au premier chef les femmes et les esclaves.
  35. M. Finley, L’invention du politique, op. cit., p. 55.
  36. C. Castoriadis, “lmaginaire politique grec et moderne”, in Les Grecs, les Romaíns et nous, textes réunis par R.-P. Droit, Le Monde éditions, Paris, 1991, p. 235.
  37. Voir J.-P. Vernant: “Le politique peut se définir comme la cité vue du dedans, la vie politique des citoyens entre soi [… ] La guerre, c’est la même cité dans sa face tournée vers le dehors, l’activité du même groupe de citoyens confrontés cette fois avec ce qui n’est pas eux, l’étranger, c’est-à-dire en règle générale d’autres cités” (Mythe et société en Grèce ancienne, La découverte, Paris, 1988, p. 40).
  38. C’est le titre d’un article de P. Vidal-Naquet, in Encyclopedia Universalis, s.v. “Grèce”, Paris, 1976, vol. VII, p. 1009.
  39. Voir M. Finley: “La politique, telle que nous l’entendons, compte parmi les activités les moins répandues dans le monde pré-moderne. Ce fut une invention grecque, ou, pour être plus précis peut-être, une invention que firent séparément les Grecs et les Étrusques et/ou les Romains … Grecs et Romains se trouverent absolument obligés d’inventer sans cesse, toutes les fois que naissent des problemes ou des difficultés non prévus, qu’il fallait résoudre sans l’aide de précédents ou de modeles” (op. cit., p. 89)
  40. Voir ci-dessus note 19.
  41. J.-P. Vernant, Mythe et société chez les Grecs, François Maspero, Paris, 1978, I, p. 40.
  42. Aristote, Pol VI, 2, 1317 b 15-18; sur son histoire, voir Const. Ath. XXVII, et XLl,3.
  43. Ajuste titre puisque, comme le note C. Mossé, “la misthophorie était à ce point liée à la démocratie que, lorsque les oligarques s’emparèrent du pouvoir en 411 et 404, ils s’empresserent de supprimer les différents misthoi” (in Dictionnaire de la civilisation grecque, éd. Complexe, Bruxelles, p. 329.)
  44. P. Vidal-Naquet: “Finley, les Anciens et les modernes”, préface de M. Finley,p. 13.
  45. II est néanmoins clair que, chez Aristote lui-même, cet idéal de la vie active le dispute avec un idéal de vie contemplative (voir Eth. Nic. X, 7-10).
  46. C. Meier, La Politique et la grâce. Anthropologie politique de la beauté grecque, Seuil, Paris, 1987, pp. 73-74.
  47. “La démocratie fait tacitement du lieu du pouvoir un lieu vide, elle établit qu’il n’appartient en droit à personne.” Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, “Livre de poche”, 1981, pp. 155-156.
  48. G. Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, UGE, 10-18, Paris, pp. 38-39.