2006

Essomericq, l’heureux Carijó

por Leyla Perrone-Moisés

On a parlé de la “mauvaise rencontre”; pour ma part je voudrais parler de “la bonne rencontre”. Dans mon ouvrage Vinte luas[1], j’ai raconté un épisode peu connu de l’histoire du Brésil.

Trois ans après la découverte officielle du Brésil par Pedro Álvares Cabral, le commerçant et armateur Binot Paulmier de Gonneville est parti de Honfleur à la recherche des “belles richesses des Indes”. Son navire, nommé L’Espoir, a navigué le long de la côte africaine jusqu’au cap de Bonne-Espérance où, après avoir affronté un orage suivi d’une accalmie, il a perdu sa route. En janvier 1504 il est arrivé sur des terres inconnues. Maintenant on sait que ces terres étaient situées sur la côte sud du Brésil, très probablement aux alentours de Santa Catarina.

Le capitaine et son équipage y ont rencontré une tribu carijó (ancien nom des Guarani), qui les a cordialement accueillis. Après un séjour de six mois, pendant lequel le navire a été réparé, les Normands ont entrepris le voyage de retour. En plus du brésil[2] et d’autres raretés, le capitaine a emmené avec lui un jeune homme âgé de quinze ans appelé Essomericq. II avait promis au père de ce jeune homme, le cacique Arosca, de lui rendre son fils au bout de vingt lunes (vingt mois), instruit dans les techniques européennes, surtout dans celles des armes à feu.

Le retour en France a été accidenté et s’est terminé près de la côte française par deux attaques de pirates et par le naufrage du navire.

Cependant, une partie de l’équipage a survécu. Parmi les survivants se trouvaient le capitaine et Essomericq, qui était le premier Indien brésilien arrivé en terres françaises.

Le temps a passé et le capitaine n’a pas réussi à entreprendre un nouveau voyage à l’endroit qu’il avait nommé “les Indes Méridionales”. II n’avait donc pas pu tenir la promesse de rendre Essomericq à son pays d’origine. A titre d’indemnité, le capitaine a adopté l’Indien comme son fils, l’a marié à une femme de sa famille et, à sa mort, lui a laissé son nom, sa fortune et les armes de sa famille. Essomericq a vécu en Normandie jusqu’à l’âge de 95 ans. Il a eu quatorze enfants, qui se sont mariés à des aristocrates français et ont eu une nombreuse descendance. Comparée à d’autres épisodes de la Découverte et de la Conquête, cette histoire vraie est une sorte de conte de fées inséré dans un ensemble de contes d’horreur. Elle n’est pas exemplaire, puisque exceptionnelle. Mais elle fait réfléchir et rêver, comme l’allégorie d’une rencontre amicale et égalitaire entre les deux mondes.

L’histoire de ce voyage et de ses conséquences a traversé les siècles sous la forme d’un récit vécu par un couple indivisible: le capitaine et l’Indien, séparés par leurs différences et réunis par leur affection et leur parenté. J’ai l’intention de faire ici une analyse des images de l’Indien et du capitaine, dans les discours concernant ces faits, depuis celui de la Relation du voyage du capitaine Gonneville, du XVIe siècle, en passant par les commentaires des historiens au long des trois siècles suivants, jusqu’à nos jours. Ce que j’essayerai d’y saisir c’est moins la vérité des faits que les images accouplées de leurs protagonistes, elles mêmes modelées par l’idéologie de chaque narrateur. Il faut d’emblée remarquer que tant les images de l’Indien que celles du capitaine appartiennent à la vision européenne ou européanisée des deux personnages, puisqu’on ne connaît pas d’opinion à ce sujet venant d’Essomericq ou d’autres Indiens[3].

XVIe SIÈCLE: LE REGARD DU DÉCOUVREUR

La Relation du voyage du capitaine Gonneville est un document qui a subi autant de difficultés que le navire du capitaine. Il s’agit d’une déclaration présentée par le voyageur aux autorités françaises en 1505, dans le but d’obtenir le dédommagement des pertes causées par le naufrage. Gardée au secret par l’amirauté française, en vertu de son intérêt pour le commerce maritime et pour d’éventuels autres projets de colonisation, elle fut partiellement révélée au XVIIe siècle par un arrière-petit-fils d’Essomericq, dont je parlerai plus tard. Le document officiel, une copie certifiée du XVIIe siècle, n’a été découvert et analysé qu’au XIXe siècle[4].

Le document comprend le récit détaillé des voyages d’aller et retour ainsi qu’une longue partie intermédiaire concernant le séjour dans les terres des Carijó. A propos de ces derniers, dans le rapport transcrit par l’officier du port le capitaine dit: “Item disent que pendant leur demeurée en ladite terre ils conversaient bonnement avec les gens d’icelle, après qu’ils furent apprivoisés avec les Chrétiens, au moyen de la chère et petits dons qu’on leur faisait; étant les Indiens gens simples, ne demandant qu’à mener joyeuse vie sans grand travail.”

L’image que le capitaine nous offre des Indiens carijó est positive. Leurs habitudes, leurs vêtements sommaires et leurs ornements sont décrits avec une évidente sympathie par l’Européen, qui nous donne ce portrait du chef de la tribu: “Ledit Arosca était, comme il semblait, âgé de soixante ans, lors veuf; et avait six garçons depuis trente jusques à quinze ans; et venait, lui et ses enfants, souvent à la navire. Homme de grave maintien, moyenne stature, grosset et regard bontif.”

Le récit continue avec le départ du navire, et la référence au fait que l’on voit aujourd’hui comme le plus important, le transfert du fils d’Arosca en France:

Et parce que c’est coutume à ceux qui parviennent à nouvelles terres des Indes, d’en amener à Chrétienté aucuns Indiens, fut tant fait par bon semblant, que ledit seigneur Arosca voulut bien qu’un sien jeune fils qui d’ordinaire tenait bon avec ceux de la navire, vint en Chrétienté, parce qu’on promettait aux père et fils le ramener dans vingt lunes au plus tard; car ainsi donnaient-ils entendre les mois. Et ce qui plus leur donnait envie, on leur faisait à croire qu’à ceux qui viendraient par deçà on leur apprendrait l’artillerie; qu’ils souhaitaient grandement pour pouvoir maîtriser leurs ennemis: comme aussi à faire miroir, couteaux, haches et tout ce qu’ils voyaient et admiraient aux Chrétiens; qui était autant leur promettre que qui promettrait à un Chrétien or, argent et pierreries, ou lui apprendre la pierre philosophale. Lesquelles affaires crues fermement par ledit Arosca, il était joyeux de ce qu’on voulait amener son dit jeune fils qui avait nom Essomericq; et lui donna pour compagnie un Indien d’âge de trente-cinq ou quarante ans appelé Namoa.

Les prénoms des trois Indiens cités par Gonneville méritent un bref commentaire. A première vue, aucun d’eux ne semble être tupiguarani. Cependant, si l’on considère les difficultés de la transcription d’une langue inconnue, on peut émettre l’hypothèse qu’ils constituent des déformations de vrais prénoms indiens. Essomericq, par exemple, pourrait être Iça-mirim, c’est-à-dire petit chef.

Pendant le voyage de retour, l’équipage a subi une épidémie de scorbut qui a atteint les deux Indiens. Namoa est mort. Il s’est donc posé, pour les Européens, un problème religieux. Devraient-ils baptiser le jeune Essomericq, afin de sauver son âme? Après une minutieuse délibération, qui prenait en compte la convenance de prendre une décision sans l’approbation de l’Indien, ils ont décidé qu’il était plus prudent de le faire. Essomericq a alors reçu le prénom chrétien de son parrain, Binot, et après avoir été baptisé a guéri.

Poursuivant le voyage le long de la côte brésilienne, les Français ont trouvé des Indiens très différents des accueillants Carijó, probablement des Tupinambá et des Tupiniquim, des Indiens que Gonneville qualifie de “rudes, nus”, “cruels mangeurs d’hommes”. La Relation finit par le récit du naufrage et de l’arrivée sur le port normand. Après avoir énuméré les 28 survivants, le capitaine ajoute: “Plus l’Indien Essomericq, autrement dit Binot, qui audit Honfleur et par tous les lieux de la passée, était bien regardé, pour n’avoir jamais eu en France personnage de si lointain pays.”

Dans l’ensemble de la Relation, l’image qu’offre Gonneville des Indiens est dépourvue de fabulation; il s’agit d’une image “réaliste”, sans aucun aspect fabuleux et, en principe, dépourvue de préjugés négatifs. Les Indiens y sont décrits en fonction de son idéologie de commerçant – de bons partenaires, les Carijó, et de mauvais partenaires, les Tupinambá et les Tupiniquim – et de son idéologie de chrétien catholique – les premiers se présentent assez bien (à moitié habillés, agréables au regard) et se comportent de façon raisonnable (ils ne sont pas anthropophages, vivent dans une société policée, ne font la guerre que contre leurs ennemis, comme les Européens), tandis que les autres ont une apparence dégoutante (nus, tatoués) et ont un très mauvais comportement (ils mangent des humains, sont perfides, semblent ne pas avoir de chefs ni de lois).

En général, Gonneville respecte la façon d’être des Indiens et n’a pas l’intention de les forcer à adopter sa foi ni son mode de vie. On peut dire que, comme pour les habitants de Honfleur, les Indiens sont “bien regardés” par lui: avec curiosité et bienveillance. Évidemment, ce “bon regard” présuppose la conviction de la supériorité éthique et technique des Européens, ainsi qu’une attitude en même temps paternaliste et intéressée par rapport à la naïveté des Carijó. Par son réalisme et son enchantement, ce regard est semblable à celui de Pero Vaz de Caminha, l’écrivain de l’équipage de Pedro Álvares Cabral. Un regard typique de cette courte période après-découverte, pendant laquelle les projets de conquête ou de colonisation étaient encore mal définis et, de ce fait, une autre Histoire semblait encore possible.

Dans l’optique du capitaine, emmener Essomericq en France n’était pas un acte abusif, mais l’obéissance à une “coutume”. En effet, on sait qu’à ce moment-là de nombreux Indiens avaient déjà été emmenés, par les découvreurs, en Espagne et au Portugal. De plus, Essomericq partait avec le consentement de son père, afin d’être instruit dans les “arts de la civilisation”. Les Carijó, comme l’attestent des documents du XVIe siècle, étaient toujours disposés à voyager, peut-être à la recherche de cette “terre sans mal” que Pierre et Hélene Clastres ont étudiée en tant que signe distinctif de la mythologie guarani[5]. Mais la plus grande preuve des bonnes intentions du capitaine a été le non oubli de sa promesse, et la façon dont il a décidé de compenser le fait de ne pas avoir pu la tenir. La promesse de Gonneville serait le principal élément relevé par les témoins et par les commentateurs de cette histoire, au long des siècles.

XVIIe SIÈCLE: LE REGARD DU MISSIONNAIRE ET LE REGARD DE LA COUR

Vers la moitié du XVIIe siècle, l’abbé Jean Paulmier de Courtonne, arrière-petit-fils d’Essomericq, était chanoine de la Cathédrale de Lisieux et personnage ayant de bonnes relations dans les cours européennes. En 1663, il a publié un mémoire qu’il avait envoyé au pape Alexandre VII[6]. Dans ce texte, l’abbé racontait au pape le voyage du capitaine Gonneville, et demandait au souverain pontife l’envoi d’une mission dans ces “Terres Australes”, afin d’évangéliser les païens dont il était le descendant. Le fait que l’on ne savait pas encore, à ce moment-là, où se trouvaient ces terres ne semblait pas l’embarrasser. Afin de persuader le pape de l’opportunité de cette mission, l’abbé citait de longs extraits de la Relation de Gonneville, plus précisément ceux où le capitaine décrivait les Carijó. Les “mauvaises rencontres” des Français avec les autres Indiens n’y sont pas mentionnées, car ce que voulait démontrer l’abbé c’était le bon naturel des sauvages et leur prédisposition à la foi chrétienne. En effet, les qualités attribuées par Gonneville et par l’abbé Paulmier aux Indiens austrais étaient exactement celles que les jésuites avaient toujours louées chez les Carijó.

La façon dont l’abbé présente la question situe nettement le point de vue missionnaire, absent dans la Relation de Gonneville: “Voici plusieurs millions d’hommes, que j’amène aux pieds de Votre Sainteté, pour la supplier avec autant d’humilité que d’instance de les vouloir admettre en cette Bergerie Sacrée dont la Providence divine vous a commis la concluire enterre, et hors de laquelle il n’y a pas de salut.” La question qui s’y pose n’est plus celle de la découverte et du commerce, mais celle du salut des âmes. La présentation de l’histoire de Gonneville et des Indiens rencontrés contient donc des différences importantes. Ce que l’abbé met en relief c’est la cordialité des Indiens, le baptême d’Essomericq et son obligation personnelle en tant qu’héritier de l’Indien. Et, fait nouveau, l’abbé élargit les responsabilités en évoquant une dette de l’Europe envers les Indiens, par le fait que son ancêtre ait été emmené de façon artificieuse et parce que le capitaine n’a pas tenu sa promesse:

Les originaires de ces contrées anciennes reçurent les Européens avec vénération, et les traitèrent, pendant un séjour de six mois, avec une cordialité toute particulière. Ceux-ci ne voulant pas revenir sans amener, par-deçà, quelques-uns des habitants de cette nouvelle région (suivant la pratique ordinaire et commune des découvreurs de nouveaux pays), ils ménagèrent si industrieusement la crédule simplicité de leurs hôtes qu’ils obtinrent, de celui même qui les dominait, l’un de ses enfants pour venir en Europe, sous des feintes et de grandes promesses de le ramener instruir de toutes choses qu’ils admiraient le plus en la personne des chrétiens; et entre autres, des secrets de nos armes, et des moyens de vaincre, avec facilité, leurs plus redoutables ennemis: ce que ces Austraux passionnaient avec une ardeur incroyable.

Par cette adresse, cet Indien fut conduit en France, où il a vécu jusques en un temps duquel il reste encore diverses personnes vivantes. Il fut baptisé, et ainsi eut le bonheur d’être les premiers du Christianisme des nations méridionales. Il reçut, avec le baptême, le nom du capitaine, pour reconnaître en quelque sorte la bonne réception qui lui avait été faite par les Austraux, et pour s’acquitter de ce que la raison l’obligeait à faire en faveur de celui qu’il avait artificieusement transporté du milieu d’eux en des lieux étrangers, il lui procura quelques médiocres avantages, et un mariage qui le rendait son allié, et dont sortirent plusieurs enfants, l’un desquels a été mon aïeul paternel; et maintenant par l’extinction des branches ainées, je me trouve le chef et l’ainé de la famille de ce premier chrétien de ces terres australes, et en cette qualité, je me vois dans l’engagement de sommer l’Europe chrétienne de l’exécution des promesses des siens.

Par une habile ressource discursive, l’abbé transforme la raison du voyage d’Essomericq. Selon Gonneville, l’Indien avait été envoyé en France pour apprendre à manier les armes à feu, ce qui leur permettrait de vaincre leurs ennemis. Pour l’abbé, le plus redoutable ennemi des Indiens est le diable, et c’est pour cela que l’Église doit les secourir. La tempête qui a jeté le navire dans ces terres voit elle aussi sa signification altérée, et la question de la dette de Gonneville est reprise en tant que dette collective: “Arosca confia cet Indien son fils à ceux qu’un coup du Cid, plutôt qu’un coup de Tempête avait jetés dans ses ports, et il leur donna sur la promesse. […] II y va de l’honneur de la France de tenir parole à celui qui reçut les Français avec tant de cordialité. Elle doit acquitter cette vieille dette, et même payer d’intérêt du trop long retardement.”

Démontrant bien connaître les abus commis par les Européens dans leurs colonies, l’abbé met une condition: aucune violence ne serait pratiquée contre les Indiens et on ne prendrait pas leurs terres. Une position audacieuse à une époque ou les métropoles souhaitaient élargir leurs empires coloniaux, ce qui impliquait la domination des Indiens par la force.

L’abbé Paulmier avait récupéré le docurnent de la Relation pour des raisons étrangères à l’évangélisation. Comme il avait été exigé de sa famille qu’elle paye un impôt dû par les étrangers et leurs descendants, l’abbé avait demandé et obtenu, en 1658, l’autorisation du roi Louis XIV d’avoir une copie de ce document, qui était la preuve que son ancêtre avait été amené en France malgré lui, et qu’il n’avait pas été rendu à son pays d’origine pour des raisons étrangères à sa volonté. Par une lettre “en forme de compulsoire”, le jeune roi a ordonné à l’amirauté de Rouen de donner à l’abbé une copie certifiée du document. Et, encore plus, il a libéré la famille du payement de l’impôt, tenant compte de sa noblesse, puisque Essomericq lui-même était un “prince” et un “ambassadeur”. Le roi met l’accent, lui aussi, sur la question de la promesse: “[…] n’étant raisonnable que lesdits descendants d’icelui Binot soient maintenant inquiétés parce qu’autrefois, on ne leur a tenu les promesses faites.”

La lettre de Louis XIV ratifie ce que l’on apprend par d’autres voies: jusqu’à ce moment-là il n’y avait pas encore de préjugés de race, et les rapports avec les autres peuples étaient évalués en termes de hiérarchie sociale et d’étiquette diplomatique. II faut aussi prendre en compte que le roi avait besoin de l’appui des nobles, et que la famille de l’abbé lui avait déjà rendu des services importants. Indépendamment de ces raisons, ce qui nous intéresse maintenant c’est la nouvelle image d’Essomericq: d'”Indien simple”, selon Gonneville, il devient “prince” et “ambassadeur”.

A la même époque, l’aristocrate Cabart de Villermont a laissé enregistré le rapport qu’il avait entendu de l’abbé Paulmier lui-même[7]. Ce qui est intéressant dans le récit de Villermont, c’est la façon dont il traite le dédommagement d’Essomericq, qui, selon lui, a reçu une dot du capitaine “pour empêcher qu’il tombe dans la misère” en France puisque dans son pays d’origine “rien ne lui aurait manqué”. Comme on peut voir, l’image des deux pays était alors bien différente de celle que l’on aurait les siècles suivants: l’Europe reconnaissait ses poches de misère et croyait que dans le monde des Indiens rien ne manquait.

Une autre connaissance de l’abbé Paulmier, Étienne de Flacourt, a fait référence à l’histoire d’Essomericq dans un ouvrage sur l’île de Madagascar, supposant que cette île était la “Terre de Gonneville”[8]. Comme Flacourt était le directeur général de la Compagnie Française de l’Orient, son point de vue n’est ni celui de l’abbé (religieux), ni celui de la Cour (hiérarchique), mais celui du colonialiste (pragmatique). Après avoir évoqué l’histoire de Gonneville, Flacourt observe: “Je dis ces choses pour faire remarquer à notre France qu’elle doit d’autant plus s’appliquer à la découverte des Terres Australes et à y planter la foi et le commerce, que les siens sont les premiers qui y ont abordé, qu’ils y ont été bien reçus, qu’ils n’ont fait de difficulté d’envoyer des leurs en France, dont la postérité continue pour nous faire ressouvenir de ne pas négliger les pays méridionaux, d’où nous pourrons tirer aussi davantage que les Espagnols en tirent des Occidentaux, et les Portugais et d’autres nos voisins des Orientaux.”

XVIIIe SIÈCLE: LE REGARD COLONIALISTE

Pendant le XVIIIe siècle, la France s’est engagée à découvrir de nouvelles terres qui n’auraient pas encore de propriétaire. Ayant perdu leurs territoires en Inde, au Canada, en Louisiane et aussi leurs privilèges de commerce avec l’Orient, il ne restait aux Français qu’à chercher les hypothétiques “Terres Australes”. Dans ce contexte, renaît l’intérêt pour la “Terre de Gonneville”. Plusieurs expéditions ont été envoyées à sa recherche, mais on n’a trouvé que quelques îles antarctiques. On ne savait pas encore, en ce moment, que la “Terre de Gonneville” était le Brésil, et qu’elle appartenait depuis longtemps aux Portugais.

Le voyage de Gonneville est exalté en tant que “découverte française”, et les terres d’Essomericq deviennent plus importantes que lui même. Cependant, l’image de l’Indien et celle du capitaine demeurent presque inaltérées. Dans son Histoire de Lisieux, de 1745, Dubois met en relief l’aspect politique: Arosca gouvernait un “canton”, Essomericq était un “prince” qui était parti en compagnie d’un “domestique”. Un détail de cette version mérite notre attention : le destin d’Essomericq est qualifié de “malheur”; on garde donc la vision idyllique de la “Terre de Gonneville”: “En ce qui concerne le jeune Essomericq, qu’il n’avait pas les moyens de ramener chez lui, Gonneville a tenté de l’indemniser de ce malheur en le mariant à une de ses parentes et en le nommant son héritier.”

À la fin du XVIIIe siècle, un certain baron de Gonneville a envoyé plusieurs lettres au ministre de la Marine[9]. Ce baron était certainement un menteur et probablement un intéressé, car il se disait descendant du capitaine de Gonneville (qui, nous le savons, n’a pas eu d’enfants) et un serviteur désintéressé de la Couronne française.

lndépendamment des intentions et des inventions du baron, ses lettres nous intéressent par ce qu’elles révelent de l’idéologie de l’époque. Dans ces lettres, Essomericq continue à être nommé “prince” et sa généalogie est présentée comme une fantastique “dynastie Arosca”, qui irait d’Arosca I à Arosca V.

Mais le principal intérêt du baron, qui coïncide avec celui de la Couronne française, est la “Terre de Gonneville”, qu’il suppose située en Antarctique. Toute son argumentation va donc dans le sens de la glorification de son “ancêtre”, en tant que découvreur héroïque, et des droits de la France sur cette découverte: “Si vous croyez, Monsieur, que cette anecdote puisse figurer dans les archives de vos bureaux, je vous prie de l’y insérer, moins pour décorer la famille que les fastes de la Marine […] parce que je sais que les Portugais, Espagnols, Anglais et Hollandais se vantent d’avoir les premiers pénétré dans les régions du Midi, et qu’ils nous reprochent le défaut d’insulation […] pour concourir avec eux au partage de leurs conquêtes.”

Nous voyons donc qu’au XVIIIe siècle l’histoire de Gonneville était vue de l’angle colonial et, dès lors, la terre importait plus que les personnes. Les protagonistes de notre histoire n’apparaissent qu’en fonction du projet colonial: Gonneville en tant que découvreur français, Essomericq en tant que preuve de la découverte.

XIXe SIÈCLE: LE REGARD HISTORIQUE

Au cours de la premiere moitié du XIXe siècle, lorsqu’on a pu vérifier que la “Terre de Gonneville” demeurerait non identifiée et qu’il n’y avait plus de terres australes à découvrir, l’attention prêtée à l’histoire du capitaine et de l’Indien diminue. Ce n’est que dans la province natale du capitaine que quelques historiens, vers la moitié du siècle, font référence aux deux personnages pour une question de fierté régionale[10].

Le grand bouleversement par rapport à l’histoire de Gonneville s’est accompli en 1869, quand la copie certifiée de la Relation a été retrouvée à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris et ensuite publiée parle géographe et historien M. d’Avezac. D’Avezac était un chercheur reconnu, membre de l’Institut de France. Ses conclusions, fondées sur un savoir géographique, historique et ethnologique, sont encore de nos jours les seules à avoir été reconnues scientifiques. C’est lui qui a situé la “Terre de Gonneville” au Brésil, à partir des données de latitude fournies par la Relation et du mouvement des courants maritimes dans l’Atlantique Sud. C’est lui aussi qui a identifié la tribu d’Essomericq comme carijó, à partir des nombreuses coïncidences des observations de Gonneville avec celles des jésuites contemporains et immédiatement postérieurs.

Toutefois, même les meilleurs historiens et ethnologues brésiliens n’ont, jusqu’à présent, accordé que très peu d’attention à l’étude de d’Avezac. A part Tristão de Alencar Araripe, qui, en 1886, a traduit la Relation et synthétisé les conclusions du géographe français[11], les historiens brésiliens de notre siècle qui font référence au voyage de Gonneville s’appuient presque tous sur l’Histoire du Brésil français au XVIe siècle, de Paul Gaffarel[12], qui est pleine d’erreurs.

La synthèse de l’histoire, faite par d’Avezac dans son introduction, est tout à fait fidèle aux documents et témoignages de l’époque. Cependant, comme tout discours, celui-ci garde les marques idéologiques de son temps, dans les qualificatifs de contenu moral:

La mémoire [du voyage de Gonneville] fut ravivée peu apres la moitié du XVIIe siècle, par un concours fortuit de circonstances intéressant la famille du jeune sauvage Essomericq confié par son père en 1504 au capitaine Gonneville, amené par celui-ci en France, et qui continua d’y demeurer sans jamais être rapatrié. Tombé dangereusement malade pendant la traversée, il avait été baptisé par une pieuse précaution, et le capitaine Gonneville, son parrain, lui avait donné son prénom de Binot; plus tard, se voyant dans l’impossibilité de le réconduire à son père, ainsi qu’il l’avait promis, le bon gentilhomme, qui n’avait point d’enfants, assura une partie de ses biens, son nom et ses armes à son filleul, en le mariant à une riche héritiere de sa parenté.

Dans le récit de Gaffarel, la composante idéologique est beaucoup plus évidente. Déjà dans la préface de son livre, l’historien déclare sa position: “L’auteur de cet ouvrage est du petit nombre de Français qui croient encore à l’importance et même à la nécessité de la colonisation.” Après avoir remarqué que la France n’avait pas triomphé en Louisiane, au Canada, dans les Antilles, en Hindoustan, il déclare qu'”au moins y avons-nous laissé des souvenirs impérissables et d’ardentes sympathies, car nous n’y avons jamais, comme tant d’autres, marqué la trace de notre passage par du sang et des mines.” L’objectif patriotique de rappeler “l’histoire trop oubliée de nos colonies françaises” imprègne ses références à Gonneville. Décidé à convaincre les lecteurs que le Brésil a été découvert par les Français, Gaffarel dit que “Gonneville a poursuivi l’œuvre de Jean Cousin”. Or, le voyage de Cousin, qui aurait été antérieur à celui de Cabral, n’a jamais été prouvé. Avec ce patriotisme exacerbé, Gaffarel ne se soucie pas de la personne d’Essomericq, mais seulement de celle de l’héroïque capitaine français.

Du côté brésilien, Tristão de Alencar Araripe s’intéresse plutôt à l’Indien qu’au capitaine. Araripe est sobre dans son style, correct dans les informations et convaincant dans son argumentation. Il expose les conclusions du “remarquable géographe d’Avezac” et affirme, à son tour, qu’il n’y a pas de preuves qu’il y eut des voyages de Français avant Gonneville, et même que ces voyages “n’ont jamais existé”. Quant à l’ouvrage de l’abbé Paulmier, Araripe ne rapporte que les faits, sans adjectifs ou commentaires: “Le chanoine auteur du mémoire était l’arrière-petit-fils d’Essomericq, Indien amené de sa terre par le navire français qui y était arrivé. Cet Indien, adopté comme fils par le capitaine Binot Paulmier de Gonneville, s’est marié en France à une parente du capitaine et y a vécu pendant très longtemps; il y est mort en 1583, âgé de quatre-vingt-quinze ans, sans jamais être revenu à son pays natal.” La dernière référence à Essomericq au cours du XIXe siècle se trouve dans la Nouvelle biographie normande, de Oursel (Paris, 1886), dans l’article “Gonneville”: “La relation de son voyage fut publiée en 1663 par l’abbé Binot Paulmier de Gonneville [sic], chanoine de Lisieux, arrière-petit-fils d’un jeune sauvage appelé Essomericq, que Gonneville avait adopté.” Le qualificatif sauvage, également employé par d’Avezac, n’était pas alors perçu comme péjoratif; il appartenait au vocabulaire “scientifique” de l’historiographie positiviste. Dans l’expression “jeune sauvage” résonne la fascination générale de la fin du XIXe siècle pour les cas d’enfants élevés hors de la société humaine, tels que Victor d’Aveyron et Kaspar Hauser. La “sauvagerie” avait acquis de nouvelles connotations à la lumière de la théorie darwinienne de l’évolution.

XXe SIÈCLE: UNE DETTE DE CINQ SIÈCLES

Depuis l’étude de d’Avezac, cette histoire n’a plus été objet d’analyse. Son souvenir n’a persisté qu’en Normandie, où quelques historiens, pour la plupart des amateurs, y ont ajouté quelques éléments. Au tournant du siècle, Henry Le Court a publié un article intitulé “Trois chanoines de Lisieux issus d’un roi indien”[13], dans lequel il informait que, en plus de l’abbé Paulmier, trois autres de ses parents avaient exercé cette fonction ecclésiastique. Quelques années plus tard, M. Boissais a consacré une deuxième étude à la famille du capitaine et à la descendance d’Essomericq[14]. Boissais, comme les autres historiens locaux, travaillait en fonction de la gloire de celui qu’il appelle “le marin valeureux”, et Essomericq ne compte qu’en tant que preuve du voyage. Cependant, peut-être par déférence vis-à vis des descendants de celui-ci, dans les archives desquels il a retrouvé les données de son étude, il continue à l’appeler “prince” et à le considérer comme presque civilisé :

M. d’Avezac, parlant du fils du roi Arosca, écrit volontiers: « le sauvage Essomericq ». Nous ne saurions accepter cette épithète. En effet, ce que nous savons des mœurs des Indiens nous les montre bien organisés, doux, serviables, possédant les vertus domestiques, aptes à recevoir notre civilisation, à la différence des autres peuplades restées aujourd’hui encore dans la situation où elles se trouvaient il y a quatre siècles. Ce qui prouve d’ailleurs qu’Essomericq fut vite un civilisé et que le sang qui coulait dans ses veines était de bon aloi, c’est que son fils aîné fut enseigne d’infanterie et prit part aux guerres contre les huguenots. Il avait épousé Jeanne de Robillard, de la puissante maison des sires de Louvagny.

Les préjugés de l’auteur ne pourraient être plus évidents. Le rejet du mot sauvage n’est que prétexte. A partir de l’opposition sauvage versus civilisé, qu’il renforce, les Carijó sont promus à la catégorie de civilisés, puisqu’ils étaient dociles et capables de recevoir la leçon des Européens et, enfin, de “bon aloi”, car un des descendants d’Essomeriq a lutté contre les protestants et s’est marié à une femme de la noblesse.

Les mêmes préjugés européens se dessinent dans l’ouvrage écrit en français par un auteur brésilien des années 20, Mário de Lima-Barbosa (Les Français dans l’histoire du Brésil)[15]. L’un des chapitres de cet ouvrage est dédié à Essomericq, témoignant de la sympathie du Brésilien pour ce “compatriote”. Pourtant, l’image positive de l’Indien est due au fait qu’il a réussi à s’européaniser. Le titre du chapitre est: “Un Indien du Brésil incorporé à la Famille française”. Dans le récit de Lima-Barbosa, le “prince” avait quitté les “lieux enchanteurs” où il était né pour “s’initier au maniement complet des armes de la civilisation”. Le “grand marin” lui a procuré une éducation de qualité et, par le mariage, “le prince est entré dans la famille de son ami et protecteur”. L’histoire prend ainsi un air de conte merveilleux, selon le modèle de Cendrillon. Ce récit sous-entend que la terre d’Essomeriq était belle (enchanteresse) mais irréelle puisque non civilisée; que le prince était naïf, presque sot (l’auteur dit qu’il est parti en France “la tête pleine de rêves”) ; et que son grand coup de chance a été d’avoir trouvé un parrain français, civilisé et riche. On s’aperçoit que la source principale de Lima-Barbosa a été le patriotique Gaffarel.

Au cours des années 30, Affonso Arinos de Mello Franco, dans son ouvrage O índio brasileiro e a Revolução Francesa[16], raconte le destin d’Essomericq en mettant l’accent sur sa promotion sociale: “Cet heureux Carijó, qui connut un prodigieux bouleversement dans sa vie, en passant de son état de barbare nomade, habitant d’un monde perdu, à celui de noble et riche citoyen d’un grand pays, avec un foyer organisé et une famille constituée, fut probablement le premier Brésilien arrivé en terres de France.”

Le livre d’Affonso Arinos est remarquable par son caractère pionnier, car il a été le premier à signaler le rôle joué par la théorie du “bon sauvage” dans les idées qui ont préparé la Révolution française. Mais l’ouvrage apparaît aujourd’hui vieilli par son style et par ses sources. Et, surtout, il montre que les intellectuels brésiliens, jusqu’à la moitié du XXe siècle, étaient francisés par leur formation et soumis à la vision française du Nouveau Monde. Les sources d’Affonso Arinos pour l’histoire d’Essomericq sont Gaffarel et Bougainville (Voyage autour du monde), d’où certaines imprécisions. Apparemment, il n’a aucune connaissance directe de la publication de la Relation par d’Avezac, ni de sa traduction par Tristão de Alencar Araripe au XIXe siècle.

Depuis l’ouvrage d’Affonso Arinos, personne ne s’est plus intéressé de façon particulière à l’histoire de Gonneville et d’Essomericq. Les manuels d’histoire du Brésil font de trop brèves références au voyage de 1503. En général, ils répètent les erreurs de Gaffarel et de ceux qui l’ont suivi[17]. La Normandie et, spécialement, la ville de Honfleur, a continué à rendre hommage à son héros navigateur, par des plaques et des cérémonies commémoratives. Mais on a complètement oublié Essomeriq. Quand, en 1989, j’ai fait un voyage dans cette région, à la recherche de renseignements supplémentaires pour mon livre, des libraires et des bibliothécaires connaissaient Gonneville, mais se montraient étonnés, voire sceptiques, quand je leur disais qu’il y avait du sang indien coulant dans les veines des familles normandes, puisque non seulement Essomericq mais plusieurs autres Indiens brésiliens s’y étaient intégrés au cours du XVIe siècle[18].

La confirmation de cet oubli et de cet étonnement apparaît dans une publication locale de 1988, signée par Jacques Auzoux, maire de la ville de Courtonne, dans laquelle ont vécu Essomeriq et ses descendants[19]. Le maire raconte qu’en 1981 il avait reçu une lettre de São Paulo, écrite par un monsieur qui voulait savoir si Essomericq était enterré dans cette ville. Le maire s’est vu dans un total embarras: “Qu’allons-nous faire avec cet Indien qui nous tombe des nues? De toute façon, il faut répondre à ce Monsieur, la politesse l’exige, mais lui répondre quoi? Que nous accusons réception de sa lettre du tant? Que nous sommes étonnés que cet illustre Indien repose peut-être dans notre cimetière? Que nous avons compulsé nos archives et résultat, pas de traces d’Indien marié ou décédé dans notre Commune, et terminer cette lettre par la formule habituelle: ‘Désolé, Monsieur, veuillez agréer, etc.'”. Après avoir fait des recherches dans des bibliothèques normandes, le Maire a trouvé des traces de cette histoire, qu’il ignorait jusque-là. C’est ce qu’il raconte, comme une nouveauté, dans son opuscule.

Mais l’oubli n’est pas tout ce qui est arrivé à Essomericq; le pire était encore à venir. Après la parution de mon livre en France j’ai reçu, par l’intermédiaire de mon éditeur, le travail inédit d’un historien amateur, Jacques Lévêque de Pontharouart, à propos de Gonneville et de l’abbé Paulmier[20]. Or, selon ce monsieur, le capitaine de Gonneville n’a pas existé et n’a donc fait aucun voyage. Selon lui, Gonneville et son voyage ont été inventés par l’abbé Paulmier, afin d’être nommé vicaire apostolique des “Terres Australes” parle Vatican. L’abbé, qu’il qualifie d'”abbé malin”, aurait rédigé la Relation, la lettre “compulsoire” de Louis XVI, et aurait menti aux témoins Flacourt et Cabart de Villermont, qui ont, à leur tour, répété ses mensonges. Et, plus encore: l’ancêtre de l’abbé, appelé Binot Paulmier de Gonneville, n’était pas un Indien, mais un huguenot qui a commandé une attaque suivie d’un pillage de la cathédrale de Lisieux en mai 1562. Voilà notre Indien devenu un huguenot aussi “sauvage” que lui! Cette intolérance enracinée, qui conduit à voir comme “sauvage” l’Autre de l’autre côté de l’Occident, en même temps que l’Autre plus proche (le huguenot), éclaire peut-être, à une distance de cinq siècles, la surprenante solidarité manifestée par Jean de Léry à l’égard des Tupinambá.

En 1993, Pontharouart a abruptement exposé sa thèse lors d’une réunion de la Société d’Histoire de Normandie, ce qui a vite été diffusé de façon scandaleuse par le journal Paris-Normandie et a provoqué l’indignation du président de la Société, Jean-Pierre Chaline, et du célèbre historien Michel Mollat. Chaline a vigoureusement repoussé la thèse de Pontharouart, dont les “preuves”, il faut le dire, sont contestables.

La thèse de Pontharouart ne nous concerne pas ici; elle nous intéresse en tant qu’idéologie, en tant qu’image. Après trois siècles de spéculations, d’imprécisions et d’idéalisations, construites sur des documents peu nombreux mais authentiques, la seule histoire heureuse des Découvertes est jugée fausse. Et l’Indien est refoulé, comme un souvenir gênant pour l’imaginaire européen. Depuis les premières rencontres, les discours sur les Indiens nous révèlent plus à propos des énonciateurs européens ou européanisés qu’à propos des Indiens eux mêmes. Un colloque intitulé “Les figures de l’Indien”, qui a eu lieu en 1988 à Montréal, s’est ouvert par la remarque suivante: “Peut-être l’examen de la figure de l’Indien n’est-il que l’histoire d’un jeu d’illusions dont celui-ci – qui, de toutes les façons, n’habitait pas les Indes – n’était ni l’objet ni le bénéficiaire. Figure, aussi, de figurant dans ce théâtre où il n’a pas le droit de parole mais se contente de jouer le rôle qui lui a été assigné[21]”.

En 1992, à l’occasion des commémorations de la découverte de l’Amérique, des manifestants “politiquement corrects” ont voulu corriger cette injustice historique en adoptant une position opposée à celle des historiens du XIXe, une position également idéologique. Les images de l’Européen et de l’Indien ont vu leurs signes inversés. Ainsi, dans certains discours, on a vu la diabolisatian de l’Européen et la sanctificatian de l’Indien. Bien que sympathique, cette attitude est discutable. Angéliser l’Indien, tant comme le diabaliser, c’est un moyen de méconnaître l’Indien réel. En autre, il s’agit d’une attitude anachronique, car elle ne tient pas compte de la conscience passible de l’Européen du XVIe siècle, pour lequel la conquête de territoires, la colanisatian et l’évangélisatian avaient des sens bien différents de ceux qu’elles ont aujourd’hui. Ce discours anti-Européen oublie que l’image du “bon sauvage” appartient à l’imaginaire européen et que la revendication des droits des Indiens n’est devenue possible qu’après la déclaration, également européenne, des droits de l’homme.

Mon analyse des discours sur Gonneville et Essomericq doit s’arrêter, pour des raisons évidentes, sur mon propre livre. Je suis sûre qu’à l’avenir, si quelqu’un daigne examiner mon texte, il y verra les marques de l’idéologie de notre époque. Bien que dépaurvue de grandes prétentions, mon étude se base sur les positions actuelles au sujet des voyages de découverte et sur l’ethnologie la plus récente, et mes conclusions vont dans le sens du relativisme culturel, du respect de l’altérité et de l’écologie – des soucis de notre temps.

La position que j’assume personnellement, à la fin de mon ouvrage, est d’envisager cette histoire comme allégorique, symbolique et digne de réflexion. L’histoire de Gonneville et d’Essomericq, telle qu’elle a vraiment eu lieu, est irrécupérable. Tout ce que nous avons ce sont quelques documents, des témoignages de l’époque subséquente et, depuis, une glose sans cesse recommencée et transformée, selon l’idéolagie des historiens successifs. II nous reste donc à nous demander pourquoi cette histoire continue à fasciner ceux qui se penchent sur la plus grande rencontre avec l’altérité que fut la découverte de l’Amérique.

Dans son ouvrage Histoire de lynx, Lévi-Strauss attribue le tragique malentendu de cette rencontre à la disparité des prédispositions d’un côté et de I’autre[22]. Tandis que les Amérindiens possédaient, dans leurs cultures, une place réservée à l’accueil de l’Autre en tant que tel, les Européens sont arrivés et ont agi dans le but de transformer l’Autre en Soi-même. À l’occasion du lancement de son livre, en 1991, Lévi Strauss disait, dans une interview, que les fêtes de la Découverte devaient être “un geste de contrition et de pitié” vis-à-vis des Indiens et de leurs cultures. Et il spéculait: “Que se serait-il passé si, au lieu de ce mépris et de ces massacres, les Blancs avaient traité d’égal à égal avec les Indiens ?” La question est reconnue par lui-même comme futile, puisque l’histoire a été tout autre et ne peut pas être refaite. Toutefois, dans la même interview, il réaffirmait l’importance des mythes, non seulement pour la pensée sauvage, mais pour la pensée en général. Suivant cette orientation de Lévi-Strauss, j’ai tendance à envisager l’histoire de Gonneville et d’Essomericq comme un mythe bienfaisant, apte à inspirer notre attitude par rapport aux Indiens d’aujourd’hui, les Indiens vivants souvent si méconnus, oubliés et cachés comme le lointain Essomericq. La “bonne rencontre” qui fut un jour possible, encore que de façon épisodique, peut éveiller chez nous le désir de répétition. Nous devons aussi réfléchir sur la question de la promesse et de la dette de Gonneville, obstinément rappelée à travers les siècles. Tous les “Blancs”, les “Civilisés”, y compris nous-mêmes, Américains d’aujourd’hui, ont une dette qui n’a pas que “vingt lunes”, mais cinq siècles. Comment peut-on acquitter cette dette? Par une “éducation de qualité”? Par leur intégration à notre soi-disant civilisation? En leur rendant ou en leur garantissant leurs terres et le droit à la difference culturelle?

Essomericq, comme la majorité de ses congénères, n’a pas été interrogé et ne s’est pas manifesté à cet égard. Mais nos Indiens vivants prennent de plus en plus la parole, et ils doivent être consultés, maintenant, sur la façon dont nous devons payer cette dette.

Traduit par Denise Radanovic Vieira

Notes

  1. Vinte luas. Viagem de Paulmier de Gonneville ao Brasil (1503-1505), Companhia das Letras, São Paulo, 1992 (2e éd., 1996). Traduction française: Le Voyage de Gonneville (1503-1505) et la découverte de la Normandie par les Indiens du Brésil, trad. Ariane Witkowski, Éditions Chandeigne, Paris, 1995.
  2. Brésil ou brésillet: bois d’un arbre de la familie des césalpiniées, contenant un colorant rouge-orange; ce bois a donné son nom au pays. Source: Le Petit Robert. (NdT)
  3. J’ai traité de cette question dans le dernier chapitre de mon livre O silêncio de Essomericq (Le silence d’Essomericq).
  4. M. d’Avezac (éd.), Campagne du navire l’Espoir de Honfteur, 1503-1505. Relation authentique du Voyage du Capitaine de Gonneville ès Nouvelles Terres des Indes, Chalamel, Paris, 1869. Le manuscrit de la Relation se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal, Paris, quota MSS 3221, HF 24 ter. Le fait qu’il s’agit d’une copie collationnée du XVIIe siècle, que le document original s’est perdu et qu’il n’y a pas en lui une mention expresse au Brésil a provoqué une certaine méfiance de la part de quelques historiens. Néanmoins, le caractère officiel de la copie certifiée ne laisse point de doutes sur l’existence du document antérieur, et les déductions de d’Avezac sont acceptées par les meilleurs spécialistes.
  5. Hélene Castres, La Terre sans mal: le prophétisme tupi-guarani, Seuil, Paris, 1975.
  6. Mémoires touchant l’établissement d’une mission chrétienne dans le troisième monde, autrement appelé la Terre Australe [… ], Cramoisy, Paris, 1663.
  7. Notes transcrites par Charles de Brosses, in Histoire des navigations aux Terres Australes, Durand, Paris, 1726.
  8. Histoire de la grande île de Madagascar, Gervais Clouzier, Paris, 1661.
  9. Lettres du baron de Gonneville, Bibliothèque Nationale de Paris, Manuscrits, quota n. a. fr. 9439, 1783.
  10. Articles concernant Gonneville dans la Biographie normande, de Lebreton (Rouen, 1858), et dans le Manuel de bibliographie normande, de Frère (Rouen, 1860).
  11. Primeiro navio francez no Brasil“, in Revista Trimestral do Instituto Historico, Geographico e Ethnografico do Brasil, T. XLIX, vol. 2, Rio de Janeiro, 1886.
  12. Maisonneuve, Paris, 1878.
  13. “Trois chanoines de Lisieux issus d’un roi indien“, in Études d’histoire normande,Lisieux, 1900.
  14. Binot Paulmier, dit le Capitaine de Gonneville, commandant du navire “L’espoir”, 1503-1505. Ses origines, son voyage, sa descendance, in Annuaire de 5 départements de la Normandie, Association normande, 1912.
  15. Les Français dans l’histoire du Brésil Briguiet/Blanchart, Rio de Janeiro/Paris, 1923.
  16. O índio brasileiro e a revolução Francesa – As origens brasileiras da theoria da bondade natural, José Olympio, Rio de Janeiro, 1937. (L’indien brésilien et la Révolution française: les origines brésiliennes de la théorie de la bonté naturelle, trad. Monique Le Moing, La Table Ronde, Paris, 2005.)
  17. Carlos da Costa Pereira a traité le sujet dans son ouvrage História de São Francisco do Sul (Editora da UFSC, Florianópolis, 1984), mais il s’intéressait plus à la localisation exacte du point ou Gonneville est arrivé qu’à sa personne ou qu’à celle d’Essomericq.
  18. Je dois, cependant, à des archivistes normands très obligeants, contactés ultérieurement, plusieurs de mes références. Je remercie particulierement M. Yves Nédélec, des Archives Départementales de la Manche, et M. Alain Girard, conservateur des Bibliothèques de la Ville de Caen.
  19. “Histoire d’Issoméric, authentique prince Indien”, in Mon village, Courtonne-la Meurdrac, 1988.
  20. Le Navigateur Paulmier de Gonneville et l’abbé Paulmier de Courtonne, original inédit, 1994. Cet ouvrage a été imprimé en l’année 2000 sous le titre Paulmier de Gonneville, son voyage imaginaire.
  21. Gilles Thérien (org.), Les Figures de l1ndien, Université du Québec à Montréal, Montréal, 1988.
  22. Histoire de lynx, Plon, Paris, 1991.