2006

La servitude naturelle du sauvage et la guerre juste contre le barbare

por João Adolfo Hansen

La loi que l’on leur donnera c’est de leur défendre de manger la chair humaine et de faire la guerre sans licence du Gouverneur; ne leur faire avoir qu’une seule femme, les faire s’habiller puisqu’ils ont beaucoup de coton, tout au moins après être devenus chrétiens, enlever leurs sorciers, les maintenir en justice entre eux et envers les chrétiens, les faire vivre tranquilles sans déménager ailleurs, si ce n’est entre chrétiens, car il leur sont réparties des terres suffisantes, et avec celles-ci des Prêtres de la Compagnie pour les doctriner[1].

Je vais ici mettre en rapport les thèmes du pouvoir politique et de la guerre pour vous parler de la doctrine de la “guerre juste” promue par la Couronne portugaise contre les indigènes de sa colonie brésilienne aux XVIe et XVIIe siècles. Il n’y a pas longtemps, Lévi-Strauss regrettait le choix européen, au XVIe siècle de la censure et de la domination, et non pas de l’union; il se demandait ce qui serait arrivé si Charles V et Moctezuma avaient bâti une fédération. Il est impossible de répondre, car l’histoire de ce qui aurait pu avoir lieu est une fiction improbable. Une des toiles de style flamand de Vasco Fernandes, le Grand Vasco, datée de 1503, qui se trouve aujourd’hui à Viseu, au Portugal, représente la visite des Rois mages au Christ. L’un d’entre eux est un Tupinamba: on y voit les plumes d’arara, I’ibirapema (la masse), l’arc et les flèches, le visage couvert de scarifications, les incisions de dents d’agouti, qui énumerent les ennemis dévorés… La citation du Tupinamba par le Grand Vasco est pacifique et l’élève, selon un schéma que l’on pourrait, avec Lévi-Strauss, appeler “sociologique”[2]. Dans les textes portugais dont je parlerai ensuite, c’est pourtant la “biologie” qui domine: l’Indien est un être de l’enfer vert, une bête mixte, hétéroclite, dont la monstruosité permet de lire, à l’envers, le refoulé des phobies de l’observateur, croyant en Dieu, craignant le diable, chasseur de l’hérésie, vassal fidèle qui, issu d’une nation de commerçants ennoblis, ne voit aucun problème à allier l’éthique du parfait courtisan à l’accumulation. Accumulation primitive de capital symbolique aussi: en capturant les sociétés indigènes dans les formules théologico-politiques qui régulent l’expansion coloniale, les textes du XVIe siècle les inscrivent dans une mémoire européenne, avec durée, espace et caractéristiques spécifiques de la politique catholique ibérique. Comme l’a proposé un chercheur en histoire grecque, F. Hartog, la société se classe en classant: appeler le mont vu de la mer Mont Pascal, en se l’appropriant par le nom de la fête chrétienne, met en évidence la nature de la forma mentis qui est arrivée dans les premières caravelles et la fatalité qui allait s’abattre sur les enfants de Maïr Monhã.

Actuellement, le solde de cette histoire faite de génocides est presque toujours le remords accompagné d’une belle mais inoffensive indignation morale. Il ne me semble pas adéquat historiquement de rester à l’intérieur de la critique morale des colonisateurs, en regrettant le fait qu’ils n’ont pas traité les sauvages avec équanimité. Comme le rappelle Baeta Neves, la critique morale est la prisonnière inconsciente de cette même morale religieuse qu’elle rend responsable d’en avoir fait des esclaves et de les avoir exterminés[3]. Rendre coupable les agents historiques de la Conquête de ne pas avoir eu le discernement anthropologique que notre conscience démocratique juge avoir, c’est courir le risque d’universaliser rétrospectivement nos critères de jugement hérités des Lumières. II vaut peut-être mieux traiter de quelque chose d’autrement délicat et difficile. Je vais essayer ici de reconstituer quelques présupposés doctrinaires de la “guerre juste” et les deux principaux modes sous lesquels le thème apparait dans les discours du XVIe siècle sur le Brésil qui ont survécu jusqu’à nos jours.

Carl von Clausewitz écrit que la guerre est la suite de la politique par d’autres moyens. Comme Foucault, je crois qu’il faut inverser la formule et proposer que la politique portugaise qui s’occupe des indigènes au Brésil au XVIe siècle tout comme l’espagnole qui à la même époque s’en occupe dans le Rio de la Plata, au Pérou, dans les Caraïbes et en Nouvelle Espagne sont une continuation de la guerre en temps de paix[4]. Au lieu de vous dire que la doctrine du droit appliquée par les missionnaires, chroniqueurs, voyageurs, théologiens et juristes à la discussion de la nature du sauvage est une limite pacifique qui spécifie le légal et le légitime des mesures adoptées, je considère le droit comme un instrument d’assujettissement quand il en établit la légitimité. Même si dans certaines situations il a servi à défendre les indigènes, comme c’est le cas admirable de Bartolomé de Las Casas et de Manuel da Nóbrega, au XVIe siècle, et d’Antonio Vieira, au XVIIe, même dans ces cas je ne vais pas le penser par le biais de la légalité ou de la légitimité qu’il fonde et régule lui-même, mais plutôt par les mécanismes d’assujettissement qu’il met en pratique. Ceci parce que les discussions du XVIe siècle sur les indigènes ne sont pas anthropologiques, mais théologiques: Dieu est le fondement métaphysique du droit, de la politique et de l’éthique qui régulent l’invasion et la conquête des nouvelles terres. En d’autres termes, dans les textes auxquels je me réfère, la pensée qui autonomise l’histoire du fondement divin et qui est la condition du relativisme culturel instauré par les Lumières depuis le XVIIIe siècle est quelque chose de non pensé et d’impensable. L’indigène n’y est pas représenté selon le présupposé que l’anthropologie a nommé “pensée sauvage”, c’est-à-dire selon les raisons mêmes de la raison sauvage qui impliquent nécessairement la relativisation des raisons de l’observateur. L’universalité de la religion chrétienne à la base du droit inclut ces raisons a priori, en les classant comme manque de Bien. Dans tous les cas il s’agit d’une façon de penser fondée métaphysiquement comme l’analogie scolastique, c’est-à-dire une pensée qui établit des relations de similitude entre les pratiques indigènes et le principe métaphysique qui la règle. Elle est, pour cette raison, le principe doctrinaire du sens de l’action et une limite théorique de celle-ci. Dans le cas portugais il n’y a aucun énoncé sur l’indigène qui ne soit théologiquement déterminé par elle. Tant la légalité que l’illégalité des mesures adoptées par la Couronne, par les prêtres et par les colons présupposent l’universalité du Dieu de Rome. Même dans la version apparemment plus souple du projet des jésuites, qui reconnaît l’humanité des peuples envahis et qui sont souvent intervenus pour les défendre de l’expropriation colonialiste, l’humanité elle-même n’est pas conçue comme différence culturelle, mais comme identité d’une même substance spirituelle créée par Dieu, l’âme. La religion catholique affirme que l’âme participe de la substance métaphysique du divin comme un effet créé et un signe reflet; c’est pourquoi, l’âme est le noyau théorique, pour ainsi dire, des classifications de l’indigène comme “animal” ou comme “humain”. L’attribution ou la production d’une “âme” pour lui, comme cela se passe dans les pratiques des jésuites, présuppose qu’il est un “prochain”, comme dans le commandement de la Bible Aimer son prochain; dans ce cas, pourtant, il s’agit d’un prochain métaphysiquement et politiquement très éloigné de la loi éternelle de Dieu, puisque doué d’une âme stupide, terne et corrompue par la bestialité des péchés. Il faut la sauver, proposent les prêtres, et cette charité catholique, dont la théologie est le fondement et la limite, signifie l’extinction de la culture indigène, comme la “détribalisation” de Florestan Fernandes[5].

La légitimité de la “guerre juste” contre les barbares du Brésil présuppose, elle aussi, Dieu. Alors, la “guerre juste” integre la doctrine et est réglée en recydant des topiques médiévales du droit canon. Elle est posée comme une situation d’exception par rapport à la centralité du pouvoir monarchique, tenu par les agents colonisateurs pour naturel, légitime et pacifique, parce que le pacte qui l’établit est fondé sur l’éthique et la métaphysique chrétiennes. La caractérisation de la guerre comme situation d’exception déplace et occulte néanmoins le fait que le pouvoir central lui-même, qui s’affirme comme naturel, légitime et pacifique, est aussi un pouvoir d’exception, puisqu’il n’y a pas de pouvoir naturellement institué[6].

À partir de 1517, date des thèses polémiques et donc hérétiques de Luther, les versions catholiques du pouvoir réaffirment qu’il n’est légitime que lorsque la normalité qu’il institue est une évidence de la présence de la lumière naturelle de la Grâce dans la nature et dans l’histoire. Cette normalité apparaît aussi comme exception, lorsque nous nous souvenons des processus par lesquels elle est établie comme la paix du “bien commun” des royaumes gouvernés par des princes catholiques.

La politique des monarchies ibériques du XVIe siècle est définie chrétiennement comme un art de maintenir l’unité et la sécurité du royaume contre des ennemis intérieurs et extérieurs. Contre l’hypothèse machiavélique du pouvoir comme artifice séparé de I’éthique aspirant au triomphe dans les compétitions de la Cité, la doctrine catholique adapte des topiques testamentaires à la redéfinition de la politique dans le nouvel état de choses découlant des Découvertes et de la Réforme protestante, réaffirmant l’éthique médiévale comme miroir ou modèle de l’action des princes[7]. Ayant pour but l’unité et la sécurité du royaume, la politique présuppose le besoin de concorde de chacun avec soi-même comme autocontrôle des appétits prescrit par I’éthique aristotélicienne relue dans une optique néo-scolastique, et I’amitié de tous les individus et tous les ordres comme concorde de tout le corps politique de l’État.

Selon la doctrine catholique du pouvoir au Portugal, de la concorde individuelle et de l’amitié du tout, naît la paix. Pour l’assurer, la Couronne applique des mesures de diverses espèces, telles que le monopole de la violence fiscale, judiciaire et militaire; la lutte contre les hérésies; la censure intellectuelle; les châtiments exemplaires, fouet, bûcher, potence, garrot et bannissement. Le “bien commun” du royaume est défini, alors, comme un état d’équilibre entre intérêts et conflits privés obtenu par la subordination volontaire de tout le corps mystique de la communauté à la tête de l’Empire, le roi, dans un pacte d’assujettissement par lequel les individus et les ordres s’alienent au pouvoir. En renonçant à leurs droits et se déclarant sujets, ils reçoivent les privilèges qui les hiérarchisent. Dans cette hiérarchie, qui descend de la tête royale jusqu’à la plante des pieds des esclaves, les indigènes ont la liberté de s’intégrer comme des membres subordonnés, puisque alors la liberté des individus et de la totalité du royaume est conçue paradoxalement comme subordination hiérarchique à la tête qui commande, le roi.

Avec Foucault, on peut dire que le fait brutal de l’invasion et de l’occupation des territoires habités par les peuples classés comme “sauvages”, invasion et occupation toujours accompagnées de massacres et de l’effroyable variété d’atrocités pratiquées par les Espagnols et les Portugais partout où ils sont allés, du Mexique à la Patagonie, de la côte du Brésil aux Andes, précède logiquement et chronologiquement toute discussion juridique sur leur esclavage ou sur la “guerre juste” contre eux. Les discussions de Vitoria, Molina, Oviedo, Acosta, Gómara, Las Casas, Sepúlveda, dans la zone espagnole, et de Nóbrega, Anchieta, Cardim et Vieira, dans la zone portugaise, s’adaptent objectivement aux événements, c’est-à-dire sont produites par les événements ou par leur médiation, peu importe l’intention particulière des agents, qui bien des fois est admirablement juste. C’est pour cela qu’elles doivent nécessairement inclure comme détermination de leur sens la donnée brute de l’invasion. Ainsi, les adaptations prétendent régler le droit de guerre contre les indigènes en fixant les conditions et les moments où il s’agirait d’une “guerre juste” ou d’une situation d’exception. Mais il s’agit objectivement d’une théorie de la guerre appliquée comme “politique catholique” de la monarchie portugaise à la conquête territoriale, à l’obtention de main d’œuvre esclave et à la compétition commerciale, religieuse et politique entre puissances européennes.

La carence du Bien catholique qui se produit lorsque la perspective de la vérité chrétienne constitue une âme pour l’indigène qui est classé d’emblée comme “animal”, “païen”, “sauvage” et “barbare”, est simultanément renforcée par deux sortes d’intervention fondamentales et complémemaires. Toutes deux sont violentes du simple fait qu’elles ont des intensités variables: l’intervention de ceux qui affirment que l’indigène est un “chien” ou un “porc” bestial, barbare et “esclave par nature”, et l’intervention de ceux qui affirment qu’il est “humain”, mais sauvage, et qu’il doit être sauvé pour Dieu, par la foi véritable, qui l’intègre en tant que subordonné, esclave ou plébéien.

Quand on lit les textes des chroniqueurs et des jésuites qui sont venus au Brésil aux XVIe et XVIIe siècles, on observe qu’ils produisent un nouvel objet de connaissance, “l’Indien”. Ce nouvel objet, nommé “l’Indien” à cause de l’erreur géographique de Colon qui a cru être arrivé en Inde en 1492, fut construit par une description des pratiques associée aux prescriptions théologico-politiques qui les interprètent et les orientent selon un sens providentialiste de l’histoire, et fait du Portugal la nation élue par Dieu. Certes, il n’y avait pas “d’Indien” ou “d’Indiens” sur les terres envahies par les Portugais mais des peuples nomades, non chrétiens, sans État. En contact avec les indigènes, je le répete, les missionnaires et les chroniqueurs du XVIe siècle classent la pluralité de ces peuples comme “indiens” et en même temps ils produisent une essence, “l’Indien”, qu’ils définissent comme une âme sauvage ou comme un animal sans âme naturellement subordonné aux institutions politiques portugaises. Lorsqu’ils classent le nouvel objet par des métaphores comme “animal”, “gentil”, “indien”, “sauvage”, “barbare”, ils mettent aussi en évidence la positivité prescriptive de l’universalité de “non-Indien”, c’est-à-dire le civilisé, le Blanc catholique, de préférence fidalgo (noble) et lettré.

lci j’emploie le mot sauvage comme synonyme d'”homme de la nature”, bon ou mauvais, que les doctrines du pouvoir proposent comme présupposé logique et chronologique de la constitution politique des sociétés. Au XVIe siècle, lorsque les indigènes du Brésil sont tenus pour des “sauvages” ou des “hommes de la nature” par les colonisateurs, ils sont aussi caractérisés comme des gens sans histoire, donc, comme un champ ouvert aux interventions civilisatrices. Nóbrega écrit dans une lettre du 10 août 1549: “lci, peu de lettres suffisent puisque tout est papier blanc…[8]

Quant au “barbare”, il ne se définit que par opposition au “civilisé”: “barbare” est celui qui balbutie la langue qui se veut civilisée, le portugais, il est donc le non-civilisé, tout comme les Germains que Tacite compare aux Romains dans Germania. Au XVIe siècle, c’est un lieu commun: le tupi, ou langue générale parlée sur la côte du Brésil, n’a ni F, ni L ni R. Sans Foi, sans Loi, sans Roi, le sauvage ne connaît ni la révélation de l’Église véritable, ni la justice de la rationalité hiérarchique de l’Empire, ni le gouvernement de la monarchie chrétienne: il n’y a de “barbare” que de façon différentielle; pour que le barbare existe, il faut qu’il existe une civilisation antérieure ou contemporaine qu’il a détruite ou qu’il cherche à détruire[9]. Dans les discours de l’époque, les Tapuias sont des barbares qui résistent à la domination portugaise et qui, contrairement aux sauvages tupis pacifiques ou pacifiés, attaquent constamment les sucreries et les villages avec leur féroce liberté. Si on considère que la paix du bien commun définit la finalité chrétienne proclamée par la monarchie portugaise dans la colonisation, la guerre contre les barbares est juste. Par exemple, est juste la guerre contre les Tamoios sur la côte de São Vicente et Rio de Janeiro, en 1563-1564; les Tamoios deviennent des barbares lorsqu’ils s’allient aux huguenots, alors qu’ils refusent la catéchese et la subordination au gouvernement général.

Dans la politique catholique, les tactiques et les stratégies adoptées dans la réduction des sauvages et des barbares sont définies comme un droit et un devoir, car leur subordination ou leur extinction signifient charité à l’égard des individus et amour du bien commun. Dans la propaganda fidei jésuite, l’âme de l’Indien doit être sauvée de l’enfer par la conversion; on peut même l’obliger à être sauvé, car il est préférable qu’il soit captif et que son âme soit sauvée que de vivre la liberté naturelle de la forêt avec une âme condamnée à l’enfer[10].

Dans la pratique de Manuel da Nóbrega, José de Anchieta, Luis da Grã et Fernão Cardim, dans le Brésil du XVIe siècle, et dans celle de Antonio Vieira, dans le Maranhão et le Pará, au XVIIe siècle, on trouve, pour justifier les interventions, l’affirmation réitérée que la loi positive des sociétés indigènes est pleinement légale, en tant que convention humaine réglant la vie collective, puisque le droit canon établit que les sociétés humaines ne dépendent pas de la révélation chrétienne pour s’instituer politiquement. Mais le fait que les sociétés indigènes se trouvent corrompues par les “abominations” de coutumes barbares et atroces, qui sont l’évidence de l’action du diable, impose le devoir de les réduire à la première vérité perdue ou peut-être oubliée, la Parole de Dieu. Leur participation hiérarchisée à cette vérité est légitimée par les sacrements catholiques, tel le baptême, qui la rendent visible. En 1657, dans une lettre envoyée du Maranhão au roi Afonso VI du Portugal, Vieira écrit qu’au cours des quarante dernières années, les Portugais avaient tué deux millions d’Indiens en Amazonie. L’horreur majeure était, d’après lui, de penser que tant d’âmes placées sous la juridiction d’un royaume qui avait pour mission de répandre la foi catholique étaient mortes sans le baptême et brûllaient en enfer.

Ce concept de légitimité est fondateur dans les lettres de Nóbrega, qui arrive à Bahia en 1549, à la tête de la mission jésuite envoyée par le roi Dom João III; mais aussi dans les autos (compositions dramatiques) d’Anchieta, qui arrivent en 1554; et dans les traités des chroniqueurs Pedro de Magalhães Gandavo, en 1570, et Gabriel Soares de Sousa, en 1583. Ceux-ci établissent des rapports de concordance analogique entre les événements locaux et ceux de la Bible; ils rapportent des actes vertueux de type héroïque; ils refont des généalogies exemplaires, comme les vies des saints, les proposant comme des modèles de vertu à imiter; ils font de grandes descriptions des mœurs des sauvages, des curiosités et des merveilles fantastiques du pays. Ils imitent des genres anciens, comme le dialogue platonicien, l’histoire d’Hérodote, les épiques romaine et grecque, la physique aristotélicienne, les épitres pauliniennes, l’histoire naturelle plinienne, les mystères, l’itinerarium mentis in Deum, la peregrinatio, etc. Dans la catéchèse des jésuites, les références fournissent des topiques de la mémoire, de la volonté et de l’intelligence qui produisent l’unité vertueuse de l’âme chrétienne charitablement imposée au sauvage. Toutes les références présupposent la définition catholique, réaffirmée le long du XVIe siècle contre Luther et Machiavel, des trois lois qui doivent être présentes dans toute société légitime: la loi éternelle de Dieu, qui est la cause première ou la raison universelle qui fait le monde être et désirer l’Être; la loi naturelle de la Grâce innée, qui est la présence de Dieu dans l’âme et dans le monde, en tant que conseil du libre arbitre et orientation rationnelle et providentielle de l’histoire; la loi positive, que sont les codes légaux inventés par les hommes pour organiser la politique des sociétés. Dans la doctrine des trois lois, la loi positive n’est légitime que si elle est un reflet de la loi naturelle qui reflète la loi éternelle.

Le modèle historique qui fonde la doctrine catholique de la légitimité des lois positives des sociétés en tant que reflet proportionné et juste de la loi naturelle de la Grâce innée est le Décalogue, loi naturelle qui est écrite et transmise à Moïse sur le Sinaï par Jéhovah lui-même. Selon les colonisateurs du Brésil, toute loi pour être légitime et pas seulement légale doit présupposer comme modèle l’universalité des Dix Commandements. De la perspective de la légitimité fondée par la doctrine, la simple observation des “lndiens” met en évidence la corruption de la loi naturelle: ils font la guerre par vengeance; mangent de la chair humaine; n’ont pas le sens de la propriété; sont polygames, sensuels et luxurieux. Saint Augustin dit que les organes génitaux sont la partie maudite qui transmet le péché lors de la génération; donc, les vêtements sont la “décence civile”. La nudité des sauvages met en évidence qu’ils n’ont pas honte des parties honteuses et ignorent la culpabilité du péché originel. Et, surtout, qu’ils n’adorent pas Dieu ni aucun dieu; ou alors qu’ils adorent une multiplicité de dieux, démons et idoles.

La constitution des pratiques indigènes comme sauvagerie et barbarie apparaît dans les deux interprétations conflictuelles que j’ai mentionnées. L’une, exposée par des chroniqueurs qui représentent les intérêts des colons, affirme que les lois positives des sociétés indigènes sont barbares parce qu’elles ne se fondent pas sur le Décalogue. La Politique d’Aristote, qui affirme que le propre de l’inférieur est de se subordonner au supérieur, permet de conclure que les indiens sont des barbares, c’est-à-dire esclaves par nature. Pero de Magalhães Gandavo, dans le Tratado da Terra do Brasil de 1570, va jusqu’à définir l’indigène comme un végétal, une mauvaise herbe qui étouffe les bonnes herbes chrétiennes, dans le passage où il déclare qu’il est impossible de dénombrer et de comprendre la multitude de barbares païens que la nature a semés sur la terre du Brésil. Gandavo affirme qu’ils s’arment contre des nations humaines (les Portugais), mais reconnaît soulagé que comme ils sont nombreux, la Providence divine permet heureusement qu’ils se fassent la guerre les uns aux autres et se détruisent. S’il n’en était pas ainsi, les Portugais ne pourraient pas vivre sur ce territoire et il ne serait pas possible de conquérir une telle quantité de gens[11]. Cette thèse est courante parmi les colons, malgré la bulle papale de 1537, qui a décrété que les occidentales & meridionales Indos avaient une âme, c’est-à-dire qu’ils étaient des gens comme les catholiques et que leur esclavage était interdit[12] Cette même thèse de la “servitude naturelle” de l’Indien, considérée non valable par le pape en 1537, a été dédarée hérétique par la séance du Concile de Trente, tenue à Valladolid en 1550. En tant qu’ordre religieux au service de Rome, la Compagnie de Jésus se bat contre cette thèse.

Soutenant la version catholique officielle, les Ignaciens définissent l’Indien comme être humain créé par Dieu et doté de lumière naturelle, mais ils acceptent qu’il s’agit d’hommes dépourvus de la mémoire de la véritable loi, la loi éternelle de Dieu. Donc, ils soutiennent l’urgence de sauver son âme immortelle, en lui fournissant la mémoire de la justice et du bien par des lois positives justes. Le projet de catéchese est donc homologue de la conquête de la terre, car spirituellement il occupe le vide qui est constitué par la production des âmes tout comme le vide déclaré du territoire est occupé militairement. Ceci signifie la discipline des corps par des pratiques qui produisent pour eux une autre perception, telles que les aldeias, c’est-à-dire les regroupements à côté des villages portugais, la prohibition du noma­ disme, des guerres entre tribus, des rituels anthropophages, l’obligation de la couverture de la nudité avec des vêtements qui mettent en évidence le sens chrétien du péché, l’imposition de la monogamie et de l’audition répétée de la parole de Dieu. Mais cela implique surtout la subordination du temps des catéchisés au travail, proposé comme catégorie transcendante ou, comme le disait Horkheimer, comme idéologie ascétique ou le pouvoir et la religion sont intimement fusionnés. Ceux qui n’acceptent pas la catéchèse et tentent de l’empêcher sont éliminés, c’est le cas des Caraíba Tupis, des chamans qui allaient de tribu en tribu pour parler de Maïr Monhã, la terre sans mal, en propageant d’après les Portugais d’évidents mensonges: qu’il fallait écouter la voix des morts exigeant la chair des ennemis; que l’eau du baptême tuait; que les Portugais ne voulaient que voler les terres, violer les femmes et faire des hommes leurs esclaves. Selon l’imaginaire des chasses aux sorcières qui sévit alors en Europe, les Caraíba Tupis sont des “sorciers” et, lorsque c’est nécessaire, ad maiorem Dei gloriam, ils sont éliminés par le bras de la justice séculière des gouverneurs.

Le noyau substantiel de la doctrine de la catéchèse et de la guerre est, dans ce cas, le même que celui des prêtres et docteurs de l’Eglise, tels saint Jerôme, saint Augustin, Isidore de Seville et saint Thomas d’Aquin. La guerre comprise comme un état d’exception s’associe doublement à la pratique de catéchèse des jésuites et aux pratiques d’esclavage des colons. Dans la catéchèse des jésuites, elle est une sanction qui ne s’applique qu’au gentil hostile, barbare, ou à des cas individuels de barbarie, comme celui des chamans pris pour des “sorciers”. Comme limite manipulable par la convoitise des colons, elle n’a lieu que lorsque trois conditions sont remplies: juste cause, autorité légitime de celui qui la fait et manière droite de l’accomplir. N’importe qui ne peut pas la déclarer, seul le roi peut le faire. Comme le dit Isidore de Séville, il faut qu’il y ait une déclaration préalable pour qu’elle soit juste, celui qui l’entreprend doit posséder des vertus chrétiennes puisque le but du conflit se doit d’être vertueux lui aussi. Saint Augustin affirme que faire la guerre n’est pas un délit, mais la faire pour avoir du profit est un péché. Donc, la façon de la réaliser détermine sa justice: on ne moleste pas les innocents, les ambassadeurs, les étrangers et le clergé; ce qui est sacré doit être respecté et, en théorie, les ennemis ne peuvent pas être offensés plus que le nécessaire, car il faut maintenir la bonne foi envers eux. La dureté de l’agression doit être proportionnelle aux fautes et délits. Saint Augustin dit: “Le désir d’offenser, la cruauté dans la vengeance, le cœur implacable, la férocité, le désir de domination et d’autres choses semblables sont ce qui doit être condamné dans la guerre[13].” On fait une “guerre juste” enfin, pour obtenir la paix de la justice et la pratique de la vertu qui selon la doctrine empêchent les méchants de continuer d’agir. Dans ce sens, le but de toute “guerre juste” c’est la paix du “bien commun” du royaume.

Parmi les causes qui rendent une guerre juste, il faut rappeler la protection contre des agressions, lorsque la force est repoussée par la force. Elle est juste aussi pour reprendre les choses dont on s’est emparé injustement. Dans ce cas, on entend qu’elle est légitime non seulement pour recouvrer ses choses, mais aussi celles des alliés et des amis. C’est ce qui se passe dans la lutte contre les huguenots envahisseurs de la baie de Guanabara en 1564; où, entre 1624 et 1654, dans le combat contre les calvinistes hollandais dans le Nord-Est. La troisième cause pour que la guerre soit juste est la nécessité d’imposer un châtiment aux malfaiteurs qui n’ont pas été punis ou ceux qui ont été châtiés avec négligence. C’est le cas, à partir de 1562, des diverses expéditions punitives contre les caetés, du Nord-Est, qui ont mangé l’évêque Pero Fernandes Sardinha en 1556.

Dans tous les cas la guerre est juste puisqu’elle est entreprise au nom de la justice des príncipes chrétiens, comme dans les croisades menées par les rois portugais dans le Nord de l’Afrique. Le roi du Portugal a le titre de Grand-Maître de l’Ordre du Christ et la mission de répandre la foi et l’Empire contre les infidèles. L’universalité chrétienne implique aussi que la guerre est juste lorsqu’elle est menée contre ceux qui empêchent les missionnaires de diffuser la foi: c’est le cas des Caraïba Tupis.

S’il est vrai que le pouvoir politique ainsi conçu comme l’art chrétien de produire et de maintenir la paix du “bien commun” du royaume fait régner cette paix, il est tout aussi vrai, comme le dit Foucault, qu’il produit la paix en réinscrivant la guerre comme rapport de forces dans les institutions et les corps. Au XVIe siècle, lorsque les processus de centralisation des monarchies occidentales sont en train de redéfinir le pouvoir des rois, la production continuelle de déséquilibres et inégalités par la Couronne portugaise met en évidence l’inversion proposée au début de cet exposé: la politique est une continuation de la guerre par d’autres moyens en temps de paix.

La question de la continuité de la guerre appliquée contre les habitants des nouvelles terres envahies ou, comme on le dit pieusement, “découvertes” par les Espagnols et les Portugais, apparaît déterminée dans les discussions juridiques du pouvoir monarchique réalisées en diverses instances, au XVIe siècle, surtout lorsqu’il s’agit de définir la nature du sauvage, la légalité de l’institution monarchique, la légitimité de la possession des nouvelles terres envahies et des mesures que le pouvoir central adapte dans la conversion, assujettissement et extermination de leurs habitants. La discussion théologico-politique de ces thèmes ne se dissocie évidemment pas de l’expansion mercantiliste et des nouvelles possibilités d’obtention de richesses[14] dans les terres envahies.

Pendant les trente premières années après l’arrivée de Cabral, en 1500, les Portugais ont établi des rapports d’échange avec les sauvages de la côte, surtout sous la forme du troc, les indigènes fournissaient la main-d’œuvre et l’ibirapitanga, le bois-brésil, en échange de quincaillerie et objets en fer[15]. On sait par les autos et les lettres d’Anchieta, par exemple, que les Français ont été les alliés des Tupinamba, Tamoios, Caetés et Potiguaras, et qu’ils sont devenus ennemis des ennemis de ces groupes, Tupiniquins et Tabajaras, pour leur part alliés des Portugais. Dans le commerce avec les tribus, les premiers contacts capitalisaient la donnée culturelle nucléaire de la mémoire sociale des groupes tupis de la côte, c’est-à-dire la guerre entre tribus. Ceci semble indiquer que les huguenots égratignant la côte par-ci, par-là, au contraire de la colonisation portugaise qui d’emblée est basée sur l’agriculture extensive, n’auraient eu que des rapports caractérisés par l’abstention de jugement quant aux indigènes, constitués comme des simples partenaires commerciaux[16]. Villegagnon, pourtant, classe l’indigène comme bête portant la figure humaine[17]; et Le Testu fait de la méconnaissance de Dieu la raison de l’existence du sauvage[18].

Aux premiers temps de la conquête territoriale, les Portugais maintiennent le modèle du contact et du troc sporadique, tout au moins jusqu’à 1534, avec la mise en place des capitanias, concessions héréditaires qui ont aussitôt échoué, car leur décentralisation était la cible facile de la résistance indigène. Comme le démontre Lestringant, l’occupation française est similaire. Réduite à l’exploitation commerciale du bois-brésil, elle n’a réalisé aucune occupation militaire englobante du territoire et n’a, encore moins, obtenu une prépondérance religieuse, en fonction de cette même dispersion. Selon Lestringant, c’est à partir de 1534 qu’il y a un déplacement de la stratégie colonisatrice[19].

L’esclavage systématique des sauvages et les “guerres justes” contre les barbares n’ont commencé avec force qu’à partir de l’établissement du gouvernement général et de la mission jésuite dont le chef est Nóbrega, en 1549. Mais depuis les premières années du XVIe siècle, diverses expéditions portugaises et espagnoles sont envoyées dans l’Atlantique Sud, comme celles d’Americo Vespucci (1501), Solfs (1512 et 1515), João de Lisboa (1515), Fernão de Magalhães (1520), Loyasa (1525), Sebastião Caboto (1526), Diego Garcia (1526), Martim Afonso de Sousa (1530). Presque toutes ont apprivoisé et mis en esclavage des indigènes qui habitaient le territoire du Brésil actuel. Ils étaient vendus à Séville, Lisbonne, Puerto Rico, Saint­Domingue et dans la région du Rio de la Plata. En Amérique, cette pratique a commencé avec Colomb qui, à la fin du XVe, a amené des esclaves des Caraïbes vers l’Espagne, ce qui cause l’indignation de la reine Isabel la Catholique. L’indignation royale ne découlait pourtant pas de l’infraction de Colomb à un précepte moral, mais du fait qu’il s’était approprié indûment du monopole de la Couronne[20]. La servitude de Maures et Juifs en Espagne plaisait à la reine et la Couronne espagnole était propriétaire d’esclaves, et avait autorisé plusieurs expéditions dans les îles Caraïbes pour les chasser. Le contingent de ces esclaves capturés lors des premières expéditions est mal connu, mais il est possible de retrouver certaines informations partielles dans les relations de voyageurs et chroniqueurs. Juste apres l’expédition de 1501, Americo Vespucci rapporte, dans une lettre au seigneur de Florence, Laurent de Medicis: “[…] nous avons fait un accord d’apprivoiser des esclaves, en charger les navires et retourner en Espagne; et nous sommes allés dans certaines îles et nous avons pris par la force 232 âmes, les avons chargées et nous avons fait le retour en Castille.” Une raison supplémentaire apparaît quand Vespucci fait allusion aux Indiennes tupi guarani de la côte brésilienne amenées sur les navires à des fins sexuelles : “Mostranvansi molto desiderosi di congiugnersi con noi cristiani[21].

II faut rappeler que les discussions au sujet de l’esclavage des sauvages et de la “guerre juste” contre les barbares se rapportent intimement au standard portugais d’occupation territoriale. Au début il y a eu deux fronts principaux d’occupation du Brésil: dans le Nord­Est, à Bahia et Pernambuco, des zones de plantation de canne à sucre et de demande croissante de main-d’œuvre esclave; dans le Sud, dans la capitania de São Vicente et, sur le plateau au-dessus de la Serra do Mar, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, le village de São Paulo de Piratininga, où la chasse au “gentil de la terre” a été une des principales activités économiques des habitants, surtout après que les Hollandais ont occupé les postes qui, en Angola, fournissaient des Noirs au XVIIe siècle. L’historien Afonso d’Escragnolle Taunay affirme qu’au XVIe siècle, pour une population d’environ 4 000 âmes libres, il y avait 70 000 esclaves indiens dans la capitania de São Vicente. Au début du XVIIe siècle, selon les jésuites, une expédition de São Paulo aurait capturé, à elle seule, 300 000 Guarani dans les terres du Guaíra, l’actuel Paraguay, qui seraient réduits à 20 000 lorsque la même expédition est rentrée à São Paulo[22].

Il faut aussi rappeler la triangulation Lisbonne-Brésil-Afrique. Les Portugais occupent des sites stratégiques au Congo, depuis les expéditions réalisées au XVe siècle par Diogo Cão. La jurisprudence qui s’est accumulée au sujet de l’esclavage des Africains, depuis 1474, devint une source fondamentale de référence dans la définition de la “guerre juste” contre les barbares faite au Brésil, surtout dans les propositions de jésuites de substitution de la main-d’œuvre indigène par l’africaine. A cette époque, les contacts avec les régions d’Afrique ont commencé comme alliance et amitié. Rome et le royaume de Mombaça établirent des relations diplomatiques; un fils du roi Manicongo a été nommé évêque à Rome; plusieurs hommes du Congo, de l’Angola et de Mombaça ont reçu des titres portugais de comte, marquis et duc; Dom Manuel III, roí du Portugal, a échangé des lettres avec le roi noir Afonso I, du Congo[23], le traitant comme un frère, un égal. A la même époque, la première loi portugaise officielle sur la liberté des Indiens est promulguée le 20 mars 1570, par le roi Dom Sebastião. Elle décrétait qu’il ne serait pas permis l’esclavage d’Indiens déjà catéchisés et assemblés en villages par les prêtres ignaciens mais l’esclavage d’Indiens pour des raisons graves, telles que l’anthropophagie, serait permis dans une “guerre juste”. Elle était juste lorsqu’elle était menée contre ceux “[…] qui continuem d’attaquer les Portugais et les Indiens pour les manger”[24]. Dans la pratique, tout indigène non regroupé par les jésuites pourrait être considéré comme un “barbare” par les colons. Formellement, la loi de 1570 protégeait les indigènes mis dans des aldeias sous l’autorité des prêtres; en même temps, elle fournissait des justifications juridiques manipulées par les colons et les trafiquants pour faire la guerre, capturer et réduire à l’esclavage les sauvages qui, selon les jésuites, vivaient la liberté naturelle des forêts.

L’institution même de l’esclavage n’est pas remise en question. Ce que l’on discute c’est la légalité et la légitimité de la possession d’esclaves indigènes, en considérant légitime la possession chrétienne qui assure la rédemption de l’âme. Quant aux Africains, il n’y a rien. En 1575, les Portugais sont établis à Luanda, en Angola, et échangent des marchandises et des esclaves avec les commerçants hollandais d’Amsterdam et d’Anvers. Alors qu’ils cherchent l’argent à l’intérieur de l’Angola, les Portugais transportent des esclaves noirs vers les plantations de canne à sucre de Bahia et Pernambuco. À partir de 1580, avec l’Union Ibérique, qui réunit les Couronnes d’Espagne et du Portugal, l’approvisionnement portugais en esclaves noirs s’étend aux régions dominées parles Espagnols dans le Nouveau Monde.

Les chroniqueurs qui traitent de la traite de noirs la justifient invariablement par des termes chrétiens. C’est, par exemple, ce que l’on lit dans la Crônica dos feitos da Guiné, de Gomes Eanes de Zurara, qui, après le récit des horreurs du trafic, affirme au roi Dom Henrique du Portugal, que les esclaves vont atteindre la rédemption de leurs âmes[25]. On trouve le même argument chez Vieira, au XVIe siècle, dans le fameux Sermão do Rosário (Sermon du Rosaire) prêché aux hommes noirs d’un engenho de Bahia. Reconnaissant qu’ils souffrent comme le Christ et plus que lui dans le “doux enfer” des moulins à sucre, Vieira affirme qu’ils doivent s’y conformer puisqu’ils seront payés de tant de douleur au ciel.

Comme l’a rappelé Antônio José Saraiva, la guerre et la piraterie sur les côtes d’Afrique étaient présentées aux contemporains des premiers navigateurs portugais comme la suite des guerres des croisés contre les Maures entreprises il y avait des siècles par les chrétiens d’Espagne[26]. Le 16 juin 1452, le roi portugais avait obtenu du pape Nicolas V un bref qui lui accordait le droit d’envahir et de soumettre les territoires au pouvoir de sarrasins, païens et infidèles ennemis du Christ et d’en faire des esclaves. Lorsque les caravelles portugaises arrivent en Afrique et commencent la traite, on continue d’affirmer au Portugal que cela se fait avec justice, les esclaves noirs étant une proie obtenue lors des attaques contre les musulmans ennemis de la foi chrétienne. Dès le début, l’esclavage des Noirs est défini comme “guerre juste” ou guerre contre les infidèles. Très vite le trafic est devenu une affaire magnifique et les pillages des contacts du départ ont été remplacés par le commerce systématique avec les sobas, des chefs africains qui vendaient des esclaves capturés dans les guerres entre les tribus. Soit comme conquête obtenue dans une guerre classée comme “guerre juste” selon l’imaginaire des croisés, soit comme des marchandises troquées et achetées, les Noirs africains sont toujours définis comme des esclaves. En ce sens les jésuites, tels Nóbrega, Anchieta, Vieira, et des dominicains comme Las Casas proposent l’importation d’Africains en Amérique en remplacement des esclaves indigènes: “Sans Noirs, Pernambuco n’existe pas et, sans Angola, il n’y a pas de Noirs”, disait Vieira en 1648. Ceci parce que”[… ] le Brésil a le corps en Amérique et l’âme en Afrique”.

Dans les discours, la captivité africaine est justifiée théologiquement par le récit biblique de Cham, fils de Noé. Inventeur du vin, un jour Noé s’enivre et se montre tout nu. La loi hébraïque interdisait la vision de la nudité paternelle par les enfants. Cham voit le père nu, tandis que ses frères Sem et Japhet lancent un tissu sur lui, sans le voir. Une fois lucide, Noé maudit Cham: il sera l’esclave de ses frères et l’esclavage se perpétuera dans la peau de ses enfants.

Saraiva affirme que les choses ont été assez différentes pour les Espagnols qui sont arrivés à Tenochtitlan, dans la vallée de México, et à Cajamarca, au Pérou, où ils ont rencontré des peuples hautement civilisés. S’il était possible de justifier les attaques en Afrique et l’esclavage de Noirs comme une “guerre juste” contre des infidèles ennemis de la foi chrétienne, s’il était possible d’expliquer la captivité des Noirs par la référence à Cham, comment alors justifier l’invasion de territoires habités par des gens qui n’étaient pas musulmans, qui n’étaient pas noirs, qui n’avaient jamais envahi aucune terre chrétienne, qui n’avaient jamais entendu parler du Christ et n’avaient jamais persécuté de missionnaires chrétiens? Des gens, enfin, qui ignorent complètement l’Europe[27]?

On sait ce qu’a été l’invasion espagnole du Mexique et du Pérou: une convoitise frénétique de l’or accompagnée de sang. Les millions de morts sont un nombre effrayant tout comme est effroyable la cruauté déployée. Malgré tout, dans les colonies d’Espagne les intérêts de profit et d’anoblissement immédiat des conquérants, tels que Caboto, Cortês, Pizarro, Alvarado, Valdivia, n’étaient pas toujours les mêmes que ceux proclamés par la Couronne, jalouse de sa souveraineté. Le modèle espagnol de colonisation permettait l’existence de diverses institutions propices au débat intellectuel, telles que les universités et la presse, à la différence de la prédation portugaise, qui a toujours défini sa colonie brésilienne comme un centre de commerce, empório. En Espagne, la divergence des intérêts a permis précisément la contradiction et la polémique sur les procédures appliquées à la conquête des nouvelles terres. Comme l’a magnifiquement étudié Lewis Hanke, le grand débat réalisé en 1550, à Valladolid, a opposé Las Casas et Sepúlveda[28]. En Espagne, en 1512, les Lois de Burgos ont annexé à la doctrine du droit la doctrine du droit des Indiens. Le 2 juin 1537, le pape a émis la bulle qui interdisait l’esclavage des Indiens, mais ne faisait aucune allusion aux Africains. Néanmoins, la bulle a presque toujours été oubliée. L’empereur Charles V, jugeant qu’elle interférait dans son autorité, a interdit qu’elle soit diffusée dans les Indes occidentales. Le pape n’a pas insisté.

Au contraire de ce qui se passe en Espagne et dans les territoires occupés par celle-ci, la conquête de l’Amérique portugaise ne s’accompagne d’aucune polémique doctrinale d’envergure. Les jésuites portugais connaissaient la bulle de 1537, comme le met en évidence le Diálogo sobre a conversão do gentio, de 1556, ou Nóbrega défend l’humanité du sauvage, argumentant qu’il a, lui aussi, les trois facultés scolastiques qui définissent “l’humain”, mémoire, volonté et intellect. En alléguant que ses “abominations” ne sont pas essentielles, mais découlent de l’ignorance et peuvent être corrigées, Nóbrega récupère de façon chrétienne, toutefois, la quasi-différence culturelle qu’il produit, puisqu’il affirme aussi que le sauvage est inconstant[29]. Comme l’a démontré Viveiros de Castro, le prêtre universalise la notion chrétienne de l’âme comme unité et cohérence qui sont le fondement de la notion scolastique de “personne”. Par là, Nóbrega justifie immédiatement l’intervention[30].

On rencontre la même universalisation de cette supposition chez Anchieta. Dans une lettre en espagnol, du 16 avril 1563, qu’il a envoyée de São Vicente au prêtre Diogo Laines, général de la Compagnie de Jésus, il affirme:

Il nous semble que les portes sont ouvertes dans cette capitania à la conversion des gentils, si Dieu Notre Seigneur nous accorde une manière pour qu’ils soient assujettis et mis sous le joug. Parce que pour ce genre de gens, il n’y a pas de meilleure prédication que l’épée et le bâton de fer, ou, plus que dans aucune autre, il faut que s’accomplisse le compelle eos intrare[31].

La topique du compelle eos intrare [oblige-les à entrer], relative à la conversion et à l’entrée des païens dans le giron de l’humanité catholique, est la même dans d’autres discours portugais du XVIe siècle sur le “barbare”, le “sauvage”, le “gentil” et “l’Indien”. Anchieta pose comme évidence le besoin de conversion des gentils au christianisme, en affirmant que l’action missionnaire compte sur l’aide de la Providence divine, qui en oriente le sens. La topique de l’assujettissement du sauvage, obtenu soit par la force du verbe soit par la force des armes, se rapporte au thème, qui fut routinier surtout dans la première moitié du XVIe, de la difficulté de définition de ce “genre de gens”. Anchieta et ses contemporains, Nóbrega, Vitoria, Las Casas, Sepúlveda, admettent que le sauvage est humain, quoiqu’il n’y ait pas de consensus au sujet de la qualité de cette “humanité”. II s’agit, dans cette lettre, des gens qui ne comprennent que l’épée et le bâton de fer. Nóbrega écrit que ce sont des gens sine consilio et semper prona ad malum, des gens sans jugement et toujours enclins au mal[32]. Et Vieira, dans l’Amazonie du XVIIe siècle, dit que ce sont des “gens stupides”.

En ce domaine, où les définitions de l’humanité des sauvages et les providences pacifiques et guerrières sont en conflit, deux autres topiques apparaissent, qui se trouvent aussi dans la lettre d’Anchieta: le programme de prédication universelle en tant que propaganda fidei et la définition des conditions matérielles et spirituelles pour la réaliser. Encore une fois, la question de la guerre contre le “barbare” est centrale. Cette discussion implique la reprise d’autres topiques et des circonstances de la dispute de l’Eglise romaine contre les Luthériens dans les affaires du pouvoir spirituel, et du pape, menacé dans son infaillibilité de vice-Christ, avec les rois catholiques et protestants dans les affaires du pouvoir temporel. Au moment où Anchieta écrit la lettre, en Europe il y a eu déjà deux événements décisifs au sujet de la destinée des sauvages en Amérique: l’un d’entre eux est la séance du 8 avril 1548, au Concile de Trente, qui redéfinit la traditio; l’autre, la séance du même Concile qui eut lieu à Valladolid, en 1550, ou l’on a discuté la these de la “servitude naturelle du sauvage” soutenue par Sepúlveda.

Une des principales thèses de Martin Luther contre Rome est la doctrine de la sola scriptura: d’après lui pour la véritable adoration de Dieu les rites visibles e l’Église romaine ne sont pas nécessaires, car le fidèle doit lire les Écritures individuellement, en y recherchant l’orientation de sa vie. Les théologiens réunis au Concile de Trente déclarent la thèse anathème et, pour la combattre, redéfinissent la traditio, en deux sens. D’une part, ils affirment que la traditio devrait comprendre les rites visibles, les textes canoniques des docteurs de l’Église ainsi que des commentateurs autorisés des Ecritures. De l’autre, ils déterminent que le prêtre et non pas le fidèle serait la seule autorité ayant capacité pour reprendre la traditio ou la transmission de la vérité des textes canoniques. Le prêtre devrait la transmettre par la prédication orale pour combattre l’idée luthérienne de la lecture de la sola scriptura. Comme œuvre de conquête spirituelle envoyée au loin pour convertir les gentils et combattre les hérétiques, la mission des jésuites au Brésil repropose la traditio. Il s’agit d’une détermination décisive, qui fait du monopole de l’enseignement de la parole écrite des autorités de l’Eglise par les jésuites un agent de colonisation extrêmement efficace.

Il est essentiel ici de rappeler l’étude de Michel de Certeau sur Jean de Léry, le huguenot arrivé à Rio de Janeiro avec l’expédition de Villegagnon. L’écriture du chroniqueur est colonisatrice, propose de Certeau, démontrant que dans le texte de Léry, Histoire d’un voyage faict en terre du Brésil (1578)[33], la représentation de la société tupinamba est articulée selon un système de quatre oppositions généralisables à d’autres documents du XVIe siècle qui fonctionnent comme “herméneutique de l’Autre”[34]: l’oralité, ou la communication propre aux sociétés dites “sauvages”; la spatialité, ou le cadre synchronique des sociétés indigènes classées comme des sociétés sans histoire; l’altérité, ou la différence qui met en évidence une coupure culturelle; l’inconscience, ou le statut conféré aux phénomènes collectifs indigènes, lorsqu’ils sont référés à une signification qui leur est étrangère et qui s’applique à eux comme un savoir venu d’ailleurs, la civilisation européenne.

Dans le cas portugais, on peut dire qu’une telle herméneutique, qui fonctionne comme les techniques de la description, du commentaire, de l’explication et de l’interprétation, est opérée selon les standards rhétoriques et théologico-politiques spécifiques de l’imaginaire de l’expansion de la Foi et de l’Empire. Il s’agit d’une herméneutique écrite, qui associe, dans la mémoire artificielle de la lettre, comme le dit Michel de Certeau, le pouvoir de retenir et d’emmagasiner le passé, en opposition avec les fables sauvages, qui le perdent et l’oublient dans l’oralité; le pouvoir de dépasser et vaincre la distance s’oppose à la voix sauvage, circonscrite au présent de l’énonciation et à l’auditoire. L’écriture rend possible l’accumulation primitive de données symboliques extraites de l’observation des “sauvages”, les conservant intactes pour des usages futurs, comme un fichier des choses du Brésil. En tant que pouvoir de mémoire de l’expérience et comme pouvoir de prévision du futur, l’écriture colonise. Ainsi, dans le cas portugais, on observe chez elle une double reproduction, c’est-à-dire une répétition orthodoxe, qui préserve le passé de la traditio des autorités canoniques, et une répétition missionnaire, qui avance fondée sur la traditio appliquée aux données symboliques préservées et adaptées aux nouvelles situations, conquérant l’espace, l’oralité, le manque d’histoire et l’inconscience des sauvages avec les processus du temps théologico-politique qui les hiérarchise.

Pour assurer l’autorité du pouvoir alors qu’elle s’occupe du nouveau, l’écriture maintient intacte la relation avec sa place de production originaire, l’Europe et les autorités canoniques qui orientent le sens des énoncés. lci concourent, encore une fois, des modèles rhétoriques et poétiques d’organisation de l’écriture et la théologie politique chrétienne, qui est le fondement de la jurisprudence de l’État portugais appliquée aux affaires coloniales.

Dans les textes du XVIe siècle sur les indigènes du Brésil, nous trouvons une double articulation : dans l’une d’elles, les énoncés figurent la gigantesque dispersion du nouveau, des façons de vivre des indigènes, des animaux de race étrange, des choses surprenantes ou curieuses que la terre produit, de façon très analytique. Dans cette même dispersion analytique, produite comme une cartographie classificatoire, l’énonciation projette le principe qu’unifie théologiquement et politiquement ce qui est dit. La prolifération des êtres et des événements de la nouvelle terre est subordonnée, enfin, comme des similitudes distantes du même principe interprétatif qui la traverse comme universalité de cause première et finale: Dieu. Tout ce qui diffère est donc interprété comme une variation distante de Lui. Image inversée de l’Europe, le Nouveau Monde est vu per speculum, dans un miroir, comme dans le texte de l’apôtre Paul. Réalisée comme une traduction ou une extension de la traditio redéfinie à Trente, l’interprétation applique le filtre théologique à la vision de ce qui est vu. Il n’y a aucune naturalité de l’observation, mais subordination totale de l’expérience du nouveau au modèle culturel vécu comme universalité de la loi de Dieu. Montaigne relativise cette universalité dans l’essai sur les cannibales; Jean de Léry oscille entre l’universalité et la convention, car il n’est pas catholique et par tendance s’abstient de juger les “abominations” indigènes[35]. les chroniqueurs portugais, tels que Gandavo et Gabriel Soares de Sousa, adoptent l’universalité, tout comme les jésuites, Nóbrega, Anchieta, Louis da Grã, Blázquez et Cardim, pour fonder l’action portugaise au Brésil dans l’analogie scolastique. Ils comprennent que l’analogie de proportionnalité fait du Nouveau Monde un effet et un signe créés par Dieu et, que l’analogie de proportion fait de celui-là un résultat hiérarchisé à distance, aux confins de la création, et affirment qu’une pâle lumière naturelle y luit, qui devra être mise en évidence par les lois positives légitimes.

Au cours de la séance du Concile de Trente qui a eu lieu à Valladolid, en Espagne, en 1550, la thèse du dominicain Juan Ginés de Sepúlveda soutenant la servitude naturelle des sauvages et la justice de leur extermination par les catholiques est déclarée hérétique. Les théologiens réunis découvrent une similitude entre celle-ci et celle de Luther sur la nature humaine après le péché originel. Sepúlveda affirme que les Indiens du Mexique sont des serfs par nature parce que leur domination politique des régions envahies par les Espagnols, tout en étant légale, selon leurs lois, n’est pas légitime, car elle n’est pas fondée sur la vérité de la révélation du Christ.

Dans une des thèses de Wittenberg, de 1517, Luther affirme que la loi du péché originel [lex peccati], transmise de père en fils dans l’acte de génération, corrompt irrémédiablement la nature humaine, la rendant incapable de reconnaître le verum Deum absconditum, le véritable Dieu caché. Il en découle que, si chaque homme individuellement considéré n’est pas capable de reconnaître le bien du mal lorsqu’il agit, l’ensemble des hommes, en tant que société, tend toujours à l’anarchie. Donc, les pouvoirs politiques qui existent – et qui doivent exister – sont totalement nécessaires pour le maintien de l’ordre social. C’est Dieu qui confère directement le pouvoir aux rois pour imposer l’ordre. Et, si le roi règne par “droit divin”, cela signifie que, étant un envoyé de Dieu, il est aussi son vicaire, un vice-Christ, comme le pape l’est à Rome.

La thèse polémique de la servitude naturelle des sauvages, exposée par Sepúlveda de façon rigoureuse dans le dialogue intitulé Tratado de las justas causas de la guerra contra los índios, [Traité des causes justes de la guerre contre les Indiens], ou Democrates alter, imprimé pour la première fois à Rome, en 1550, a divisé le monde catholique. La froideur des conclusions de son argumentation implacablement logique démontre ce qui effectivement se passait dans la pratique, partout ou l’universalité chrétienne a été amenée par les conquérants. Dans le dialogue débattent Démocrates, un théologien, et Léopold, un Allemand contaminé par les erreurs luthériennes. Léopold est un homme ingénu et borné, qui croit que la guerre est interdite par la loi divine. Démocrates, figure d’humaniste imbu de la tradition canonique de l’Eglise, le convainc de ce qu’elle peut être une “guerre juste”, surtout quand il s’agit de soumettre des peuples barbares, serfs par nature, à l’autorité des institutions chrétiennes.

Il faut définir la servitude, et Démocrates applique un distingua scolastique, en indiquant deux de ses espèces et en affirmant que le terme signifie deux choses très distinctes selon qu’il est traité par un juriste ou par un philosophe. Pour les juristes, servitude signifie une chose accidentelle, qui découle d’une force majeure et du droit des gens et, parfois du droit civil, tandis que les philosophes appellent servitude la faiblesse ou la stupidité de l’entendement, ainsi que des mœurs inhumaines et barbares. Selon les philosophes, il y a dans le monde un seul príncipe qui détermine la servitude naturelle: le principe de la rationalité de la création, qui atteste la présence de Dieu dans la nature et dans l’histoire. C’est lui qui permet d’affirmer que tout ce qui suit la lumière naturelle ou qui est fait selon la lumière naturelle est fait selon la volonté de Dieu. S’il est naturel que le mâle domine la femelle, que la femme soit soumise à son mari, que les enfants obéissent à leur père, il est aussi naturel que le parfait règne sur l’imparfait ou que l’excellent domine son contraire. Dans les mots de Démocrates:

Ceux qui excèdent les autres en prudence ou ingéniosité, bien que ce ne soit pas par les forces corporelles, ceux-là sont par nature des seigneurs; au contraire, les lents d’entendement, tout en ayant toutes les forces corporelles pour accomplir toutes les obligations nécessaires, ceux-là sont par nature des serfs, et il est juste et utile qu’ils le soient[36].

Comme toujours, c’est l’autorité de la Bible qui justifie l’argumentation: “Celui qui est niais servira le sage” [Proverbes]. De même, l’autorité du passage de la Politique, où Aristote affirme que c’est le propre de l’inférieur de se subordonner naturellement au supérieur. La conséquence logique de la thèse est qu’il sera toujours juste, selon le droit naturel, que les peuples barbares et inhumains se soumettent au gouvernement des princes et des nations plus cultivées et humaines pour que, par l’exemple des vertus, ils abandonnent la barbarie. Si les barbares refusent un tel empire, il peut leur être imposé par la force des armes. Cette guerre sera juste, selon le droit naturel[37].

Les exemples de “servitude naturelle” proposés par Démocrates sont encaore ceux du Mexique. Le fait que les Mexicains fassent des sacrifices humains et qu’ils mangent les cœurs des sacrifiés dans des cérémonies religieuses met en évidence la barbarie qui en fait naturellement des serfs. D’après Sepúlveda, dans la Bible il y a divers indices très clairs que Dieu juge juste l’extermination des barbares mexicains par les conquérants, car leurs “abominations” sont offensantes. Les épisodes du déluge universel ou la destruction des villes pécheresses de Sodome et Gomorre le prouvent. La Bible affirme:

Si tu entends dire dans une de tes villes que les fils de Belial sont sortis parmi ton peuple et qu’ils ont perverti les habitants de ta ville, et qu’ils ont dit: allons et servons les dieux étrangers que vous ignorez, demande la vérité avec sollicitude et diligence et, si tu découvres que c’est vrai ce que l’on dit et qu’une telle abomination fut perpétrée, tu blesseras ensuite les habitants de cette ville-là par le fil de l’épée et la détruiras avec tout ce qu’il y a dans cette ville[38].

Léopold rappelle néanmoins que les païens du Mexique n’ont jamais eu connaissance de l’existence du Christ. Une telle ignorance pourrait être une juste cause pour prouver qu’il y a injustice de la part des Espagnols. Démocrates réplique que le fait d’adorer des idoles les rend coupables, prouvant la justice de leur soumission aux Espagnols, car cette soumission réalise la volonté de Dieu révélée dans divers passages bibliques contre les “abominations”. Les Aztèques enfreignent la loi naturelle, c’est pourquoi il est licite de les détruire.

Suivant l’orthodoxie du droit canonique, Démocrates reconnaît que même le pape ne peut pas obliger les païens par les paroles et les lois chrétiennes mais il peut, par tous les moyens, et parmi ceux-ci la guerre, les écarter des crimes contra naturam, les amenant à la véritable religion qui les sauvera. Les païens mexicains ne peuvent pas être châtiés du fait qu’ils sont infidèles, ils ne peuvent pas non plus être obligés à recevoir la foi du Christ, puisque la croyance dépend de la volonté, et la volonté ne peut pas être forcée. Néanmoins, ils peuvent et doivent être empêchés de commettre des crimes contre la loi naturelle, principalement ceux qui offensent le plus Dieu, comme l’idolâtrie.

L’universalité du présupposé doctrinaire de Sepúlveda qui, dans un premier moment, interdit l’intervention est toutefois utilisée pour la justifier. Encore une fois, l’institution produit la perversion qui justifie la mesure adoptée. De plus, Démocrates affirme que les Aztèques sacrifiaient annuellement près de 20 000 victimes et que la guerre contre un usage aussi barbare est aussi la défense des innocents, car l’homme qui ne défend pas le prochain des offenses alors qu’il peut le faire commet le même délit que le criminel[39]. Saint Jérôme l’affirme de façon tranchante et lumineuse: “Celui qui blesse les mauvais là ou ils sont mauvais et ont des instruments de mort pour tuer les pires, celui-là est ministre de Dieu[40].“

En guise de conclusion, les barbares mexicains sont obligés de recevoir la domination des Espagnols selon les lois de la nature.

Sepúlveda affirme que ceci leur est bien plus profitable, puisque la vertu, l’humanité et la vraie religion sont plus précieuses que l’or ou l’argent. S’ils refusent la domination, ils peuvent être poussés à l’accepter par la force des armes dans “une guerre juste”, car elle est faite selon la loi de la nature.

Ce besoin de soumettre les païens à la vérité chrétienne est ancien. Au XIIIe siècle, le cardinal archevêque d’Ostie, Enrico de Susa, connu comme l’Ostie, a écrit une Summa aurea, où il suggère que les peuples gentils auraient eu la domination civile et politique sur les territoires qu’ils habitaient avant que le Christ ne vienne au monde. A partir de la venue du Sauveur, toutefois, les pouvoirs temporels et spirituels auraient été liés à la personne du Christ, qui les aurait transmis intégralement au premier pape, saint Pierre, qui les aurait transmis à tous les autres. Les infidèles pouvaient alors être privés de leurs royaumes et possessions par l’autorité apostolique à laquelle ils étaient obligés d’obéir.

La même thèse fut adoptée par Palácios Rubios, conseiller du roi Ferdinand le Catholique d’Espagne, en 1512. Dans un traité intitulé De insulis oceanis, “Sur les îles de l’océan”, Palácios Rubios a reconnu qu’il y avait en Amérique certainement divers domaines païens sans autorisation du pape, à cause d’une permission ecdésiastique précaire, qui serait révocable. Dans ce sens, Palácios Rubios a inventé le Requerimiento, une intimation écrite en espagnol qui était lue par les conquérants aux indigènes qu’ils contactaient pour la première fois. Le Requerimiento déclarait que le roi de Castille était le seigneur de ces territoires et que les sauvages et les barbares, leurs habitants, étaient intimés à la soumission totale à lui, seigneur du monde depuis la donation faite par le pape Alexandre VI. Comme toujours, on respectait de façon chrétienne le libre-arbitre des sauvages, libres de choisir entre l’assujettissement, en renonçant à leur domaine, et la guerre et l’extermination.

En 1539, dans le traité Relectio de indis, le grand théologien et juriste dominicain Francisco de Vitoria a discuté des questions fondamentales de la Conquête. Avant l’arrivée des Espagnols les Indiens étaient-ils les véritables maîtres des territoires? Quels étaient les titres illégitimes et légitimes de la Conquête? Écartant les arguments alors courants parmi les adeptes de l’esclavage et de l’extermination, Vitoria débat des affirmations d’irrationalité et des péchés contra naturam qui caractériseraient les sauvages. Ses principales références doctrinaires sont, comme chez tous les auteurs de cette époque qui abordent le thème, la Bible, la Politique aristotélicienne, les œuvres de saint Augustin, et la Summa theologica, de saint Thomas d’Aquin. Apparemment, l’invasion des terres et la conquête spirituelle du sauvage seraient justifiées par l’Évangile, plus précisément par le passage ou le Christ ordonne: “Allez et enseignez à toutes les nations, en les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit[41]. Discutant ce passage, Vitoria commente la question débattue par saint Thomas, dans la Summa theologíca: “S’il est licite de baptiser les enfants des infidèles contre la volonté de leurs parents.” La réponse de saint Thomas d’Aquin est négative: il n’est pas licite de baptiser les enfants des infidèles contre la volonté de leurs parents, car il faut employer la raison pour que le choix soit libre. Vitoria applique les paroles de Thomas d’Aquin à la question indigène:

En aucun cas on ne leur fera violence pour qu’ils reçoivent la foi, puisque croire dépend de la volonté. Les fidèles peuvent, néanmoins, si c’est à leur portée, les obliger à ne pas empêcher que l’on prêche la foi par des blasphèmes et de mauvaises influences, ou encore, s’ils en arrivent à cela, par des persécutions ouvertes. Et c’est pourquoi les fidèles du Christ déclarent fréquemment la guerre aux infidèles, non pas pour les obliger de croire, car même s’ils les vainquent et les réduisent à l’esclavage, il faut qu’ils aient la liberté de croire[42].

L’argument est parfaitement logique, subtil et juste, mais il est opportun de définir cette “liberté de croire”. Il ne faut pas oublier qu’au XVIe siècle, la définition de “liberté” est elle aussi théologique. Dieu existe et c’est le Bien; comme le mal est manque d’être, il n’y a de liberté effective que lorsque le choix est orienté par le Bien de Dieu. Donc, la liberté est définie comme une recta ratio agibilium, une droite raison des choses que l’on doit faire pour choisir le Bien; comme les Indiens agissent mus par d’autres príncipes, il est facile de déduire qu’ils sont a priori sans liberté, puisqu’ils sont ignorants du Bien. Donc, ils doivent être amenés à agir librement, c’est-à-dire, qu’ils doivent se subordonner à la parole chrétienne et aux institutions chrétiennes pour être libres. Et, s’ils les refusent ou empêchent qu’elles soient prêchées, la guerre contre eux est juste.

L’idée que la rédemption de l’âme est ce qui vaut essentiellement dans la vie humaine fait que la captivité est alors comprise comme condition nécessaire à la liberté du sauvage; la “liberté” se définit, une fois de plus, comme le droit choix du Bien qui conduit à la rédemption. De façon complémentaire, l’Indien qui vit la liberté naturelle de la forêt demeure captif des “abominations” et voit son âme condamnée à l’enfer et c’est pour cela qu’on peut le chasser.

Mais c’est dans le Regimento du premier gouverneur général de l’Etat du Brésil, Tomé de Sousa, daté du 15/12/1548, que le roi Dom João III de Portugal déclare cette intention salvatrice:

Car la cause principale qui m’a amené à peupler ces terres dites du Brésil c’est que ses gens se convertissent à la notre sainte foi catholique.

Dans le même texte, le roi ordonne que tous les Portugais qui viendront au Brésil devront avoir

[…] un soin particulier de les provoquer à être chrétiens et pour qu’ils soient à l’aise de l’être soyez bons envers tous ceux qui sont pacifiques en les favorisant toujours et ne consentez pas qu’on leur fasse oppression ni aucun dommage […] de façon qu’ils soient satisfaits et que les personnes qui leur feraient mal soient châtiées selon la justice.

Dans le Regimento, on lit pourtant:

Je suis informé que les gentils qui habitent le long des côtes de la capitania de Jorge de Figueiredo du village de São Jorge jusqu’à Bahia de Todos os Santos sont de la lignée des Tupinamba et qui se sont soulevés diverses fois contre les chrétiens et leur ont fait beaucoup de dommages et maintenant se soulèvent encore et font la guerre et qu’il sera rendre beaucoup de service à Dieu et à moi-même qu’on les jette dehors ces terres pour pouvoir les peupler ainsi de chrétiens tout comme des gentils de la lignée des Tupiniquins que l’on dit être des gens pacifiques et qui s’offrent à aider à les jeter dehors et à peupler et à défendre la terre.

Le Regimento détermine encore que la paix avec les gens pacifiques détermine la guerre contre ceux qui n’acceptent pas comme naturelle l’invasion portugaise. “Jeter dehors les Tupinamba de cette terre pour pouvoir la peupler”, c’est une finalité affirmée comme évidemment juste, car la possession des nouvelles terres avait été autorisée par la bulle papale du XVe siècle. Le Regimento prévoyait, pour cette raison, que les Indiens pacifiques ou pacifiés seraient groupés en des aldeias et maintenus sous la juridiction des jésuites, ce qui a été fait par les prêtres à l’époque du troisième gouverneur général, Mem de Sá. Les jésuites allaient prêcher dans les tribus au petit matin, à l’heure même où les chamans parlaient, amenant d’abord les enfants, puis les femmes et enfin les hommes adultes à la catéchese dans les aldeias, mais ils se sont aussi mis à échanger les “Indiens de corde”, ceux qui avaient été capturés dans les guerres entre les tribus et qui allaient être sacrifiés et mangés. Ils admettaient leur esclavage et, comme on peut le lire dans les lettres des prêtres, parfois certains “lndiens de corde” recevaient le baptême avant d’être tués rituellement par leurs adversaires, ce qui pour les jésuites signifiait probablement qu’ils étaient ainsi sauvés de l’enfer avant d’être avalés.

Les premières aldeias ont été établies à Bahia; en 1561, les prêtres avaient déjà organisé onze aldeias. En 1556, l’évêque Pero Fernandes Sardinha, qui avait polémiqué contre Nóbrega surtout parce que les jésuites acceptaient la confession d’Indiens avec des interprètes, a été tué et mangé par les caetés du Nord-Est, lors du naufrage du navire qui le ramenait au Portugal. Immédiatement, la justice de la guerre contre les barbares a été déclarée, mais les caetés ont été châtiés en 1562, lors de la promulgation d’une loi connue comme la “loi contre les caetés’, définie comme “guerre juste” contre des barbares cruels et assassins. Comme l’a montré Georg Thomas, une partie des indigènes déjà convertis dans les aldeias appartenaient au groupe caeté. Les colons ont interprété la loi qui déclarait la guerre contre eux: et la justice de leur esclavage comme une mesure généralisable aussi aux convertis. Les indigènes des aldeias qui sortaient pour planter ou chasser ont été déclarés sauvages par les colons et réduits à l’esclavage, parce que la manipulation de la loi les faisait aussi barbares que leurs cousins de la forêt. Beaucoup d’Indiens des aldeias se sentant menacés d’esclavage ont fui vers le “sertão” et sont devenus une proie justifiée. Une junte formée par le gouverneur, l’ouvidor-geral (le juge) nommé par ce dernier et les jésuites a réussi en partie à ce que les indigènes mis en esclavage soient libérés.

La pression sans répit des jésuites dans les divers conflits qui très tôt ont éclaté avec les évêques, le clergé régulier, les autres ordres religieux: et les colons désireux de profit, a réussi à faire en sorte que les indigènes mis en aldeias ne soient pas réduits en esclavage. Néanmoins, les colons avaient besoin de main-d’œuvre; comme ils ne pouvaient pas l’obtenir directement dans les aldeias dominées par les jésuites, les indigènes libres de la forêt ont été automatiquement mis à disposition pour le travail, comme le démontre avec précision l’étude de Georg Thomas[43].

Traduit par Germaine Mandelsaft Révision technique par Elisa Angotti-Kossovitch et Léon Kossovitch.

Notas

  1. Manuel da Nóbrega, S. J. “Cartas da Baia, 8/5/1558”, in Serafim Leite, S.J. (org.), Cartas dos primeiros jesuítas do Brasil Comissão do IV Centenário da Cidade de São Paulo, São Paulo, 1954, vol. II, p. 450.
  2. Il est toujours nécessaire d’associer Lévi-Strauss à l'”Essai 33″ de Montaigne, qui aimablement sceptique, expose son doute quant à l’universalité de l’herméneutique chrétienne appliquée aux êtres d’Amérique, rappelant aussi qu’en Europe huguenots et catholiques s’entre-dévoraient et que la faim et la misère, tenues pour naturelles dans le monde chrétien, n’existaient pas parmi les sauvages. Selon Montaigne, le fait que les sauvages ne portaient pas de caleçon est probablement la différence majeure entre eux et les Européens.
  3. Luís Felipe Baeta Neves, O combate dos soldados de Cristo na Terra dos Papagaios, Colonialismo e repressão cultural, Forense, Rio de Janeiro, 1978, p. 17.
  4. Michel Foucault, “Il faut défendre la société”, in François Ewald et Alessandro Fontana (dír.), Cours au Collège de France (1975-1976), Seuil-Gallimard, Paris, 1997, p.24.
  5. Florestan Fernandes, “Antecedentes indigenas: organização social das tribos tupis”, in Sérgio Buarque de Holanda (dir. et introd. générale), História geral da civilização brasileira, 6ª éd., Difel, São Paulo-Rio de Janeiro, 1981 [A época colonial Do descobrimento à expansão territorial, T. I, vol. 1].
  6. M. Foucault, “Il faut défendre la société”, op. cit.
  7. Jean-François Courtine a démontré que les conflits politiques qui opposent les États européens au XVIe et au début du XVIIe siècles sont formulés comme des oppositions de théologie contre théologie. Avec Kantorowicz, il propose que: “Sous l’autorité du pape en tant que princeps et verus imperator, l’appareil hiérarchique de l’Église romaine […] montra une tendance à devenir le prototype d’une monarchie absolue et rationnelle sur une base mystique, tandis que simultanément, l’État manifesta de plus en plus une tendance à devenir une quasi-Église et, à bien des égards, une monarchie mystique sur une base rationnelle.” Cf Jean-François Courtine, “L’héritage scolastique dans la problématique théologico-politique de l’Age Classique”, in Henry Méchoulan (dir.), L’État baroque 1610-1652. Regards sur la pensée politique de la France du premier XVIIe siècle, Vrin, Paris, 1985, pp. 109-110.
  8. P. Manuel da Nóbrega, S. J., in Cartas dos primeiros jesuítas do Brasil, vol. I, 142.
  9. M. Foucault, “Il faut défendre la société”, op. cit., pp. 174-175.
  10. P. Antônio Vieira, S.J., “Carta LXXVII au roi D. Afonso VI, 1657 -Avril 20”, in João Lúcio de Azevedo, Cartas do padre Antônio Vieira, Imprensa da Universidade, Coimbra, 1925, T. 1, p. 468: “Les injustices et tyrannies qui sont exécutées sur les naturels de ces terres dépassent de beaucoup celles perpétrées en Afrique. Dans un délai de 40 ans on a tué et détruit à la côte et aux forêts plus de deux millions d’Indiens et plus de cinq cents aldeias telles que les grandes villes et à cela nul a vu châtiment.”
  11. Pero de Magalhães Gandavo, Tratado da Terra do Brasil: história da província Santa Cruz, Itatiaia/Edusp, Belo Horizonte-São Paulo, 1980, p. 52. Dans le même chapitre, Gandavo donne des nouvelles des “guerres justes”: [… ] mais, parce que les mêmes Indiens se soulèvent contre eux [les Portugais] et leur font bien de trahisons, les gouverneurs et capitaines de la terre les détruisent peu à peu et tuent beaucoup d’entre eux, d’autres fuient vers le Sertão et ainsi, la côte est dépeuplée de gentils le long des Capitanias. Près d’elles sont restés quelques Indiens, de ceux qui sont des aldeias pacifiques, et amis des Portugais.
  12. Le texte de la bulle encyclique Sublimis Deus, de l’Archive général des Indes, fut édité pour la première fois par Helen Rand Parish et Harold E. Weidman, in Las Casas en México. Historia y obras desconocidas, Fondo de Cultura Económica, México, 1996, pp. 310-311. Je cite deux de ces extraits qui intéressent immédiatement la question discutée. D’abord, la référence à la caractérisation des indigènes comme “animaux” et “esclaves par nature” par les conquérants: “[… ] [le Démon] a inventé une façon inouïe pour empêcher que la parole de Dieu soit prêchée aux gentils pour les sauver. II a donc incité quelques-uns des ses satellites, dans le désir de satisfaire leur convoitise, ils osent affirmer que les Indiens occidentaux et méridionaux (et d’autres gentils qui sont venus à la notre connaissance à ces temps-là) doivent être réduits à nos services comme des animaux brutes, sous prétexte qu’ils sont exclus de la Foi catholique. En effet, ils les réduisent à l’esclavage, les contraignant avec autant d’affiictions que celles qui affiigent les animaux bruts que les servem.” Et la détermination: “Avec l’autorité apostolique, et par les présentes nous déterminons et déclarons: Que les dits Indiens et tous les autres gens (infidèles) qui dans le futur viennent à la connaissance des chrétiens, encore qu’ils soient hors de la Foi de Christ, ne sont pas privés et ne doivent pas être privés de leur liberté ni du domaine de leurs choses; mais encore qu’ils peuvent librement jouir, possèder et avoir la liberté de ce domaine, et ne doivent pas être réduits à l’esclavage. Et, tout ce qui serait fait différemment, résulte invalide, nulle, d’aucune force ni valeur. Et que ces mêmes Indiens et autres gens doivent être attirés vers la dite Foi de Christ par la prédication de la parole de Dieu et l’exemple de bonne vie”.
  13. Saint Augustin, De verbis Domini, et habetur (23, q.1), cit. par Juan Ginés Sepúlveda, Tratado sobre las justas causas de la guerra contra los índios (advertencia de Marcelin Menéndez y Pelayo, estudio de Manuel García-Pelayo). Fondo de Cultura Económica, México, 1987, p. 73.
  14. Ricardo Rodriguez Molas, Los sometidos de la Conquista, Argentina, Bolívia, Paraguay, Centro Editor de América Latina, Buenos Aires, 1985, p. 11.
  15. Alexander Marchant, Do escambo à escravidão. As relações econômicas de portugueses e índios na colonização do Brasil (1500-1580), Companhia Editora Nacional, Rio de Janeiro, 1943 (Brasiliana, vol. 225).
  16. Hélene Clastres, “Introduction”, in Yves d’Évreux. Voyage au nord du Brésil en 1613-1614, Payot, Paris, p. 15. Hélene Clastres reproduit le dialogue d’un vieil Indien avec le sieur de Vaux: “De même que vous autres, Français, quand au commencement vous veniez en ce pays, ce n’était pas pour trafiquer simplement avec nous […]. En ce temps-là vous ne parliez pas de vous habituer, vous vous contentiez de nous venir voir les ans une fois, et à chaque fois de demeurer quatre ou cinq lunes seulement avec nous, et incontinent vous retourniez à votre pays avec nos marchandises pour nous en apporter d’autres dont nous avions besoin. Maintenant pour vous y établir, tu nous as persuadés de faire des forteresses, disant que c’était pour nous défendre de nos ennemis. Et pour ce même sujet tu nous as amené un Bourouvichavé et des pay. Il est vrai que nous ne sommes aises, mais cependant les Pero en ont fait ainsi. Depuis que les pay sont venus, vous avez planté des croix, ainsi que les Pero. Vous commencez à instruire et à baptiser, ainsi que les Pero; vous dites que vous ne pouvez vous servir de nos filles sinon en mariage et quand elles auront reçu le baptême, comme disaient les Pero. Au commencement vous ne vouliez pas d’esclaves, non plus les Pero, maintenant vous en demandez et vous en voulez avoir comme ils firent à la fin. Je ne crois pourtant que vous ayez le même dessin que les Pero, aussi n’en ai-je pas de crainte, car étant vieil comme je suis, désormais je ne crains plus rien: mais enfin, je dis ingénument ce que j’ai vu de mes yeux.” Frank Lestringant, “Les stratégies coloniales de la France au Brésil au XVIº siecle et leur échec”, in Michel Balard (dir.), État et colonisation au Moyen Age et à la Renaissance, La Manufacture, Lyon, 1989, pp. 463-476.
  17. En français dans le texte (NdT)
  18. En français dans le texte (NdT)
  19. Frank Lestringant, “Les stratégies coloniales de la France au Brésil au XVIe siècle et leur échec”, in Michel Balard (dir.), État et colonisation au Moyen Age et à la Renaissance, La Manufacture, Lyon, 1989, pp. 463-476.
  20. R.R. Molas, Los sometidos de la Conquista, p. 27.
  21. Cit. en idem, ibidem, p. 28.
  22. Information de l’historien Taunay, cit. dans idem, ibidem, p. 33.
  23. Idem, ibidem, p. 20. Voir aussi R. C. Boxer, A Igreja e a Expansão Ibérica (1440- 1770), Edições 70, Lisbonne, 1981.
  24. Georg Thomas (dir.), Política indigenista dos portugueses no Brasil (1550-1640), Loyola, São Paulo, 1981. pp. 220-221.
  25. L’historien portugais J.S. da Silva Dias a examiné le Tratado sobre a guerra que sera justa, texte anonyme portugais du XVIe siècle, probablement d’un dominicain. En démontrant que le Traité contient les leçons de Caetano, Vitoria et Thomas d’Aquin, Silva Dias le date de la moitié du XVIe siècle. Il pense qu’il a été écrit au moment ou l’abandon des domaines d’Afrique et l’évanouissement des “fumées des Indes” ont amené à la prudence dans la doctrine de la guerre. Ainsi, Silva Dias affirme que le Tratado préconise «[… ] à coté d’une guerre limitée, d’intimidacion et châtiment, le conditionnement des relations commerciales avec les païens et la lusitanisation idéologique” (p. 184). L’analyse réalisée par Silva Dias des principaux topiques de la “guerre juste” exposés dans le Tratado souligne la leçon scolastique traditionnelle, qui fait de la vertu chrétienne le critere définissant la justice de la guerre. Dans ce sens doctrinaire, le Tratado est tres semblable à celui de Sepúlveda. Voir J. S. da Silva Dias, Os descobrimentos e a problemática cultural do século XVI, 3ª éd., Editorial Presença, Lisbonne, 1988, pp. 182-191.
  26. António José Saraiva, “O P. António Vieira e a questão da escravatura dos negros no século XVII”, in História e utopia. Estudos sobre Vieira (trad. Maria de Santa Cruz), Ministério da Educação-Instituto de Cultura e Língua Portuguesa, Lisboa, 1992. PP· 55-72.
  27. Idem, ibidem, p. 65.
  28. Lewis Hanke, “O grande debate de Valladolid 1550-1551: a aplicação da teoria de Aristóteles da escravidão natural aos indígenas americanos”, in Aristóteles e os índios americanos, Martin, São Paulo, s.d.
  29. P. Manuel da Nóbrega, S.J., “Diálogo sobre a conversão do gentio”, in Cartas dos primeiros jesuítas do Brasil, vol. II.
  30. Eduardo Viveiros de Castro, “O mármore e a murta: sobre a inconstância da alma selvagem”, in Revista de Antropologia, USP,São Paulo, 1992, nº35.
  31. P. José da Anchieta, S.J., “Carta ao Geral Diogo Lainez, de São Vicente, a 16 de abril de 1563”, in Cartas: informações, fragmentos históricos e sermões de José de Anchieta, Itatiaia/Edusp, Belo Horizonte-São Paulo, 1988, p. 196.
  32. P. Manoel da Nóbrega, S.J., “Carta do P. Manoel da Nóbrega ao Dr. Marim de Azpilcueta Navarro, 10 de agosto de 1549”, in Cartas dos primeiros jesuítas do Brasil vol. I, p. 136.
  33. Jean de Léry, Viagem à terra do Brasil (trad. et notes Sérgio Milliet), Itatiaia/ Edusp, Belo Horizonte-São Paulo, 1980.
  34. Michel de Certeau, L’Écriture et l’histoire, Gallimard, Paris, p. 221.
  35. Évidemment, l’interprétation du sauvage faite par un huguenot français et celle d’un jésuite portugais sont différentes et même ennemies, lorsqu’on se souvient des conflits religieux qui agitent l’Europe au XVIe siècle. Le huguenot croît à la prédestination et, de façon générale, s’abstient de juger les indigènes, car il se peut bien que l’âme d’un pécheur soit déjà sauvée. Le prêtre jésuite, à son tour, défend la doctrine de la lumière de la Grâce innée réaffirmée à Trente. D’apres elle, tous les hommes sont capables de distinguer le mal du bien, ce qui permet d’adopter le point de vue de la vertu et de juger comme des péchés les pratiques des sauvages et celles des colons intéressés à en faire des esclaves.
  36. J. G. de Sepúlveda, Tratado sobre las justas causas de la guerra contra los índios. pp. 84-85.
  37. Idem, ibidem, pp. 85-87.
  38. Deutéronome, 18.
  39. . G. de Sepúlveda, Tratado sobre las justas causas de la guerra contra los índios, p. 131.
  40. Saint Jérôme, citant Ezequiel, 3, 21. q. 5, [ (…) qui malos percutit in eo quod mali sunt, et habet vasa interfectionis, ut occidat pessimos, minister est Dez], in idem, ibidem, pp. 130-131.
  41. Mathieu, 28, 19.
  42. Saint Thomas de Aquin, Summa theologica, II-II, 10, 8.
  43. G. Thomas (dír.), Política indigenista dos portugueses no Brasil (1500-1640), pp. 200-201.