2006

Armes et pièges. Histoire et résistance

por John Manuel Monteiro

Au début des années 1980, l’intellectuel indien de Bolivie Ramiro Reynaga Wankar affirmait: “Les Blancs, à travers l’imposition d’un obstacle dans notre chemin qui mène vers le passé, bloquent le chemin qui mène vers notre futur” (apud Rappaport, 1990, p. 1). Alors, une fois nié l’accès à une histoire, ce chef indigène soulignait la difficulté d’articuler un projet prospectif pour son peuple. Au Brésil, jusqu’il y a très peu, la question était posée différemment, de façon pratiquement inversée. Aux sociétés indigènes on niait un futur: une longue séquence de lois, de politiques gouvernementales et de courants de la pensée sociale traitait les peuples natifs comme des populations en voie d’extinction, destinées, tôt ou tard, à la disparition. Au bout de ces cinq cents premières années, pourtant, et malgré les pertes non récupérables et les transformations marquantes, diverses populations porteuses d’un héritage culturel, génétique et moral qui a traversé des siècles de risques et d’incertitudes sont en train de revendiquer leurs droits historiques et leur altérité politique. Sans aucun doute, la visibilité de plus en plus importante des Indiens ces dernières années a fini par laisser assez perplexe la société brésilienne. On apprend, dès le plus jeune âge, que les Indiens appartiennent au passé, pas proprement de l’histoire, mais d’une espèce de préhistoire lointaine et obscure. Les manuels scolaires et même l’historiographie professionnelle ont tendance à liquider rapidement les populations indigènes, en leur accordant une certaine importance – il ne pouvait pas en être autrement – lors des premières années de colonisation. Encore qu’elles reparaissent ponctuellement lors de certains événements, par exemple comme alliées courageuses des Luso-Brésiliens dans la guerre contre les Hollandais, ou encore comme victimes des excès des bandeirantes, ou encore, comme protégées du magnanime Rondon au début du XXe siècle, les populations indigènes, en fait – en opposition avec l’image de l’Indien – sont des peuples invisibles dans la majeure partie de l’histoire officiellement étudiée dans l’enseignement. De façon assez générale, pour essayer d’appréhender la situation actuelle, on parle des Indiens d’aujourd’hui comme de simples rescapés, des survivants, des traces toujours attachées au peu qui leur reste après cinq siècles de déprédation et de spoliation.

Il n’y a pas moyen de nier que les sociétés natives ont effectivement souffert des revers monumentaux face à l’impact fulminant de la rencontre – en fait un choc – avec l’expansion européenne. Or, réduire cette expérience à une simple caractérisation des sociétés indigènes comme victimes de l’action maléfique des Blancs serait commettre une injustice, qui s’ajouterait à d’autres encore. Il y a des raisons politiques pour insister sur cette image: finalement, il s’agit de montrer comment les mouvements indigènes contemporains et les mouvements de soutien aux droits des Indiens ont construit le cadre dramatique permettant de sensibiliser le public vis-à-vis des revendications de réparations pour les siècles d’injustice, d’expropriation et de violence. Cependant, cette perspective occulte les multiples processus historiques et de mise en question, de négation et de réélaboration des identités indigènes qui renseignaient sur les directions selon lesquelles les divers segments sociaux natifs devaient se mettre en place devant le nouvel ordre qui a commencé à s’instaurer lors de l’arrivée des premiers navigateurs portugais, il y a cinq cents ans.

Les expériences, rapports et stratégies indigènes ont été examines par un nombre de plus en plus grand de chercheurs, soucieux d’allier une certaine sensibilité anthropologique aux informations inédites qui émergent, en fragments dispersés, des archives qui gardent et cachent les mystères du passé. C’est un côté important de ce que nous pouvons appeler la nouvelle histoire indigène; il en existe un autre, non moins important, représenté par l’investigation des différentes perspectives natives sur le passé, souvent codifiées en registres oraux qui s’éloignent de la façon usuelle de penser l’histoire (voir, par exemple, Hill, 1988, et Gallois, 1993). Il est encore essentiel de souligner qu’il s’agit d’une “nouvelle” histoire indigène, parce que le thème lui-même n’est pas du tout nouveau dans l’historiographie du pays: depuis les temps coloniaux, les chroniqueurs et les autres écrivains se posaient des questions à son propos et, au XIXe siècle, la thématique indigène était cruciale à l’élaboration d’une mythographie de fondation du pays, qui s’est démultipliée en vagues successives dans l’historiographie et la pensée brésiliennes (Monteiro, 1996).

Dans ce contexte, il est possible d’accorder un rôle plus important au problème de la résistance indigène. Cependant, à mesure que les anthropologues et les historiens découvrent et décortiquent un corpus de plus en plus vaste d’actes de protestation, de contestation, de revendication ou encore de rébellion, ce thème se présente comme un vrai défi, surtout parce qu’il touche une série de notions problématiques qui rendent difficile la mise en perspective de cette question.

HISTORlENS INDIENS

Un premier ensemble de problèmes liés à l’histoire et à la résistance des Indiens est lié à la tâche propre aux historiens d’identifier, de documenter et d’interpréter les événements, les processus et les perceptions qui ont marqué les expériences des populations indigènes du passé. C’est d’ailleurs une tâche assez difficile, étant donné l’histoire du Brésil. La documentation écrite et iconographique, si on la compare à d’autres pays du continent américain, se montre pauvre et trouée. Il existe, pourtant, dans le pays, une très grande quantité de documents importants qui attendent encore, empoussiérés, l’attention d’un chercheur (Monteiro, 1994). Cela sans parler, évidemment, d’énormes collections, également sous-exploitées, dans d’autres pays. Mais la découverte de nouveaux documents trouve encore une certaine résistance chez les historiens hostiles à la thématique indigène. Pour les Indiens, écrivait le Vicomte de Porto Seguro, auteur de l’un des plus importants ouvrages historiographiques au Brésil, “il n’y a pas d’histoire, il n’y a que de l’ethnographie” (Varnhagen, 1980). Peu de choses ont changé par rapport à cette question depuis cette époque – les années 1850. En fait, l’intérêt pour l’histoire des Indiens se heurte à des positions historiographiques qui ont la vie dure et qui disqualifient les Indiens en tant qu’acteurs historiques légitimes ou encore les relèguent dans un passé lointain. Il est toujours assez compliqué pour un professeur d’histoire d’expliquer la persistance de groupes indigènes au Brésil aujourd’hui, quand l’historiographie les a oblitérés dans les époques coloniales: d’où l’idée nocive et biaisée que les Indiens d’aujourd’hui ne sont que les pauvres rescapés de ceux qui ont joué un rôle, encore que perturbant, dans l’histoire du pays.

Ainsi le principal défi auquel l’historien des Indiens doit faire face n’est pas la simple tâche de remplir un vide dans l’historiographie mais, avant tout, de déconstruire les images et les présupposés devenus des lieux communs dans les représentations du passé brésilien. Il y a, depuis bien longtemps, un binôme classique qui oppose un type d’Indien résistant à un autre type d’Indien collaborateur. Lorsque, dans la première moitié du XVIIIe siècle, Sebastião da Rocha Pitta écrit dans son História da América portuguesa qu’il a fallu gagner pied à pied ce qui avait été donné par lieues, tant était importante la résistance des Indiens barbares au Nord-Est, il établissait un rapport avec l’image de la muraille indigène, cette masse amorphe de sauvages qui s’opposaient avec ténacité à tout progrès de colonisation européenne (Pitta, [1730], 1980). Au verso de cette image, nous retrouvons le Tupi, aimable et hospitalier, qui non seulement offrait des femmes aux colonisateurs pour l’accroissement de la population de l’Amérique portugaise, mais fournissait aussi un soutien militaire à la destruction des ennemis intérieurs et extérieurs des Portugais (voir, par exemple, Caldeira, 1997). Ces images, radicalement opposées et complémentaires, rappellent la configuration parallèle de l’histoire de l’esclavage du pays, qui oscillait entre Zumbi et Pai João, dans l’approche provocatrice développée par Eduardo Silva (1989). Récemment, une historienne de l’Amazonie a parodié avec beaucoup d’humour cette construction, en opposant les Ajuricabas – allusion au chef des lndiens Manao, transformé en symbole de la résistance régionale de l’Amazonie – aux Canicurus, traîtres et collaborateurs exécrés des colonisateurs portugais du Rio Negro (Sampaio, 2000, p. 341).

Sans aucun doute, la résistance est souvent expliquée comme une “réaction” aux forces extérieures, dont le contenu pragmatique est limité par la rigidité des “structures” natives. La culture indigène est le “rocher” – pour employer la belle image introduite par l’historien américain Richard White, dans son livre The Middle Ground – qui se voit dilapidée et transfigurée par l’offensive maritime européenne, sans pourtant être transformée dans son essence, qui est dure, immobile, résistante (White, 1991, p. IX). Dans cette résistance aux changements imposés par des facteurs extérieurs, les acteurs natifs ont tendance, dans cette perspective, à manifester un comportement généralement prévisible, limité, qui constitue la vision bornée et conservatrice souvent attribuée aux sociétés traditionnelles (Stern, 1987).

Un autre problème, d’une certaine façon lié à la notion de rigidité structurale, a trait à l’approche du sujet collectif comme mobile de la résistance. C’est l’idée que les lndiens – ou, grosso modo, l’Indien – sont naturellement résistants, non du point de vue biologique et épidémiologique, plan sur lequel ils sont assez fragiles, mais dans le sens de la révolte et de l’opposition obstinée. Cette perspective contient un élément assez néfaste dans la mesure où il finit par vider toute discussion sur la politique des acteurs natifs qui, comme nous le savons, ne va pas toujours dans le sens de la défense des intérêts collectifs “traditionnels”. L’anthropologue William Fisher, par exemple, à travers l’étude de la lutte des chefs kayapó- xikrin, met en cause leur “écologisme”. Il conclut que, malgré le fait que “les rapports sociaux kayapó impliquent en quelque sorte l’environnement, l'”écologisme” qui a orienté une partie significative de leut combat politique pendant les années récentes a plus à voir avec des espaces de négociation et de conflit définis par le cadre politique qu’avec une lutte pour la nature qui serait intrinsèque à la “culture indigène” (Fischer, 1994, p. 229). En d’autres termes, on attribue fréquemment aux Indiens certaines valeurs sensées leur être intrinseques, mais qui, en fait, sont appréhendées et instrumentalisées par les chefs dans le but d’ouvrir des espaces de dialogue avec les interlocuteurs externes.

Si c’est dans cet espace intermédiaire que s’articule la “résistance” des Indiens, il se pose un autre problème lié à l’insistance à traiter les sociétés indigènes comme étant toujours extérieures et radicalement opposées à la société coloniale et, ultérieurement, nationale. Il y a une certaine singularité dans les représentations qui dominent au Brésil pour la définition de l’indianité; en réalité non seulement dans les représentations, mais aussi dans la législation même, qui atteint son sommet – ou peut être son point le plus bas – dans l’élaboration du Statut de l’Indien, en 1973. De toute façon, on peut souligner un certain modèle de contact qui a créé des images problématiques qui vont de l’Indien isolé le plus pur à l’Indien le plus assimilé. Ainsi, de manière atypique dans le cadre général des Amériques, il y a un faux écart entre le métis et ses origines indigènes. Cette singularité a certainement ses racines dans les projets coloniaux des XVIIe et XVIIIe sieècles, mais a beaucoup à voir aussi avec la construction d’une histoire nationale après l’Indépendance, où le métissage a toujours joué un rôle tres important.

Cette perspective pose deux grands problemes. D’un côté, elle tend à réaffirmer que la résistance ne serait possible que dans la mesure ou la société maintient une certaine intégrité par opposition à un autre bloc monolithique qu’est la société du colonisateur. De l’autre, elle contribue à la visibilité de larges secteurs de la population coloniale qui, malgré leur origine indigène, ne correspondent pas aux critères d’indianité généralement admis. En Amazonie, par exemple, les tropas de resgate et autres expéditions pour la capture et l’exploitation de l’intérieur qui ont pénétré sans relâche les fleuves et les igarapés au long des XVIIe et XVIIIe siècles ont eu un impact très important sur la configuration des peuples amazoniens, et ont même provoqué un phénomène très peu étudié, l’ethnogènese (Schwartz, 1996). En fait, l’un des plus grands problèmes de l’histoire des Indiens c’est la perspective que présuppose un point de vue univoque sur les populations qui ont subi les conséquences du contact: l’histoire d’un peuple donné ou d’un autre, en termes démographiques aussi bien que culturels, se réduit à la chronique de son extinction, quand, en fait, la construction ou la recréation des identités natives et de la solidarité sociale a souvent lieu en fonction des changements provoqués par le contact (voir Sider, 1994).

Pour repenser la résistance des Indiens, il faut procéder à une vaste réinterprétation des processus historiques dans lesquels ces populations étaient empêtrées. Plus que cela, il faut aussi réévaluer comment les différents protagonistes indigènes ont créé et construit un espace politique basé sur la nouvelle articulation des identités, tout en contemplant non seulement, bien entendu, les formes précoloniales de vie et de procédure mais aussi, et plus spécialement, leur insertion – ou non – dans les structures enveloppantes qui ont commencé à délimiter de façon croissante leur marge de manœuvre; Alors, aussi bien les sociétés qui se maintenaient à l’écart du contact que celles qui ont eu un rapport plus intense avec les schémas coloniaux ont été amenées à adopter de nouvelles formes de résistance, en employant souvent des stratégies, des rhétoriques et des outils empruntés aux Européens. Ce n’est pas par hasard, par exemple, que les Guaikuru et les Payaguá se présentaient comme les adversaires les plus formidables de l’expansion portugaise aux XVIIe et XVIIIe siècles; ces deux sociétés ont l’une et l’autre développé leurs résistances à partir d’éléments nouveaux pour eux pris aux Blancs: les chevaux, dans le cas des Guaikuru, le fer dans celui des Payaguá. Aussi bien un groupe que l’autre ont constitué leurs identités post-contact à partir des rapports avec les Européens, non seulement en manipulant des images de bravoure et de férocité, mais aussi en exploitant de façon avantageuse les rapports ambigus existants dans la région de frontière entre l’Amérique portugaise et espagnole (Vangelista, 1991). Un autre exemple intéressant de ces rapports d’intégration et de refus est le cas des Mura qui, d’après le jésuite João Daniel, avaient accepté le peuplement de villages indiens par les jésuites mais, lorsqu’ils ont découvert que ce n’était que pour les soumettre à l’esclavage, se sont enfuis et ont refusé tout autre contact, en développant une haine viscérale contre les Blancs (Sweet, 1992). II y a une abondance d’exemples de ce mythe des rapports précoces avec les Blancs qui sert à expliquer l’option de l’opposition militaire.

En fait, depuis les premières rencontres au XVIe siecle, le processus de mise en rapport avec la société coloniale ou nationale a toujours rencontré, dans les sociétés indigènes, la question de leur organisation politique. L’émergence de nouveaux chefs politiques a présenté de nouveaux défis, dans la mesure où il était de plus en plus difficile de dissocier les processus de prise de décision internes des articulations externes. La bibliographie historique et ethno-historique présente de nombreux exemples de tensions, de stratégies et de solutions issues des disputes entre les formes d’autorité. Le fait de nommer des capitaines indiens, par exemple, remonte au premier siècle de la colonisation et détermine une nouvelle catégorie de population qui revêtait un pouvoir sans précédent précolonial. Dans le Nord-Est, les capitaines majeurs des villages, depuis la période coloniale, étaient souvent des Indiens “qui avaient sous leurs ordres un contingent d’hommes armés – qui dans plusieurs cas dépassait la centaine d’Indiens qui, outre les arcs et les flèches, disposaient d’armes de feu [… ]” (Dantas et al, 1992, p. 449). Même au XXe siècle, des compagnies militaires intégrées et souvent conduites par des Indiens ont lutté côte à côte avec des factions politiques régionales lors des révoltes répétées qui ont marqué la première moitié du siècle. II est intéressant d’observer que l’engagement de participants indigènes dans ces “bagarres de Blancs”, selon les mots de l’historien de Pernambuco, Marcus Carvalho, ne servait pas exclusivement les intérêts des alliés blancs mais pouvait aussi fournir une base pour la négociation d’intérêts proprement indigènes, y compris les droits fonciers (Carvalho, 1997; Dantas et al, 1992, p. 449-450).

Des stratégies similaires, aussi bien dans un passé lointain qu’à l’heure actuelle, montrent comment les revendications, les protestations et la révolte – catégories souvent mises sous la rubrique “résistance” – alternent avec d’autres options politiques, souvent appelées “collaboration” ou “accommodation”. Il revient aux spécialistes de l’histoire des Indiens de rompre avec les approches qui ne voient dans la résistance qu’une réaction anonyme, collective et structurellement limitée. De nouvelles lectures de l’espace intermédiaire pourront dévoiler les chemins sinueux par où a déjà passé – et passe toujours – la résistance.

lNDIENS HISTORIENS

Un deuxième ensemble de problèmes provient de l’emprise de l’histoire en tant qu’élément structurant d’un discours à proprement parler indigène, où la question de la résistance est nodale. De fait, l’un des aspects les plus importants et les plus problématiques du récent processus de “revitalisation” ethnique repose sur la réappropriation par les dirigeants du mouvement d’une culture et d’une histoire “authentiques”. Dans son intéressante étude sur l’ethnopolitique dans l’Amazonie colombienne, Jean Jackson démontre que l’affirmation d’une “culture traditionnelle” constitue une étape nécessaire pour que les Indiens puissent se positionner dans le champ de la politique interethnique. La réappropriation de cette culture traditionnelle cependant a souvent pour point de départ justement la notion d’indianité produite par la situation interethnique elle-même et par l’histoire du contact (Jackson, 1995). Au Brésil, le stigma de l’acculturation, fruit depuis longtemps de la tendance assimilationniste de la politique indigéniste et de l’indigénisme brésilien, présente un défi spécial aux dirigeants et aux organisations politiques. Ainsi des parures ornementales et des pratiques rituelles depuis longtemps abandonnées par les Indiens “caboclos” ou “paysans” ont commencé à réintégrer le répertoire culturel de ces sociétés, souvent pour donner un fondement aux stratégies d’action en situation de confrontation ou de revendication. Pour les chefs et les professeurs indigènes, l’histoire se trouve aussi prioritairement dans cet espace interethnique. Ceci parce que l’histoire offre une source d’informations sur les processus de subordination et sur les droits légaux, capables de soutenir des revendications concrètes dans le présent et des stratégies politiques pour le futur, tout en offrant donc un nouvel outil à l’articulation d’une nouvelle espèce de résistance. Mais cette conception de l’histoire est assez problématique. Si, puisqu’il ne pouvait pas en être autrement, elle est ethnocentrique, puisqu’elle est centrée sur le passé à travers l’expérience du groupe et de sa lutte pour maintenir une cohésion en tant que peuple, l’histoire indigène des Indiens devrait faire usage de catégories analytiques, d’images et de représentations qui sont des produits du monde des Blancs. Dans ce sens, l’emploi de l’histoire est impliqué dans un discours tourné vers le dehors, encore qu’avec des implications importantes visant à renforcer l’identité interne. Pour un des éditeurs du journal indigène Wtiyurí (bulletin informatif de la Fédération des organisations indigènes du fleuve Negro – FOIRN), dans un article anonyme sur “La voie des organisations indigènes”, le nouveau rôle de l’histoire est fondamental: “[Le mouvement indigène] est, sans aucun doute, un processus en cours, marqué par une diversité [de] concepts, de valeurs et de stratégies. Mais aussi d’espoir et optimisme, dans la mesure où les chefs et les organisations indigènes, de plus en plus, passent de co-auteurs à auteurs de la politique indigène, par la construction d’une nouvelle histoire dans le cadre des principes des réalités indigènes et par la destruction de concepts dépassés d’appui, de consulting et de tutelle” (Wtiyuri, Nº 20, 1993).

Dans celle-là aussi bien que dans les publications d’autres organisations, les incursions dans l’histoire indigène démontrent l’adoption de ce que Dominique Gallois a identifié, chez le Waiãpi, comme la “parole des Blancs” (Gallois, 1993). Le chef Braz França, l’un des éditeurs du Wayuri, a publíé un article intéressant sur “L’lndien et la civilisation du fleuve Negro”, qui transforme, en quelques lignes, “l’Indien écolo” de la période pré-contact en une innocente victime des Blancs. “Jusqu’aux années 1700 sur le fleuve Negro, de Manaus jusqu’au fleuve Cassiquiare au Venezuela, les Indiens Baré étaient prédominants et menaient une vie heureuse, en pleine harmonie avec la nature. Leur univers était un paradis avec abondance de poissons, de gibier et de fruits en général. Le peuple organisait de grandes fêtes, le groupe s’accroissait et était tres respecté par les autres groupes et béni par ‘Purnaminary'”. A partir du contact, la mémoire des Indiens enregistre deux personnages: le commerçant “Papo Amarelo” (gueule jaune) avec son revolver .44 et le missionnaire. Cependant, c’est la résistance des Indiens qui prend le dessus, malgré la domination exercée par ces agents externes, puisque le commerçant “n’a pas réussi à soumettre en esclavage les Indiens selon ses intentions” et tout ce que le missionnaire “a réussi à faire, a été de transformer les Indiens en d’éternels pécheurs”. La conclusion de l’article se pare d’un discours prophétique chrétien, où le dieu créateur Tupana promet que “chacun se rendra dans un lieu où personne n’aura faim, il n’y aura pas de nuit ni de jour ni de montre pour marquer le temps” (Wayuri, Nº 26, 1994). Le cinquième centenaire du voyage de Colomb, en 1992, est devenu l’occasion d’articuler, encore que de manière confuse et peu élaborée, une réflexion des chefs et des professeurs indigènes sur les usages de l’histoire (Grupioni, 1994). A travers le Wayuri, les dirigeants de la FOIRN ont saisi l’opportunité pour attirer l’attention sur l’importance de l’histoire: “La société des Blancs se prépare à fêter, en 1992, la ‘Découverte’de l’Amérique et sa ‘catéchisation-civilisation’. Mais, pour nous, les Indiens, cette date a été le début de l’invasion, de la destruction, de la résistance. Tout cela dure depuis cinq cents ans et continue toujours.” Disons que les similitudes entre cette assertion et l’historiographie missionnaire qui circulait depuis la fin des années 1970 ne sont pas une coïncidence. Mais le texte va au-delà de la ligne officielle de l’ami, en s’accordant le rôle de participant plutôt que celui de victime:

Le Wayuri a pour but de nous rendre sensibles et conscients, nous les Indiens, de l’importance et de la valeur de notre histoire, notre culture, notre résistance et notre organisation et de présenter des alternatives à notre problématique actuelle [… ]. C’est pour toi, frère indien. Pour que tu aies une connaissance de plus en plus profonde et que tu puisses découvrir petit à petit la véritable histoire du Brésil ainsi que notre situation actuelle. C’est pour que tu ne te sentes pas seul, fragile, pessimiste; pour que tu saches que tu n’es pas à la fin d’une histoire, mais à son milieu, et pour que tu puisses faire confiance à l’avenir de ton peuple et lutter pour cela. [Wayuri, Nº 5, 1990]

Il est intéressant de remarquer, dans ce discours, qu’il y a une inquiétude explicite pour la déconstruction des éléments constitutifs de la vision pessimiste qui a marqué l’indigénisme blanc – officiel et civil – depuis le XIXe siècle: la fragmentation du sujet, la fragilité de la victime, le manque de perspectives pour l’avenir. Dans l’état actuel du mouvement indigène au Brésil, l’élaboration – ou la réélaboration – de l’histoire par les chefs et les professeurs se révele un recours potentiellement puissant dans les luttes pour l’affirmation d’une identité politique aussi bien que pour le droit au territoire. Il s’agit de l’appréhension de la part des chefs indigènes de l’innovation conceptuelle présentée par la Constitution de 1988; c’est-à-dire, l’abandon d’une perspective basée sur l’assimilation et son remplacement par le principe du droit à la différence.

Dans la présentation du Wayuri, au début du cinquième centenaire de la découverte de Colomb, les dirigeants de la fédération ont, encore une fois, fait appel à l’histoire qui leur a été volée: “La FOIRN se dirige vers sa cinquième année de lutte et se consolide petit à petit, en cherchant des alternatives capables de récupérer le sens de la vie pour les peuples indiens de cette région, qui ont été obligés pendant plus d’un siecle d’oublier leur histoire et de livrer leur destin aux mains d’étrangers” (Wáyuri, Nº 12, 1992).

Agents de leur propre destin, il leur manquait un agenda politique consensuel. Gersem Baniwa, l’un des principaux articulateurs de la FOIRN et rédacteur du bulletin de la fédération pendant cette période­là, essayait, dans ses Lettres de l’éditeur, de présenter le débat du mouvement indigène à partir d’une perspective critique: “La question qui se pose consiste à savoir si les organisations et les Indiens qui les créent veulent simplement agir dans le sens de la résistance face à la société ethnocentrique et discriminatoire ou s’ils ont, pour eux­ mêmes, un horizon à construire […]. Le mouvement indigène doit urgemment revoir ses principes, ses objectifs et doit essayer de revoir nettement ses perspectives. Le cas échéant, il sera impossible de penser à un projet pour les peuples indiens qui ne soit leur intégration ou leur disparition” (Wayuri, Nº 26, 1994).

Le bulletin de la FOIRN a aussi ouvert un espace à d’autres manifestations des cultures du fleuve Negro, par la publication de mythes, de légendes et même de blagues – dans leur majorité à contenu ethnique – pour le divertissement de ses lecteurs. Ces matières avaient aussi une motivation didactique, elles cherchaient toujours à articuler la problématique historico-culturelle avec la question politique, dans laquelle les éléments fictifs ou mythiques deviennent des métaphores pour le mouvement indigène. Dans l’un des bulletins, le chef Maximiliano Menezes raconte une fable tukano, dans laquelle six perroquets s’unissent pour battre une harpie royale. Maximiliano conclut:

Par cette fable nous pouvons voir que le peuple indigène et ses organisations n’atteindront leur objectif principal, à savoir la démarcation des terres, des régions qui leur appartiennent, que quand nous lutterons tous ensemble avec les organisations indigènes et contre les hommes politiques du gouvernement qui n’acceptent ni ne respectent l’article 231 de la Constitution brésilienne. Mais, si le peuple indien et ses organisations commencent à se séparer ou à laisser tomber la lutte, l’échec prendra le dessus et les tout-puissants conquerront nos terres et tout ce qu’il y existe, comme ils ont fait depuis cinq cents ans, en envahissant, en violant, en dominant et en exterminant les natifs de ce continent américain. [Wayuri, Nº 10, 1991]

II est encore un peu précipité d’essayer d’y trouver une discussion sur l’histoire des Indiens, généralement présentée sous une forme assez polémique dans ce contexte. Dans un article publié dans le Boletim da COIAB, Coordination des organisations indigènes de l’Amazonie brésilienne, l’auteur anonyme a essayé de montrer le lien entre passé et futur, affirmant ainsi le sens politique d’une histoire dont la logique et la stratégie discursive résultent essentiellement d’un espace interethnique: “Le but des peuples indigènes est dair, il vise à unifier et à intensifier toujours plus leurs organisations pour atteindre une vraie autonomie. Pour y arriver, les peuples indigènes doivent faire face à la dure réalité pour, un jour, pouvoir écrire leur propre histoire tout en préservant leur culture et contribuer, avec leur connaissance et leur savoir traditionnel, à la construction d’une société plus juste et égalitaire” (Boletim da COIAB, Nº 12, 1992).

Cette tâche, d’un jour “écrire sa propre histoire”, a aussi été explicitée par Gersem Baniwa, dans un récit décrivant un voyage, quelque peu paradoxal au Portugal où ont été exposées les riches pièces de la culture matérielle du fleuve Negro, qui avaient été retirées d’Amazonie plus de deux cents ans auparavant, dans le “voyage philosophique” d’Alexandre Rodrigues Ferreira. Pour ce dirigeant indigène, le passé gardait des leçons pour l’avenir du mouvement: “Cette réalité doit être soulevée comme point de réflexion dans notre pratique de lutte et de travail, ce qui peut nous aider à élever notre regard, nos cœurs et ainsi, unis et solidaires, nous pourrons reconstruire notre histoire et notre futur; malgré un échec visible, nous sommes toujours vivants et conscients du fait que nous devons lutter pour vivre au long des temps tout comme la nature vivra avec nous” (Wayuri, Nº 27, 1994).

Reconstruire l’histoire pour reconstruire le futur rentre, sans aucun doute, dans l’agenda d’une partie importante du mouvement indigène actuel; or, c’est une tâche qui demande une reconfiguration radicale des notions toujours prévalentes dans l’histoire enseignée aujourd’hui. Alors, le chemin à parcourir est encore long parce que, pour reprendre la citation du début de ce texte, le chemin qui mène vers le passé est lui aussi plein d’obstacles.

COMMENTAIRE FINAL

Au Brésil, il est habituei de traiter les populations indigènes comme de simples traces d’un passé de plus en plus lointain, comme de pauvres rescapés d’une histoire racontée sous la forme d’une chronique de l’extinction. Plusieurs peuples ont succombé à l’impact fulminant du contact et de la conquête, c’est vrai. Mais il y en a qui ont réussi à survivre à l’holocauste, en restructurant leurs populations anéanties, en reconstruisant leur identité, en s’adaptant enfin aux temps nouveaux. lls contribuent, aujourd’hui, à la richesse de la diversité culturelle, sans aucun doute le patrimoine le plus précieux du Brésil. Heureusement, l’histoire de ces peuples est en train d’être récupérée et repensée, non seulement à travers les recherches et les débats académiques, mais aussi à l’intérieur d’un mouvement indigène en émergence. En tant que partie indispensable du processus de revitalisation ethnique, dans la défense des droits fonciers et, surtout, dans la revendication du droit à la différence, les chefs politiques et les professeurs indigènes ont la tâche de s’approprier leur propre passé. Il ne suffit plus de caractériser l’Indien historique simplement comme une victime qui a assisté passivement à sa propre destruction ou, d’une manière plus militante, comme un brave guerrier qui a réagi avec courage mais irrationnellement à l’invasion européenne. Il est important de récupérer le sujet historique qui agissait selon sa lecture du monde qui l’entourait, lecture informée aussi bien par les codes culturels de sa société que par la perception et l’interprétation des événemems qui se déroulaient.

II demeure encore un abîme entre la production académique et les perceptions indigènes de leur propre rôle dans l’histoire du Brésil. Une partie du problème tient à l’absence d’historiens indiens ayant un troisième cycle, ce qui finit par éloigner le cas brésilien des autres expériences des Amériques, où la contribution au débat d’écrivains et d’intellectuels indigènes – dans le passé et actuellement – a été extrêmement importante. Au Brésil, l’image dominante de peuples isolés et primitifs ayant un attachement acharné à la nature et à la liberté reste un obstacle à la conceptualisation et à la compréhension des multiples processus de transformation ethnique qui ont fait de l’histoire du Brésil un défi permanent pour des générations d’historiens.

Dans le comptage régressif du cinquième centenaire du voyage de Cabral qui a établi le premier contact significatif entre Européens et Indiens sur des terres qui seraient, plus tard, brésiliennes, les peuples indigènes sont à I’ordre du jour. Mais le relief qu’ils ont pris sert, avant toute chose, à souligner le fait que nous connaissons encore très peu l’histoire de ces peuples et, encore pire, que l’imaginaire brésilien continue à être encombré de graves distorsions et de préjugés vis-à-vis de ces populations. Nous devons en profiter pour repenser et corriger ces perceptions, et pour raconter une tout autre histoire dans les années à venir.

Traduit par Verónica Galindez Jorge

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