Peurs d’hier et d; aujourd’hui
por Jean Delumeau
Vous avez souhaité m’écouter sur le thème “peurs d’hier et d’aujourd’hui”. Votre invitation m’honore beaucoup et je vais essayer de répondre à votre attente. Mais je dois tout de même préciser que je parlerai en historien spécialiste d’une période relativement ancienne, alors que vous êtes surtout préoccupés par les problèmes d’aujourd’hui. Je veux toutefois espérer que les rappels historiques vous faciliteront l’approche du présent.
Commençons par présenter en termes de physiologie le tableau clinique de la peur. Celle-ci est une émotion-choc, souvent précédée de surprise, provoquée par la prise de conscience d’un danger imminent ou présent. Alerté, l’organisme réagit par des comportements somatiques et des modifications endocriniennes qui peuvent être tres contrastés en fonction des personnes et des circonstances: accélération ou ralentissement des mouvements du cœur; respiration trop rapide ou trop lente; contraction ou dilatation des vaisseaux sanguins; hyper ou hyposécrétion des glandes; immobilisation ou extériorisation violente; et, à la limite, inhibition ou, au contraire, rnouvements éperdus et anarchiques.
A la fois manifestation extérieure et expérience intérieure, l’émotion de peur libère donc une énergie inaccoutumée et la diffuse dans tout l’organisme. Cette décharge est, en soi, une réaction utilitaire de légitime défense, mais que l’individu n’utilise pas toujours à bon escient. En devenant collectives les peurs risquent de se transformer en paniques. La France en a connu plusieurs au cours de son histoire: “Grande peur” paysanne de 1789; déroute désordonnée des armées de Napoléon III en 1870 face aux Prussiens, évoquée par Zola dans La Débâcle (1892); exode massif de juin 1940. Dans le tableau de Goya intitulé La Panique (Prado), un colosse dont les poings frappent un ciel chargé de nuages paraît justifier l’affolement d’une foule qui se disperse en hâte dans toutes les directions.
La psychiatrie distingue “peur” et “angoisse”. Car la peur a un objet précis auquel on peut faire face parce qu’il est bien identifié.
L’angoisse, au contraire, est une attente douloureuse devant un danger d’autant plus redoutable qu’il n’est pas clairement “nommé”. Elle est un sentiment global d’insécurité. Mais des peurs répétées peuvent engendrer des crises d’angoisse. Réciproquement, un tempérament anxieux risque d’être plus sujet aux peurs qu’un autre. Comme la peur, fondamentalement saine réaction d’alerte mais susceptible de multiple dérives, l’angoisse est ambivalente. Elle est vertige du néant et espérance de plénitude. Kierkegaard, en 1844, dans le Concept d’angoisse, vit en elle le symbole de la condition humaine. Car il n’y a pas de liberté sans risque et donc sans angoisse.
Malgré son caractère naturel la peur a été longtemps soit occultée, soit culpabilisée par le discours que notre civilisation a tenu sur elle. Une confusion largement acceptée établissait des équations entre peur et lâcheté, courage et témérité. L’histoire de la peur, c’est donc aussi l’histoire de sa culpabilisation dans des contextes culturels qui valorisaient en priorité le courage militaire. Dans son Traité des passions Descartes assimile la peur à un excès de lâcheté: “La lâcheté, écrit-il, est contraire au courage, comme la peur ou l’épouvante à la hardiesse”.
En outre, la formule de Virgile, “la peur est la preuve d’une naissance basse” (Enéide, IV, 3), a connu une longue postérité. Montaigne, au XVIe siècle, et La Bruyère, au XVIIe, attribuent aux humbles, comme une évidence, la propension à la lâcheté. La peur était alors qualifiée comme le lot honteux et commun – et, donc, comme la légitimation de l’assujettissement – des pauvres. Ceux-ci, avec la Révolution française, conquirent le droit au courage. Mais le nouveau discours idéologique copia à son tour l’ancien en camouflant la peur pour exalter l’héroïsme des humbles. Le souci de la vérité psychologique a donc eu du mal à faire son chemin. Mais il l’a peu à peu emporté. Des Contes de Maupassant aux Dialogues des carmélites de Bernanos, en passant par La Débâcle de Zola, la littérature a progressivement donné sa vraie place à la peur, tandis que la psychiatrie se penche désormais avec attention sur elle. Jean-Paul Sartre a observé avec justesse: “Celui qui n’a pas peur n’est pas normal; ça n’a rien à voir avec le courage.”
La peur est fondamentalement la peur de la mort. Toutes les peurs contiennent à quelque degré cette appréhension; et, donc, la peur ne disparaîtra pas de la condition humaine au long de notre pelerinage terrestre. Le caractère incontournable de cette échéance explique le rêve, soit d’un âge d’or situé arbitrairement dans un passé lointain, soit d’un nouveau paradis sur terre qui retrouverait les conditions enchanteresses attribuées au premier. Dans l’une et l’autre de ces situations idylliques, la mort est ou bien abolie, ou bien ramenée à un endormissement paisible. Dans ces paradis terrestres la peur n’a pas sa place. Ces évasions de l’imagination ont joué un grand rôle dans notre civilisation, qu’il s’agisse de la nostalgie du Jardin d’Éden ou des espérances millénaristes qui ont traversé l’histoire depuis l’Apocalypse jusqu’au New age d’aujourd’hui.
L’homme anticipe sa mort beaucoup plus que l’animal. Un psychiatre a pu écrire: “La peur est née avec l’homme au plus obscur des âges. Elle nous accompagne toute notre existence.” Mais les peurs changent selon les temps et les lieux en fonction des menaces qui pèsent sur nous. Longtemps les principaux dangers qui ont menacé l’humanité, et donc les principales peurs, sont venus de la nature: les épidémies – notamment la peste et le choléra -, les mauvaises récoltes entraïnant des famines, les incendies provoqués en particulier par la foudre, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les raz-demarée, etc. Mais, au cours des âges, la guerre a pris dans la panoplie des dangers une place grandissante. On peut en suivre le crescendo à partir de l’invention des armes à feu à la fin du Moyen Age, puis avec, successivement, la “levée en masse” décrétée par la Révolution française, les centaines de milliers d’hommes appelés à combattre durant les guerres napoléoniennes, le passage aux millions d’hommes affrontés les uns aux autres lors du conflit de 1914-1918, les vingt millions de morts que provoqua en Chine l’invasion japonaise commencée en 1931, les quarante millions de morts de la Seconde Guerre mondiale et l’utilisation de l’arme atomique en 1945. Le perfectionnement des armements, le glissement vers la guerre totale, la multiplication des terrorismes conduisent logiquement à un accroissement continu du nombre des victimes, et notamment des victimes civiles. Ce qui signifie que, quantitativement, les dangers et les peurs venant de la nature, bien qu’ils n’aient pas disparu, sont devenus de moins en moins importants par rapport à ceux qui viennent des hommes.
Compte tenu des progrès techniques et de l’aspect terrifiant que les conflits armés revêtent de nos jours, il n’est pas excessif d’affirmer que le XXe siècle a été le siècle le plus criminel de l’histoire, en ajoutant les “holocaustes” aux horreurs de la guerre proprement dite. II a donc été aussi celui où la peur a culminé. A l’exterminarion des Juifs et des Tziganes tentée par Hitler se sont en effet additionnés, avant et après, le massacre des Arméniens et les génocides du Cambodge et du Rwanda.
Ce passé récent, si tragique qu’il ait été, ne doit pas nous détourner d’une réflexion plus générale sur les différentes formes de peur. Parmi les peurs les unes sont viscérales et naturelles; les autres, au contraire, culturelles. A notre époque où entreprendre une croisière maritime – si possible dans des mers chaudes et sur un somptueux paquebot – est vécu comme la relaxation suprême, nous avons du mal à comprendre combien nos ancêtres avaient peur de la mer. Et ils avaient d’excellentes raisons pour cela, compte tenu de la mauvaise qualité des bateaux et des conditions aléatoires de la navigation. Avant les perfectionnements de la technique moderne, la mer était ressentie comme un espace hors loi et l’antithèse de la stabilité. Logiquement associée dans la sensibilité collective aux pires images de détresse, elle était liée à la mort, à la nuit, à l’abîme. Elle était par excellence le lieu de la peur, de la démesure et de la folie, le gouffre où demeurent Satan, les démons et les monstres. On comprend dès lors l’annonce de saint Jean dans l’Apocalypse (XX, 1): “Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle. Le premier ciel, en effet, et la première terre ont disparu; et de mer, il n’y en aura plus.” “Tout un côté de notre âme nocturne, a écrit le philosophe Gaston Bachelard, s’explique par le mythe de la mort conçue comme un départ sur l’eau.” D’où la peur de l’élément liquide, au moins dans les civilisations traditionnelles.
La nuit est-elle aussi à l’origine d’une peur fondamentale de l’être humain? C’est une question discutée. “Et si le soleil ne revenait pas demain, demandait le romancier Georges Simenon … N’est-ce pas la plus vieille angoisse du monde?” On a pourtant remarqué que les bébés, souvent, n’ont pas peur de l’obscurité. A l’inverse, certains aveugles, qui ne connaissent pas la lumière du jour, sont tout de même pris par l’inquiétude quand vient la nuit, car l’organisme vit naturellement au rythme de l’univers. Même si l’on distingue méthodologiquement peur de la nuit et peur dans la nuit, il faut bien reconnaître que l’accumulation des dangers objectifs que l’humanité a connus au cours des âges pendant la nuit a fait naître une peur quasi naturelle de l’obscurité, et cela d’autant plus que la privation de lumière met en veilleuse les “réducteurs” de l’activité imaginative. D’ou les liens jadis fréquemment établis entre la nuit, d’une part, Satan, les sorciers, les spectres et les damnés, d’autre part.
A l’époque de la Renaissance – point de repère chronologique qui m’est familier – les terreurs de la nuit font la “une” de la littérature et fournissent le titre d’un ouvrage de Thomas Nashe, The Terrors of Night. L’auteur y assure: “Lorsqu’un poète veut décrire quelque horrible et tragique accident, pour lui donner plus de poids et de crédibilité, il commence d’un ton lugubre par dire qu’il faisait nuit noire quand la chose arriva, et que la bonne lumière avait tout à fait déserté le firmament.” Les lettres classiques et la Bible ont longtemps conjugué leurs effets pour induire dans les esprits la peur de la nuit. Cicéron range parmi les enfants de la nuit la peur, le labeur, la vieillesse et le chagrin. La symbolique chrétienne associe le mal à l’ombre et fait de Satan le souverain de l’empire des ténèbres. Aussi Nash déclare-t-il que la nuit est “le livre noir du diable ou s’inscrivent nos péchés et que le sommeil est la voie royale de la tentation et de la damnation”. L’œuvre de Shakespeare ne compte pas moins de 25 % d’actions nocturnes dans ses tragédies. Macbeth évoque “la main invisible et sanglante de la nuit”. “L’œil de la nuit est noir, comme une orbite vide” (Le Roi Lear). “Sous son influence les cimetières bâillent et l’enfer exhale ses pestilences” (Hamlet). “La nuit est annonciatrice de mort” (Jules César), etc. Il est probable que la peur de la nuit durera aussi longtemps que les hommes, en prenant l’aspect – très évident encore aujourd’hui – de la peur justifiée des agressions nocturnes.
D’où la nécessité de l’éclairage nocturne des agglomérations. Je voudrais ici, comme historien, en rappeler les débuts, à propos de Paris. Décisive à cet égard fut la décision prise par le lieutenant de police de Paris, La Reynie, en 1667, de placer des lanternes dans les rues de la ville. Un arrêté stipula ensuite qu’à partir du 20 octobre de chaque année et jusqu’au dernier jour de mars, des cloches placées dans les principales rues indiqueraient chaque jour le moment d’allumer les lanternes. A l’époque Paris, qui avait environ 500 000 habitants, aurait compté 2736 lanternes. Louis XIV fit frapper une médaille dont la légende proclamait Securitas et Nitor (sécurité et lumière). L’innovation suscita l’admiration des contemporains. L’un d’eux écrivait: “Linvention d’éclairer Paris pendant la nuit par une infinité de lumières mérite que les peuples les plus éloignés viennent voir ce que les Grecs et les Romains n’ont jamais pensé pour la police de leurs Républiques.”
L’éclairage urbain fut mis en place à Londres en 1668, à Amsterdam en 1669, à Copenhague en 1681, à Vienne en 1687, etc. A la fin du XVIIIe siècle les villes pilotes, du point de vue de l’éclairage nocturne, étaient Londres et Paris. Les contemporains vanterent l’effet sécurisant de cet éclairage. L’auteur d’un mémoire sur Paris adressé à l’impératrice Marie-Thérèse en 1770 parle de “la grande sécurité” dont jouissent alors les Parisiens et affirme que “les rues de Paris les moins fréquentées sont aussi sûres la nuit que le jour; on peut y aller à toutes sortes d’heures et la bourse à la main, sans la moindre crainte”. Cette appréciation était certainement très excessive. Néanmoins il ne fait pas de doute que l’éclairage des rues, doublé d’une forte présence policière, a contribué et contribue toujours à faire reculer à la fois la peur de la nuit et l’insécurité nocturne.
La crainte du retour des maladies contagieuses appartient, elle aussi, aux peurs tapies au fond de chacun d’entre nous. D’où la comparaison facile qui fait trop souvent aujourd’hui présenter le sida comme la “peste” de notre époque. Certes, le sida est un danger, hélas! bien réel (22 millions de morts depuis le début de l’épidémie). Mais, s’il est transmissible, notamment pat les rapports sexuels, en revanche il n’est pas contagieux par opposition à la peste et au choléra.
Il est important d’apercevoir que la peste a été autrefois le plus grand des malheurs qui frappèrent les populations sous l’Ancien Régime. Elle était pour elles le mal absolu. La Peste noire (1348- 1350) enleva en trois ans au moins le quart et peut-être même le tiers de la population européenne. La peste demeura ensuite longtemps présente à l’état endémique. En France, entre 1350 et 1536, on a pu identifier vingt-quatre poussées principales, secondaires ou annexes de peste, soit à peu près une tous les huit ans. Dans une seconde période, de 1536 à 1670, une tous les onze ans. L’épidémie refit encore surface en Occident en 1720. Autre précision révélatrice: Milan en 1630, Naples en 1656, Marseille en 1720 perdirent, en quelques mois de “contagion”, la moitié de leurs habitants. Aussi les documents qui relatent les réactions des populations affolées par l’irruption de la peste permettent-ils une étude comme en laboratoire des comportements de peur en période d’intense épidémie: fuite éperdue hors des villes de ceux qui avaient la possibilité d’échapper à l’enfer urbain; défiance réciproque de ceux qui restaient et qui s’évitaient les uns les autres. Ils s’enfermaient chez eux, refusaient de soigner leurs parents malades, recherchaient des boucs émissaires. Certains sombraient dans la folie; d’autres dans la dissolution la plus ignoble. Quand tous les remèdes avaient échoué – feux de carrefours ou processions -, les survivants plongeaient dans le désespoir. Finalement l’épidémie s’épuisait elle-même et la vie reprenait.
Mais, à côté des appréhensions venues du fond de nous-mêmes – peur de la mer ou de la nuit – et de celles motivées par des dangers concrets – tremblements de terre, incendies, épidémies, etc. -, place doit être faite à des peurs culturelles qui peuvent, elles aussi, envahir l’individu et les collectivités, et les fragiliser. Ainsi la peur de l’autre. A la racine de celle-ci on trouve l’appréhension que suscitent des gens qu’on ne connaît pas ou qu’on connaît mal, qui viennent d’ailleurs, ne nous ressemblent pas et qui, surtout, n’ont pas la même façon de vivre que nous. Ils parlent une langue et ils ont des codes que nous ne comprenons pas. Ils ont des coutumes, des comportements, des pratiques culturelles qui diffèrent des nôtres, ne s’habillent pas comme nous, ne mangent pas comme nous, ont une religion, des cérémonies et des rites dont la signification nous échappe. Pour toutes ces raisons ils font peur et on est tenté de les prendre comme boucs émissaires en cas de danger. Si un malheur arrive à une collectivité, c’est à cause de l’étranger. Autrefois on disait toujours que la peste venait des autres pays – ce qui, bien sûr, n’était pas toujours faux.
L’humanité aura sans doute longtemps encore à combattre cette peur culturelle de l’autre qui remonte sans cesse à la surface et qui est à l’origine du racisme de tous les temps. Le XXe siècle en a fait la désastreuse expérience. Mais déjà au XIe siècle un Byzantin conseillait: “Si un étranger vient dans ta ville, se lie avec toi et s’entend avec toi, ne te fie pas à lui; c’est au contraire alors qu’il faut rester sur tes gardes.” Au XVIIe siècle et encore au début du XVIIIe, des mouvements xén phobes éclatèrent en plusieurs coins d’Europe: en 1620 à Marseille contre les Turcs, on en massacra 45; en 1623, à Barcelone, contre des Génois; en 1706 à Édimbourg, où la population tua l’équipage d’un navire anglais. Encore en août 1893 un pogrom d’Italiens eut lieu dans le port français d’Aigues-Mortes: huit d’entre eux furent tués. On accusait les ouvriers italiens des Salins du midi de casser les rythmes du travail et de faire baisser les salaires, voire même de préparer un massacre des ouvriers français. Nous savons tous par l’histoire récente les conséquences effrayantes auxquelles à conduit la peur des Juifs, cas extrême de la peur culturelle de l’autre.
Cet exemple conduit à établir un lien entre mentalité obsidionale et utilisation de l’arme de la peur. Un groupe ou un pouvoir menacé, ou qui se croit menacé et, donc, qui a peur, a tendance à voir des ennemis partout: à l’extérieur et, plus encore, à l’intérieur de l’espace qu’il veut contrôler. II tend ainsi à devenir totalitaire, agressif et à réprimer toute déviance, voire toute velléité de discussion. Un État totalitaire a ainsi vocation à devenir terroriste. Dans la France de 1793 cette logique interne conduisit la Convention à “placer la terreur à l’ordre du jour” et à voter la “loi des suspects”. Au XXe siècle la mentalité de “citadelle assiégée”, avec tous les fantasmes qu’elle engendre, a conduit aux pires massacres de l’histoire perpétrés par le gouvernement de Hitler et ceux des pays communistes, induisant à l’intérieur des pays sous le joug une atmosphère étouffante à base de suspicions, d’arrestations, de dénonciations et de tortures.
Nous voilà devant les dérives extrêmes de la peur quand elle n’est pas examinée de façon lucide et quand elle n’est pas maitrisée. La peur est, certes, nécessaire et on voit mal comment l’humanité aurait progressé sans elle, c’est-à-dire sans la prise de conscience des dangers qui se sont successivement présentés sur sa route. Mais elle dérape très rapidement, devenant alors envahissante, échappant aux contrôles, submergeant tout esprit critique et tout sentiment d’humanité. Aung Sans Sun Kyi, prix Nobel de la paix (1991), a écrit à propos de son pays, la Birmanie: “Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt; mais la peur: la peur de perdre le pouvoir pour ceux qui l’exercent, la peur des matraques pour ceux que le pouvoir opprime.”
Il est encore un dossier historique que je voudrais aborder dans mon exposé d’aujourd’hui: c’est celui de l’évolution de la violence et de la sécurité dans la vie quotidienne. Cette fois encore, je traiterai surtout de l’Europe occidentale, parce que c’est elle que j’ai étudiée. Mais la recherche sur cet espace géographique permet des comparaisons, que j’espère utiles, avec d’autres parties du monde.
En Europe occidentale donc, si l’on met de côté les périodes de guerre, on constate globalement une diminution de l’insécurité et de la violence quotidiennes depuis le Moyen Age jusqu’au milieu du XXe siècle. L’historien Laurence Stone l’a démontré par les chiffres pour l’Angleterre. “Tout se passe, écrit-il, comme si la proportion des homicides au XIIIe siècle y avait été deux fois plus élevée que celles des XVIe et XVIIe siècles, et celles des XVIe et XVIIe siècles de cinq à dix fois plus forte que celle d’aujourd’hui” (affirmation des années 1980).
Une enquête parallèle menée au Danemark pour les années 1685- 1855 conduit pareillement à voir le vol l’emporter de plus en plus sur la violence dans les affaires portées devant les tribunaux. Mêmes conclusions à Paris et dans le nord de la France du XVIe siecle à 1789. En pourcentages levai augmente mais la violence recule. Ce fut sans doute la conséquence de la diffusion de la civilisation urbaine, du progrès de l’alphabétisation et de l’enseignement, de la diminution de la mortalité des adultes et de l’affermissement de la sécurité publique. Mais sous nos yeux se produit depuis une quarantaine d’années un retournement de la situation. Presque partout dans le monde, et même dans les vieux pays d’Europe, l’insécurité est en train de grandir, cumulant vols et violences. Le cas de la Russie est, hélas! pédagogique à cet égard. Elle cumule depuis quinze ans chômage, délabrement, insécurité et corruption. Mais l’insécurité a sensiblement grandi aussi aux Etats-Unis depuis un quart de siècle. Selon les statistiques du FBI, les actes de délinquance violente – meurtres, attaques à main armée, viols – sont passés, entre 1973 et 1992, de 875 910 à 1,9 million par an. Les vols de voitures, durant la même période, ont fait un bond de 60 %. Quant au nombre des détenus dans les prisons fédérales, il est passé de 200 000 en 1970 à 1 million l’année dernière, sans compter les 400 000 des prisons locales.
Voici maintenant le cas de la France. Jusqu’aux années 1960 le nombre des crimes et délits constaté était stable aux environs de 500 000 par an. Il a ensuite fortement augmenté, atteignant aujourd’hui 4 millions. Si, à l’intérieur de cette statistique on isole les vols avec violence, on constate qu’ils ont été multipliés par 23. Durant la seule année 2000, selon le ministère de l’Intérieur, la hausse des crimes et délits a été de 5,72 % et elle a encore augmenté durant le premier semestre 2001, la délinquance économique et financière étant la principale cause de cette hausse, notamment les escroqueries à la carte bancaire. Bref, presque partout dans le monde, l’insécurité sous toutes ses formes, violente ou non violente, est en forte progression et rares sont les pays, tels que la Finlande et le Japon, qui font exception.
Tous les observateurs mettent cette dégradation en rapport notamment avec la multiplication au XXe siècle des très grandes mégapoles dépassant le million d’habitants.
Mais à cet égard aussi il y a un retournement de situation que l’histoire permet d’éclairer. La cité était autrefois un lieu de relative sécurité par rapport à la campagne. La ville du Moyen Age et de l’époque classique était non seulement perçue et vécue comme un lieu de culture et de civilisation, mais aussi comme un espace protégé par des remparts, mieux administré que la campagne, profitant d’un ravitaillement mieux assuré, jouissant d’une meilleure force policière, dotée de meilleures institutions judiciaires et, en outre, d’hôpitaux et d’écoles. Le philosophe français du XVIIe siècle, Descartes, qui vivait à Amsterdam en fit l’éloge en écrivant: “Quel autre lieu pourrait-on choisir […] où l’on puisse jouir d’une liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connues ?” Descartes se trouvait donc heureux et “en repos à Amsterdam plus que nulle part ailleurs”. Quelques années plus tard, l’écrivain français La Bruyère donnait comme une évidence que “la súreté, l’ordre et la propreté” ont rendu le séjour des villes “délicieux” et y ont “amené, avec l’abondance, la douceur de la société”. Assurément, il existe des témoignages en sens contraire qui relativisent les citations précédentes. Beaucoup de gens avaient peur de circuler la nuit dans le Paris du XIXe siècle. Mais on peut retenir comme approximation vraisemblable que, longtemps, les villes ont été plus sûres que les campagnes. De nos jours, au contraire, la grande ville est devenue synonyme d’insécurité, en particulier dans ses quartiers périphériques. C’est une banalité de le dire. Mais ce n’en est pas une de rappeler que cette situation est l’inverse de celle qui avait prévalu durant longtemps.
Dernière question que je voudrais aborder aujourd’hui comme historien de la longue durée: celle du rapport et de l’écart entre l’insécurité objective et le sentiment d’insécurité, étant clair, bien sûr, que je ne sous-estime pas les dangers et la peur qui regnent actuellement dans certaines banlieues et certains quartiers chauds. Le besoin de sécurité est structurel en nous. Pourtant la connaissance du passé semble montrer que ce besoin s’est renforcé avec l’affirmation de la modernité et que nos ancêtres étaient plus résignés et fatalistes que nous devant les malheurs et les périls qui les environnaient en permanence. Dans nos sociétés s’affirme, au contraire, dans tous les domaines, une immense demande de sécurité.
La question se pose alors de savoir si la demande de sécurité est toujours proportionnelle aux situations qui l’engendrent. Revenons un instant à la “Grande Peur” qui se propagea en France durant l’été 1789. En ce début de la Révolution française, marqué notamment par la fuite à l’étranger d’un certain nombre de nobles, circulèrent des rumeurs annonçant la venue imminente de brigands soudoyés par les nobles exilés: on disait qu’ils allaient incendier les chaumières et les récoltes. Dans plus de la moitié du pays, les paysans prirent peur, se mobilisèrent et incendièrent beaucoup de châteaux. Or ces rumeurs étaient sans fondement.
Cet exemple pose le problème du rapport entre insécurité réelle et insécurité ressentie. Déjà Tocqueville, au XIXe siècle, avait remarqué que plus un phénomène désagréable diminue, plus ce qu’il en reste est perçu comme insupportable. Confirmant ce diagnostic, le démographe français Claude Chesnais écrivait en 1989: “Toute diminution du niveau de violence s’accompagne d’une sensibilité accrue à la violence, donc d’une aggravation du sentiment d’insécurité. Des lors, interpréter la poussée du sentiment d’insécurité en termes d’accroissement de la violence objective est non seulement illusoire mais mystificateur. Une grande partie des conduites violentes ou irrégulières supportées dans une société traditionnelle et fermée n’est plus tolérée dans une société interdépendante et ouverte.” II est certain, par exemple, que le nombre des agressions dans le métro et les autobus de Paris est faible quand on le rapporte aux 4 millions de voyageurs qui empruntent chaque jour ces moyens de transport. Mais un accroissement, même réduit, de ces attaques provoque une crainte collective.
Ces constatations ne suppriment pas, bien sûr, le grave problème que nous vivons tous de la croissance actuelle des agressions et du sentiment d’insécurité, même dans les sociétés les plus favorisées de la planete. II est de l’intérêt de tous de contenir ce sentiment d’insécurité dans les limites du supportable. Mais – réflexion finale de caractère anthropologique – la peur ne disparaîtra pas de la condition humaine. Assurément nous ne pouvons pas vivre sans un environnement protecteur. Mais les sociétés et les individus doivent trouver un équilibre entre risque et assurance, liberté et sécurité, et comprendre qu’arrive un moment ou un excès d’assurance ne rassure plus et ou la recherche fébrile de la protection crée à nouveau l’angoisse. Un philosophe français, Jean-Paul Aron, écrivait en 1977, peu avant de mourir du Sida dont il se savait atteint: “[Nous devons nous défendre] contre l’utopie d’une sécurité généralisée, d’une asepsie universelle, d’une immunisation du corps et de l’esprit contre toutes les incertitudes et tous les périls.”