Raison absente
por Adauto Novaes
Dans un essai écrit par Henri Bergson sur la politesse, on peut lire: “Un ancien a dit que dans une république où tous les citoyens seraient amis de la science et de la spéculation philosophique, tous les citoyens seraient amis les uns des autres. Il n’entendait pas par là, sans doute, que la science mette fin aux discussions et aux luttes, mais plutôt que la discussion perde de son aigreur et la lutte de sa violence quand elles se livrent entre idées pures. Car l’idée, au fond, est amie de l’idée, même de l’idée contraire, et les dissensions graves viennent toujours de ce que nous mêlons nos passions grossières et humaines aux idées, qui sont ce qu’il y a de divin en nous.”
Ce texte, éloge de la raison, résume le lent travail des penseurs brésiliens et français qui, au cours des vingt dernières années, ont créé un “lieu spirituel commun”: une communauté d’amis où les idées se rencontrent et se fécondent mutuellement. Dans cette sorte d’université invisible, chaque auteur cherche surtout, plutôt que d’affirmer sa pensée, à faire penser. Une rare rencontre de la rigueur, de la sensibilité et du désir de liberté qui est, simultanément, un moyen de découverte de la pensée et la pensée elle même. Plus qu’un recueil d’essais philosophiques et anthropologiques, ce que nous pouvons voir ici ce sont des philosophies qui se rencontrent. Sur le plan des relations Brésil-France tout du moins, s’est créée une république idéale où la liberté est la floraison des intelligences. Dans le travail de la pensée, les deux pays ont en effet la singulière caractéristique “du pouvoir émissif le plus intense uni au pouvoir absorbant le plus intense”. Où, dit d’une autre manière et reprenant le poète Paul Valéry, l’esprit libre a horreur de la compétition et prend toujours le parti de son rival. A la lecture de ces deux volumes, nous voyons qu’aucune idée ne prétend imposer aux autres sa supériorité supposée ou son autorité. Cela ne veut pas dire qu’on cherche une pensée commune à tous mais que, dans la tradition oubliée de l’esprit collectif, nous devons mettre en commun nos questions, penser notre histoire et notre destin, pour pouvoir définir ce qui est possible dans le travail de l’esprit et dégager, à partir de là, “des pensées nouvelles… surtout par un dépassement intérieur de nos pensées propres”, comme le demande Maurice Blanchot.
Pour des gens pressés, ces vingt ans de réflexion en commun peuvent certes sembler longs au regard du peu d’essais publiés ici. Il est vrai que devant la multiplicité prodigieuse du réel, nous ne pouvons répondre qu’avec un nombre limité de mouvements. Mais nous savons que le travail de la pensée requiert de la patience, ce que rappelle bien Wittgenstein : “Dans la course de la philosophie, celui qui gagne est celui qui peut courir le plus lentement. “Même ainsi, le choix des textes de ces deux titres parmi plus de 500 essais déjà publiés au Brésil – Les Aventures de la raison politique et L’ Autre Rive de l’Occident – n’a pas été arbitraire. Les essais analysent les images et les représentations du monde à deux moments de l’Histoire: l’influence de la découverte du Brésil dans la pensée française et les enjeux de la crise politique. En temps de détresse et de bouleversement dans tous les domaines de la vie, les auteurs, dans un geste politique singulier sous le signe du dialogue, essaient de comprendre et veulent donner forme aux tendances latentes à partir d’une réflexion sur l’origine et la signification de la crise.
Commençons par Les aventures de la raison politique. La faiblesse des pouvoirs positifs de la raison nous désespère. Tout ce qui nous semblait invincible et d’une valeur universelle est en crise. L’effort des essais sur la raison politique a été d’amener la raison à réfléchir sur ses propres prétentions, découvrir ses limites et ses arrogances. Pour certains essayistes, la crise trouve principalement son origine dans le fait d’avoir tout misé sur une idée précise et unique de la raison; à partir d’un moment donné, elle fut appréhendée comme la construction totale de la réalité. D’autres essais, suivant le chemin ouvert par la théorie critique, montrent comment les idées se trouvent compromises pour autant qu’elles transcendent la réalité donnée. La raison, ayant abandonné l’autonomie, écrit Max Horkheimer dans Éclipse de la raison, est devenue un instrument: “Plus les idées sont devenues automatisées, instrumemalisées, et moins l’on a vu en elles des pensées d’un sens qui leur appartient en propre.” Le monde est devenu un grand objet que l’on peut – ou au moins que l’on prétend – manipuler à volonté par des rationalismes de différentes couleurs. La science manipule les choses et renonce à les habiter, écrit Merleau-Ponty.
Remarquez que l’idée d’une raison unique et éclairante a fait son chemin.
Écouton d’abord un philosophe, Husserl, et un poète, Paul Valéry, qui est aussi un des plus grands essayistes du siècle et s’est interrogé toute sa vie sur les fondements de la crise de notre temps: dans les deux cas, la crise passe par une réflexion sur la raison. Leur pensée est l’expression du paradoxe de cette réflexion. Dans la célèbre Conférence de Vienne d’Edmund Husserl, on peut lire par exemple: “De même que le soleil est l’unique soleil qui éclaire toutes choses et les réchauffe, de même aussi la raison est unique.” Un autre extrait, tiré des Méditations cartésiennes, va dans le même sens: “L’état de division dans lequel se trouve actuellement la philosophie, l’activité désordonnée qu’elle déploie donnent à réfléchir. Du point de vue de l’unité scientifique, la philosophie occidentale est, depuis le milieu du siècle dernier, dans un état de décadence manifeste par rapport aux âges précédents. L’unité a disparu partout: dans la détermination du but autant que dans la position des problémes et de la méthode.” Même en faisant une description pertinente du monde fragmenté dans lequel nous vivons, Valéry suit la même ligne de pensée de la raison unique: “Nous considérions jusqu’ici”, écrit-il dans l’extrait nommé Hypothèse, “nos pensées et nos pouvoirs conscients comme émanés d’une origine simple et constante, et nous concevions, attaché jusqu’à la mort à chaque organisme, un certain indivisible, autonome, incomparable, et pour quelques-uns, éternel… Mais nous sommes dans une époque prodigieuse où les idées les plus accréditées et qui semblaient les plus incontestables se sont vues attaquées, contredites, surprises et dissociées par les faits, à ce point que nous assistons à présent à une sorte de faillite de l’imagination et de déchéance de l’entendement, incapables que nous sommes de nous former une représentation homogène du monde qui comprenne toutes données anciennes et nouvelles de l’expérience.”
Husserl et Valéry s’attachent, de manière contradictoire, à une notion classique de la raison, un idéal toujours cherché mais jamais atteint en réalité, et à une nouvelle compréhension de la raison comme “dialogue” à raboutissement indéfini. Il est clair que Husserl et la phénoménologie ne réaffirment pas le vieux dogmatisme philosophique de la vérité une et éternelle: leur philosophie s’est en effet toujours opposée aux deux extrêmes, l’historicisme, “qui réduisait l’homme à un simple résultat des conditions externes agissant sur lui”, et au logicisme, qui cherchait à accéder à la vérité sans avoir aucun contact avec l’expérience contingente, qui essaie de construire un monde qui absorbe d’avance ce qu’il y a d’accidentel dans la vie de l’esprit. Husserl a toujours cherché à réaffirmer la rationalité “au niveau de l’expérience”, comme le disait Merleau-Ponty: “Pour une conception de ce genre, on ne peut accéder à l’esprit que par ‘l’ esprit phénomène’, c’est-à-dire l’esprit visible devant nous, non pas seulement cet esprit intérieur que nous saisissons par la réflexion ou par le cogito, et qui n’est qu’en nous, mais encore un esprit répandu dans les rapports historiques et dans le milieu humain. S’il est vrai que Husserl cherche, par l’étude des phénomènes, à enraciner la raison dans l’expérience même, il ne faut pas s’étonner que sa phénoménologie aboutisse, à la fin de sa carrière, à une théorie de la ‘Raison cachée dans l’histoire'”.
Dans le sillage d’une “Raison cachée dans l’histoire”, Husserl nous laisse en héritage dans sa dernière œuvre ce prognostic: nous sommes devant deux possibles, la rationalité ou le chaos. A la même époque, Valéry décrivait de manière pessimiste le destin de la civilisation et la crise de l’esprit: “Tant d’horreur n’aurait pas été possible sans tant de vertu. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps… Savoir et Devoir sont-ils suspects ?”
Aprés ce double avertissement, celui d’un philosophe et celui d’un poète, on ne peut pas dire qu’on ait vu pour autant le triomphe de la raison; les guerres sont devenues des lieux communs dans nos vies; quotidiennement et sans aucune émotion, nous voyons dans les journaux et à la télévision le cortège de centaines de morts au nom de la raison. Mais, comme a écrit Péguy, “la raison ne demande pas, n’accepte pas l’obéissance … II n’y a même, à proprement parler, aucune guerre de la raison… La raison ne fait pas la guerre à la déraison. Elle réduit tant qu’elle peut la déraison par des moyens qui ne sont pas des moyens de la guerre, puisqu’ils sont les moyens de la raison”; nous vivons dans une ville de peur et de tristesse, que nous adoptons comme un endroit naturel et nécessaire; les témoignages de nouvelle forme d’esclavage ne nous effraient déjà plus; les excès deviennent de vraies nécessités; le corps cherche “des excitants brutaux, des émotions breves et grossières” pour sentir et agir. L’isolement de l’individu est chaque jour plus grand, uniquement dépassé par le sentiment d’impuissance devant les changements politiques. Il ne reste que la consolation apportée par la superstition et les cultes, expressions naïves de cette quête du bonheur, comme si le bien pouvait résulter de la rencontre de plusieurs maux. Les fondamentalismes dirigent la politique, les sectes fanatiques se répandent dans de nombreux pays, sans mentionner les cultes diaboliques, les immolations, les massacres politiques. Les tarots, les voyants, les sondages et les livres de développement personnel occupent la place de la science politique. La crise politique, la crise éthique et la crise de la sensibilité confirment encore une fois la perception de Valéry qui s’effrayait de sa propre pensée: “Je m’excuse (et je m’accuse) de rêver parfois que l’intelligence de l’homme et tout ce à travers quoi l’homme s’éloigne de la lignée animale pourrait un jour s’affaiblir et l’humanité, insensiblement, retourner à un état instinctif… ”
Les essais des Aventures de la raison politique ne peuvent donc pas penser notre présent sans évoquer l’idée de crise. Ils tentent de répondre aux questions: qu’est ce qu’une crise? Quelles sont ses origines et sa nature? Si la crise n’est pas seulement un événement ou un ensemble d’ événements qui configurent un monde – notre monde présent – c’est parce qu’elle garde également un sens occulte qui nous pousse à l’élucider. Pour traiter de la raison politique, le livre a ainsi pris comme fil conducteur son opposé, c’est-à-dire ce que l’idéologie a produit pour annuler l’idée de raison. Ainsi, les essais offrent-ils une double réflexion: les concepts de la raison politique à des moments clés dans l’histoire des idées, et la constitution de leurs opposés. Cependant, lorsque nous travaillions sur l’idée des opposés, notre attention était également tournée vers un autre problème fondamental: I’imagination, l’obscurantisme, le hasard, les passions qui ne doivent pas être uniquement comprises comme le côté radicalement incommunicable de la raison, et il est impossible d’envisager une subordination absolue de l’un des termes. Dans le cas contraire, nous tomberions alors dans un déterminisme insupportable et le livre n’apporterait aucune contribution effective. Dans toute détermination rationnelle, il existe une marge d’indétermination, une donnée à déterminer encore, provoquée certainement par l’opposé de la raison et créant le mouvement ou le passage d’une raison latente à une raison manifeste. Ce sont des expériences rationnelles et imaginaires défaites et refaites au cours du temps. Voici l’hypothèse: la raison n’est pas une autonomie entière existant en dehors de son contraire, mais bien une autonomie qui se constitue dans le triomphe sur chacun de ses contraires, non pas en les fuyant mais en luttant contre eux et en les soumettant. C’est ce mouvement que ces essais présentent: l’invention permanente et concrète de la raison politique à partir du moment où elle ne cesse pas d’être interrogée par la présence de ses opposés. Certaines actions non rationnelles amènent parfois par opposition, parfois par contraste à des réponses rationnelles. Nous ne sommes pas devant des concepts rationnels institués mais devant une pensée en action, une raison fondatrice qui n’existe pas en dépit des contraires mais grâce à l’action de ces contraires. La vraie pensée rationnelle suppose et expérimente; les pensées rationnelles sont fugitives, et “on n’est jamais assuré de les trouver là où on les a laissées”, comme l’écrit Alain. Il serait donc irrationnel d’affirmer que la raison est la réalisation finie de la propre raison. Seule la religion et la rationalité technique – deux versants d’une logique identique – peuvent se présenter comme une “raison absolue” ou une “pleine harmonie”. La raison politique, dans le sens dialogique du terme, porte en elle-même une logique tourmentée qui rend compte à chaque instant du pouvoir qu’elle exerce. Ainsi, toute raison est une énigme, si nous entendons par raison politique la rencontre avec ses opposés dans un mouvement sans fin. En ce sens, la raison garde une certaine aura de mystère – non pas dans le sens donné par la philosophie des Lumières pour qui le mystère est synonyme d’ obscurantisme et peut seulement être défait par les lumières de la raison; le mystère, dit Merleau-Ponty, est ce qui incite l’homme à penser. Pourquoi penserait-il s’il n’existait pas quelque chose de mystérieux sur lequel s’interroger?
Les termes débattus dans ce livre – la crise, la raison et la politique – ont une seule et même finalité, une seule et même origine: en cherchant dans les dictionnaires philosophiques, on voit que le mot crise vient du grec krinein qui signifie jugement, décision, capacité à juger; le ratio latin (ou le logos grec) signifie aussi juger, faculté de penser; et penser – tout le monde le sait – c’est peser, décider. L’idée de politique ne peut néanmoins être pensée indépendamment des idées de crise et de raison. Ou mieux, la politique est une des conditions pour penser la naissance de la raison. Francis Wolff démontre cette relation, souvent paradoxale, dans son essai sur l’origine de la raison: depuis son origine, il est nécessaire d’examiner les conditions d’exercice de la domination des hommes, qui amène à inverser la relation du discours avec le pouvoir. Ceci car le pouvoir politique n’a jamais conféré au discours sa propriété d’être considéré vrai; le pouvoir politique est, au contraire, le pouvoir d’être cru, admis comme vrai et englobe en lui le propre discours politique: “Cependant”, écrit Wolff, “la naissance de la raison n’est pas autonome: elle est solidaire de la concrétisation de ce que l’on peut appeler un vrai ‘régime démocratique’. On voit aussitôt pourquoi, si la démocratie a bien été la ‘mère’ de la raison, la sophistique a alors été son ‘accoucheuse'”. Mais cette naissance suggère que la raison n’est pas une faculté unique, transcendante et éternelle et qu’elle est beaucoup moins indépendante des techniques discursives et des procédés de pouvoir et de savoir. Dans cette relation conflictuelle entre crise et raison politique, ce que nous voyons, conclut Wolff, est le surgissement non pas de la raison mais, en une seule fois, de divers modes rationnels de discours, parmi lesquels la science, la rhétorique et la dialectique. “La naissance de la raison est cependant en même temps la première ‘crise de la raison’, car elle est le surgissement simultané et conflictuel de différentes rationalités contradictoires.” On retrouve la même interrogation chez Péguy: y aurait-il des contradictions entre raison et politique? Est-il correct de dire que la politique ne peut pas rationnellement s’adresser à I’entendement mais qu’elle fait appel, de préférence, aux sentiments, aux émotions et aux affections? “Les passions grossières” dont parle Bergson ? Entre les nombreuses réponses possibles, dont certaines sont données dans les essais présentés ici, attardons-nous sur ce qu’ écrit Cornelius Castoriadis, pour qui la démocratie porte en elle, depuis son origine, l’idée de tragique; c’est un régime sujet à l’ hybris, à l’autolimitation: “La tragédie est également et surtout l’exhibition des effets de l’hybris et surtout la démonstration de la cohabitation possible entre les raisons contraires (c’est un des enseignements d’Antigone); et ce n’est pas en insistant dans la propre raison que devient possible la résolution des graves problèmes que peut avoir la vie collective (ce qui n’a rien à voir avec le consensus indolent de l’époque contemporaine)”. Ainsi, il incombe à I’analogie de la raison politique, comme l’écrit Claude Lefort à propos de la démocratie, d’être nécessairement sauvage et non domesticable, faite de la diversité et des conflits qui animent toute société vivante. La raison politique ne se définit pas une fois pour toutes, mais est un processus continu de réinvention.
Mais, pour donner forme à cette réinvention, il faut suivre Péguy:
“La justice, la raison, la bonne administration du travail demandent que les intellectuels ne soient ni gouvernants ni gouvernés. Qu’ils soient modestement libres, comme tout le monde.”
Traduit par Paula Salnot