2006

Une foi, un roi, une loi. La crise de la raison politique dans la France des Guerres de Religion

por Sérgio Cardoso

Pour Claude Lefort[1]

Très humaine, comme le Phénix, la raison meurt et renaît. En pleine crise de la raison, les hommes font appel à la raison et la cherchent. Ainsi, lors des tumultes, violences, désordres et corruption des institutions qui ont marqué les Guerres de Religion en France, commencent à se dessiner ses nouvelles figures, comme on l’observe au moment décisif du XVIe siècle. La raison politique ancienne périt, les traits politiques de la modernité s’éveillent, comme nous le montre l’œuvre féconde de deux penseurs du temps – aussi intrépides qu’originaux sur leurs chemins respectifs -, Jean Bodin et Michel de Montaigne.

Commençans, néanmoins, par un peu d’histoire. Situons l’espace de notre enquête à travers quelques repères, nets et bien connus: un personnage et une date. Rappelons la Florentine Catherine de Médicis, fille de Laurent II de Médicis et reine de France par ses noces avec Henri II. Avec la mort prématurée du roi et l’ascension sur le trône de son fils François, Catherine se voit éloignée du centre du pouvoir, occupé maintenant par la puissante famille des Guise, ducs de Lorraine et oncles de Mary Stuart, alors reine de France. Pleine d’une grande détermination, d’audace et de sagacité, ce n’est qu’après un an que Catherine arrive à la position politique la plus éminente, évinçant les Guise et les Bourbon dans la dispute pour la régence du royaume, à l’occasion de la mort de François II et de l’ascension de Charles IX, enfant de dix ans. Dorénavant elle gardera son rôle décisif dans la politique française des trente années suivantes, période, peut-être, de la plus grande crise connue de l’histoire de la nation, celle des Guerres de Religion, pendant les règnes successifs de trois de ses fils.

Nous sommes le 24 août 1572. La veille, le roi a été informé de l’implication de la reine-mère et de son frère et héritier, le duc d’Anjou, dans le grave attentat – manqué d’ailleurs – contre l’amiral de Coligny, alors le plus important chef politique et militaire des réformés français. Catherine et les catholiques radicaux, avec les Guise à leur tête, considérant les graves conséquences que cet événement produirait dans la très délicate situation de division civile du pays, recommandent la solution définitive à la crise politico-religieuse: le massacre des chefs protestants réunis à Paris pour les noces de leur chef symbolique, le roi Henri de Navarre, avec la sœur du roi, Marguerite de Valois. Charles IX, contrarié et contraint, accepte cette décision comme une mesure d’urgence et de salut public. II organise lui-même la stratégie et distribue les rôles, en même temps qu’il se charge du commandement des exécutions à l’intérieur du Louvre. Le massacre, qui débute le lendemain matin, échappe aussitôt au contrôle de ses mentors à Paris et s’étend vers les provinces, donnant libre cours à la haine de la population contre les huguenots, qui meurent par milliers, jusqu’au début octobre.

L’action est fêtée bruyamment par les catholiques. Catherine est proclamée “mère du royaume et conservatrice du nom chrétien” par les Parisiens. Le pape fait frapper une médaille commémorative. Philippe II réitere ses louanges à la mere et au fils. Les Espagnols célèbrent. Pourtant évidemment, les choses n’en restent pas là, comme nous le savons. Au contraire, elles achèvent de se déchaîner. Le massacre marque le terme des espérances protestantes, les menant à une guerre qui va durer plus de 25 ans. Cela ne terminera qu’en 1598 avec l’Edit de Nantes, après beaucoup de vicissitudes et la presque destruction du pays.

Jusqu’à la Saint-Barthélemy, malgré l’emploi de la violence, l’occupation des églises, des attentats et beaucoup d’ entreprises plus audacieuses encore, comme la conjuration d’Amboise (l’assaut au château où logeait le roi), les protestants n’étaient pas disposés à un affrontement révolutionnaire de la monarchie. Au contraire, ils comptaient sur elle et cherchaient, sur le plan politique, à se soumettre à une stratégie plus défensive et conciliatrice. D’un côté, il est vrai, parce qu’ils étaient une nette minorité (n’étant jamais arrivés à dépasser le cinquième de la population du pays); de l’autre, plus décisif, parce qu’ils croyaient que des mesures de tolérance viendraient nécessairement de l’urgence de la pacification du royaume et de l’effort de la régente pour affermir son propre pouvoir. Et de telles espérances n’étaient pas sans fondement. En effet, dès qu’elle assume le commandement de l’État en 1560, Catherine fait face à la question de la dissidence religieuse au moyen d’une politique entierement différente des mesures de force (persécutions, exils et buchers) pratiquées par Henri II et, ensuite, par son fils François II – sous la tutelle des Guise -, entre 1540 et 1550. A ce moment-là, ils sont tous d’accord que de tels procédés sont inefficaces. Au lieu de plier l’hérétique à la religion officielle, ils finissent par encourager sa ténacité, suscitent davantage de violence, inspirent des complots et des séditions. Mais, surtout, ils augmentent les conversions et font croître le nombre des réformés qui prennent les persécutions – et les martyres – pour preuve de leur foi. Ainsi, après la tentative de répression et de coercition, la politique des années 60, sous le commandement de Catherine, sera d’ ouverture. II fallait chercher un autre chemin.

Une foi (la politique de Michel de L’Hospital)

Le grand inspirateur et conducteur de cette nouvelle stratégie ourdie par la reine, le nouveau chancelier du royaume, Michel de L’Hospital (conseiller du Parlement de Paris, humaniste cultivé et respecté), nommé en mai 1560, apporte au cabinet la position et les idées d’une fraction importante de l’élite libérale et modérée des catholiques. Il en fait la position du gouvernement. Il s’engage ainsi dans la direction de la tolérance du culte réformé, bravant l’opposition impitoyable de la plupart des catholiques (qui l’accusent d’être “neutre” et “athée”), du Parlement de Paris (celui qui, les années précédentes, s’était opposé à la sévérité des persécutions et des exécutions), voire d’hommes intègres, éminents et ouverts, comme Etienne Pasquier, Étienne de la Boétie et le jeune Michel de Montaigne.

Sur la défaillance de la politique de répression, à l’exclusion du groupe le plus intégriste et la population catholique fanatisée, l’accord semble unanime. Aussi la position dominante (y compris des porteparole des factions catholiques les plus orthodoxes, comme Ronsard ou de conservateurs plus critiques, comme Du Bellay) était-elle devenue l’exigence, d’origine érasmienne, de déculpabiliser les opinions, le besoin de distinguer entre hérésie et sédition, entre opinion erronée et attentats à la paix publique – la subversion de l’ordre civil ou les actes antisociaux sous des prétextes dogmatiques -, qui devraient être punis avec sévérité par les tribunaux de l’État. On distingue aussi maintenant les réformés ordinaires – préoccupés du salut de leurs âmes, prêts à donner leur vie et leurs possessions pour le triomphe du Bien et de la Vérité – et les fauteurs de troubles – pleins de malice, habiles à manipuler le peuple et à multiplier les débats dogmatiques afin de perturber l’Église et de réaliser leurs ambitions. Ce sont, dira L’Hospital, simplement des athées et des criminels qui méritent les punitions les plus rigoureuses. Ainsi la nouvelle législation autorisera le culte et réprimera la propagande de la Réforme, ainsi que les disputes dogmatiques (jusqu’à ce qu’un concile puisse les résoudre). Elle interdit encore les épithètes injurieuses (papiste, huguenot et tant d’autres), les affiches ou les pamphlets diffamatoires et toute persécution privée, surtout de la part des catholiques, qui ne pourront plus maintenant envahir les maisons pour dénoncer des assemblées illicites. Il ne s’agit pas d’ admettre, soit au niveau des consciences, soit au niveau politique, deux religions. Il ne s’agit pas d’ admettre la tolérance religieuse comme une valeur morale – soit en vertu d’un fond commun de toutes les religions (comme chez Pie de la Mirandole) soit en raison de l’incertitude qui demeurerait au fond de toutes les croyances (comme par exemple chez Sebastian Castellio et, ensuite, chez Bodin). II ne s’agit que de chercher les moyens adéquats pour combattre la division et l’hérésie. Si, au niveau religieux, la solution doit venir de la prière et du dialogue, au niveau civil elle ne peut venir que d’une solution “politique” (remèdes politiques) croient-ils. En ouvrant à Saint-Germain-en-Laye la réunion des représentants des parlements et du Conseil Privé, le 3 janvier 1562, le chancelier L’Hospital rappelle aux participants que le législateur ne doit pas se demander si les lois sont bonnes en elles-mêmes, mais si elles sont adéquates au peuple et au temps qu’elles concernent: “Cicéron censure Caton de présenter un genre de rigidité et d’inflexibilité adéquat uniquement à la République de Platon; même en vivant en un temps assez corrompu. Nous avons toujours besoin de chercher à accommoder la loi au peuple, comme aux pieds, les souliers”. Il faut donc tolérer le culte réformé, étant donné l’impossibilité, à cet instant, de le réprimer sans mettre immédiatement en grand danger la paix publique. Les protestants étaient devenus si nombreux qu’il était impossible de les réprimer. Ainsi, “il faut se plier à la nécessité, devant laquelle aucune autre raison ne prévaut”. Une autre politique que celle de la tolérance provisoire se révélait impraticable. Tolérance toute provisoire, car elle vise à désarmer les esprits et à créer une ambiance favorable à la conciliation et à la concorde. La libre pratique des deux religions serait la voie la plus efficace vers la pacification.

Cette politique est mise en œuvre graduellement mais de façon ferme par l’astucieuse Catherine et son prudent chancelier. L’Edit d’Amboise, du 2 mars 1560, concède l’amnistie aux persécutés pour qu’ils commencent à vivre comme catholiques et invite les réformés à faire des pétitions collectives dans ce sens, leur reconnaissant ainsi tacitement le droit de réunion (qu’ils emploieront, en violant la loi, à réaliser des services religieux). Ensuite, sont convoqués les États Généraux du Royaume, dont l’assemblée, qui débute le 13 décembre 1560 à Orléans, réaffirme les édits antérieurs contre les propagandistes et les prêcheurs de la Réforme et la cessation des persécutions contre les réformés ordinaires et, en outre, interdit les disputes sur des matières religieuses (contrariant les adversaires de la “tolérance”, mais adeptes de la “concorde”, qui avaient l’intention, comme La Boétie, d’arriver à des accords théologiques et rituels) jusqu’à ce qu’un futur concile résolve les différends. L’Édit du 19 avril 1561 qui, en conservant l’interdiction d’occupation des églises, permet de se réunir dans des maisons particulières avec des voisins et des amis, amorce, de fait, l’autorisation de l’État à la pratique du culte dissident. II s’agit d’une permission tacite, que La Boétie dénoncera comme étant une “politique de dissimulation” de la pratique des deux religions. La démarche suivante, préparée par un intense travail d’articulation diplomatique et de propagande, et précédée aussi d’une grande réunion de représentants des parlements et du Conseil Privé, sera le célebre Edit de Janvier 1562, qui passe de la tolérance tacite à une autre, ouverte et légale. Cette légalisation du culte public de la foi réformée (l’extension à tout le pays de ce qui arrive déjà, de fait, dans plusieurs régions) est, de manière emphatique, affirmée comme provisoire. Une fois de plus, jusqu’à ce qu’un concile universel de l’Église restaure l’unité; car il ne s’agit pas d’ admettre deux Eglises et deux croyances contraires ni de reconnaí’tre un droit de liberté religieuse. II s’agit d’une mesure de compromis – une ordonnance politique-, d’un expédient de tolérance. Une telle mesure, dit l’ambassadeur français au pape, “n’est pas celle que le roi souhaiterait, mais celle qu’il jugeait faisable”. Que l’on note, de toute façon, que cette loi a fait de la France la premiere nation européenne moderne à admettre la confession et le culte public de religions diverses.

L’opposition heurtée par de tels décrets, la difficulté des délibérations, le coût de leur implantation montrent l’importance de la cause et la profondeur des controverses. Si les États nationaux modernes, laiques, se fondent sur des principes qui rendent de tels procédés triviaux, les conceptions politiques du XVIe siècle les considèrent presque à l’unanimité comme inacceptables: ils représentent une calamité, un mal majeur, que seule la pression de la nécessité avait permis de concevoir comme expédient ou comme “le plus petit des maux”. Le chancelier L’Hospital lui-même, dans son discours d’ouverture des États Généraux de 1560, reconnaît que “c’est de la folie d’espérer la paix, le repos et I’amitié entre des peuples de religions diverses”. La conviction que la constitution d’une nation exige “une foi, une loi, un roi” est pratiquement universelle.

En effet! Si la loi vient de Dieu et retrouve son fondement dans Sa divine Sagesse et Justice, comment concevoir la reconnaissance d’une même loi par des hommes de confessions différentes? Comment attendre du respect et de l’obéissance à une loi de la part de ceux qui ne croient pas en ses fondemems sacrés? Le schisme mène donc à la division sociale; il est suivi de I’apparition d’institutions rivales qui séparent les citoyens, empêchent l’obéissance au monarque, rendent impossible l’administration publique. La diversité des religions divise la nation contre elle-même et anéantit l’État, le transformant en proie facile aux intérêts étrangers. Elle mène, finalement, à la destruction du corps politique. De ce fait, le devoir primordial du gouvernant est peut-être celui de maintenir l’unité religieuse et de défendre (comme le souverain français, lors de la cérémonie de son couronnement, jure de le faire) la religion établie de la République – condition première de son existence ou, comme le dira Bodin, “le principal fondement du pouvoir et force de l’État”. Le souverain ne peut donc pas – comme le rappelle La Boétie dans son Mémoire sur l’Edit de janvier – soutenir l’erreur, admettre l’exercice d’ une autre religion: “Tout d’ abord, parce qu’il ne peut pas le faire sans aller à l’encontre desa conscience”, mais aussi “pour son devoir, non seulement de maintenir ses sujets en paix et harmonie, mais encore, et principalement, d’assurer qu’ils marchem sur le droit chemin et ne s’égarent pas du chemin du salut”. La religion est le fondement du Droit et du bon gouvernement, “elle soutient et maimient les Etats et la République” (Bodin). Pour cela, beaucoup de gens pensent (et même les protestants qui –- paradoxalement, comme le montrera bien Montaigne – exigent cette politique et en bénéficient) que, quant à l’unité religieuse, on ne peut pas transiger par rapport à sa préservation (voir, à Genève, le comportement de Calvin), et aussi, que les expédients politiques dans le sens de la tolérance, non seulement aggravent la maladie de la nation, mais sont voués à l’échec.

Les mesures politiques conclues avec l’Édit de Janvier ne vont pas apporter, comme on le sait, les résultats attendus par les “politiques” et par L’Hospital en particulier, dans son empressement infatigable – et tragique – à apaiser les esprits, à modérer les passions et à atteindre la concorde. L’adhésion rétive des uns, la méfiance à propos de leur efficacité tactique et politique des autres (comme La Boétie), l’attachement aux principes, sous couleur de politique, d’autres encore (universités, parlements – et, en tête, celui de Paris, qui ne publie l’édit que sous de fortes pressions du gouvernement), les haines partisanes et sectaires de la plupart et, finalement, l’insatisfaction des protestants face au maintien des restrictions et à la mise en œuvre de l’édit sapent définitivement les chances de trêve et démoralisent les partisans de la stratégie de concessions. La guerre civile larvaire s’arme: elle n’attend plus qu’un incident pour se déclencher.

C’est avec le massacre de réformés à Wassy par la garde du duc de Guise, que la première guerre débute dans cette même année 1562. Provisoirement apaisée, elle reprend de 1567 à 1570 jusqu’à l’armistice et à la Paix de Saint-Germain, pour s’étendre ensuite pendant plus de vingt-cinq ans, après le massacre de la Saint-Barthélemy. Ce n’est que l’Edit de Nantes, du 13 avril 1598, qui étanchera définitivement (ou au moins pendant plusieurs décennies, jusqu’à sa révocation en 1685) les conflits. Michel de L’Hospital, découragé et défait, s’éloigne de la vie publique en 1568. Il vivra assez longtemps pour assister au massacre de 1572, mais ne connaîtra pas les presque trente ans qui le séparent de l’édit qui promeut, de manière durable, le respect universel de la liberté de conscience et de culte, qu’avait promulgué pour la première fois son célebre Édit de Janvier, sans pouvoir pour autant le garantir. Les motifs de l’échec de la législation promue par L’Hospital et du succès de celle de 1598 doivent certainement être cherchés dans la différence des temps et dans le réseau complexe des événements historiques qui les sépare. Néanmoins, le changement significatif au niveau des idées et des convictions politiques, survenu dans la période qui sépare les deux décrets, a été décisif. Et nous pouvons l’entrevoir aussitôt, si nous nous attachons à deux différences importantes relatives aux conditions de leur application. Tout d’abord, nous pouvons remarquer que le deuxième décret ne se pense plus comme concession provisoire. Il ne se présente plus comme un “expédient politique” dicté par un danger imminent et destiné à pacifier les esprits, jusqu’à ce que la concorde et la nécessaire unité religieuse puissent être restaurées (à travers l’instrument approprié: une assemblée universelle ou nationale de l’Église). Il s’agit, ici, de la reconnaissance du principe même du pluralisme en matière de foi et de culte, de la rupture du lien, antérieurement établi, entre l’uniformité de la foi et la conservation de l’unité politique du royaume.

Mais, nous pouvons aussi considérer – par-delà la fermeté et la détermination politiques d’Henri IV concernant l’observance des lois proclamées (à l’opposé des oscillations de Catherine, toujours poussée par des considérations d’opportunité) – la façon dont le roi comprend l’exercice de son autorité. Au Parlement de Paris, qui une fois de plus s’oppose à de telles mesures, il ne répond plus par le vieux jeu des pressions et des négociations; il se contente de répliquer: “Je suis le roi, je parle comme roi. Je veux être obéi”. Entre le comportement de la régente de 62 et celui du roi de 98 il y a, donc, plus qu’une différence de conjonctures politiques ou de vigueur politico-morale du gouvernement. Il y a des déplacements significatifs dans la représentation du pouvoir et de la nature des lois civiles, une réorientation de la raison politique. Le nouvel esprit qui inspire la législation de la tolérance permet de mesurer le travail réalisé par la réflexion politique, dans les années de guerre, par tant d’humanistes modérés, loin des factions et engagés dans la recherche d’un chemin permettant de dépasser les calamités qui s’abattent sur la République. Car l’appel à la raison qu’ils adressent à leurs compatriotes est la contrepartie d’un autre appel à la raison, celui de l’énorme effort intellectuel pour comprendre les impasses où ils se trouvent et les conditions d’existence et de conservation de l’ordre politique.

Pendant la période de la guerre, surtout dans les années 70, les pressions en faveur de la reprise de la politique de l’Edit de Janvier ont été constantes. Entre catholiques et protestants modérés, l’adhésion à la solution “politique” s’étend toujours davantage. Parmi les protestants, nous pouvons rappeler entre autres Innocent Gentillet et sa Remonstrance à Henri III, Duplessis-Mornay et son Exhortation à la paix, les deux de 1574. Parmi les catholiques, il suffit de rappeler l’écho des positions de Michel de L’Hospital dans les œuvres extraordinaires de Jean Bodin et de Michel de Montaigne. II est vrai que leur prise de position favorable à la tolérance s’appuie déjà sur d’ autres bases. Et la différence en est essentielle. Car la conciliation et la concorde que préparerait la tolérance se déplacent, chez eux, du domaine religieux et dogmatique, ou elles se montraient insolubles, vers l’espace humain, trop humain, des constructions politiques. Chez eux, la solution “politique” n’est plus la médecine palliative de I’ajournement – essayée, in extremis, par L’Hospital – contre un mal qui lui semblait déjà inguérissable. Elle y perd son encadrement “tragique”.

Un roi (l’œuvre de Jean Bodin)

Enfin … avec l’échec de l’Édit de Janvier, la déception de la concorde et le succès des factions, les adeptes de l’alternative “politique” et les esprits les plus éminents semblent se rendre compte, alors, que les “maux et ruines” qui s’abattent sur le Royaume ne résultent pas uniquement des passions, des haines et des intransigeances des partis, mais qu’ils acquièrent leur force de la fragilité même des institutions, de la précarité et de l’insuffisance des fondations de l’ordre civil, de leur incapacité à soutenir l’autorité des lois et à absorber les coups de la Fortune. Il fallait donc rétablir l’ordre sur de nouvelles bases; il fallait, comme nous l’avons déjà vu, repenser les principes même qui orientaient la vie politique. La restauration de l’autorité des lois – urgente – exige leur reconduction sur le chemin plus sur de la conviction générale sur le Droit. Car si on ne peut pas résoudre les différences religieuses qui ruinent la nation, on peut au moins débattre des conditions de l’ordre civil et de l’unité. Si la monarchie ne peut pas s’imposer aux factions dans les querelles religieuses, elle peut s’y superposer à travers l’autorité du Droit.

C’est cette exigence que Bodin exprime dans ses livres sur la République comme celle “de ployer [les] sujets par dits et écrits qui puissent réussir au bien commun de tous en général et de chacun en particulier” (Préface). Certainement, une telle tâche appartient aux gouvernants. Mais étant donné l’épuisement du commandant et des pilotes devant la violence de la tempête, les passagers doivent les aider- dit-il -, car ils courent tous le même danger. C’est ce qu’il a l’intention de faire: élucider les principes universels du droit public, “la règle des institutions politiques et religieuses, impérieusement réclamée de notre époque”, dit-il dans Juris Distributio. II faut éviter, d’un côté, l’anarchie licencieuse et, de l’autre, la tyrannie, promues par des hommes qui, affirme-t-il, “non pas tant par malice que par ignorance des affaires d’état […] conspirent à la ruine des Républiques”. Mais comment réaliser cette tâche-là? Ou s’appuyer afin de mener à bien ce projet ambitieux et nécessaire d’ élucidation du Droit?

Le chemin traditionnel, celui des principes religieux qui cherchent à comprendre et à orienter l’ordre social et politique, était certes interdit. Et pas seulement à cause des disputes entre catholiques et réformés. Le contentieux en matière dogmatique s’était agrandi au long des siècles (depuis la question de l’origine, divine ou humaine, des sociétés politiques, jusqu’à celle de la soumission sans restriction aux pouvoirs établis ou de la possibilité de résistance aux lois injustes, et bien d’autres), multipliant les querelles de tous ordres, retenues à grand peine par la digue de pierre de la fonction centralisatrice, ministérielle et de magistère, du pontife romain – maintenant, cependant, sapée par la méfiance, les accusations d’abus et de corruption, la division des sectes et de l’autorité. De plus, le chemin de la tradition juridique, liée aux regles, gloses et commentaires du Droit romain – l’âme du Saint Empire médiéval, raison de l’Empire, considéré aussi souvent comme I’empire de la Raison et “Raison écrite” – était devenu impraticable. La croyance en l’universalité de ses principes avait été minée non seulement par la vieille rivalité de la Couronne française avec les prétentions politiques de l’empereur, mais aussi par le travail réalisé par les partisans du Mos Gallicus – l’école juridique des humanistes français -, dont I’entreprise d’ exégese philologique du Corpus Juris engendrait la conviction de son incontournable particularité historique (son adhérence aux institutions particulières de l’ancienne Rome), et dont les tentatives réitérées d’ordonnancement systématique des textes (difficiles en raison du caractère hétérogène de ses matières, provenant de diverses époques et des législations plus attachées à la tradition qu’aux exigences de la cohérence) finissent par faire crouler la croyance en sa parfaite rationalité.

C’est de l’obstruction de ces deux chemins – mais du maintien de leurs cibles et de leurs prétentions, c’est-à-dire des convictions de la tradition scolastique et de l’humanisme juridique associés – que Bodin semble tirer son projet de constitution d’un nouveau Système du Droit universel capable de soutenir fermement, au présent, I’application des lois et les autorités politiques accablées. Au départ – semble-t-il -, il cherche à ne partir que des formulations minimales de la foi, celles qui se confondraient même avec les frontières de la raison, et par-delà lesquelles on toucherait l’absurdité du chaos et de l’anarchie, éternels partenaires de l’inacceptable, car inconcevable et, ainsi, toujours malicieux, athéisme. Ainsi, il faut admettre une Loi éternelle, une loi selon laquelle la sagesse divine gouverne l’univers et qui fonde toutes les autres lois, comme leur source unique. A cette loi, tous les êtres participent et ils les adaptent à leurs propres fins. La créature humaine, qui est douée de raison, connaît les tendances légitimes de sa nature – la loi naturelle – et, puisqu’elle est douée de volonté, elle les accueille et leur obéit librement. Même chose pour les sociétés humaines, les Républiques. Elles aussi supposent un ordre et un gouvernement strict de leurs éléments selon les lois de la nature (qui traduisent les applications de la Justice). Elles supposent de plus un principe médiateur et moteur de cet ordre signalé par la Justice, l’instrument du strict gouvernement de la société, que Bodin appellera “puissance souveraine” suprême et absolue de la République, qui est la cause formelle de son existence en tant que vraie communauté morale et politique (à la différence des associations de brigands et de corsaires unis par des intérêts et indifférents à la justice). “Comme le vaisseau”, dit Bodin, “n’est plus que du bois sans la forme de vaisseau, quand la quille qui soutient les bordées, la proue, la poupe et la planche du fond sont retirées, ainsi une République sans puissance souveraine qui unisse ses membres et parties, familles et collèges en un corps n’est plus une République.” Cette puissance souveraine, étant absolue, est au-dessus de n’importe quel autre pouvoir et de n’importe quelle loi, exceptées les lois ou déterminations naturelles et divines. Ainsi les contenus de ses commandements doivent demeurer toujours attachés à la loi naturelle, étant donc reconnu aux sujets le droit de désobéir aux décrets du souverain qui la contrarient. Vu, pourtant, que les lois naturelles et divines s’expriment dans le registre des principes et ne se conforment aux situations particulières – gardant leur unité formelle – qu’à partir de l’interprétation que leur donne, par-delà les controverses, le souverain, la Justice et la volonté souveraine coïncident formellement.

Avec une telle doctrine, Bodin croit pouvoir fortifier l’autorité de la monarchie, garantir l’obéissance aux lois et remédier à la division civile. Et, en effet, elle lui permet de repousser les principaux postulats politico-institutionnels des réformés: la prétention d’élever l’autorité des “Etats” au-dessus du monarque ou celle (appuyée par la longue tradition de l’apologie de la forme mixte de gouvernement) de l’exigence de la limitation ou du partage de la souveraineté. II reste pourtant un point sensible et vulnérable dans cette construction de Bodin. Un point essentiel. D’autant plus qu’il ne concerne pas uniquement le problème des formes ou régimes de gouvernement, mais celui même de la réalisation des fins naturelles de la société politique: le lien nécessaire, non seulement formel mais aussi de contenu, entre la volonté du souverain et la Justice. La doctrine bodinienne conserve comme nous l’avons vu – cette exigence, mais ne semble pas, jusqu’ ici, disposer d’instruments capables de l’assurer; justement lorsqu’on voit s’écrouler les anciennes convictions et se multiplier les disputes sur les vraies règles et les impératifs de la Justice. Comment restaurer un consensus doctrinaire sur ses fondements? Comment déterminer ses principes et préceptes? Enfin: comment reconnaître les traits de cette Justice, sans laquelle les décrets des souverains ne sont rien d’autre qu’arbitraire et tyrannie?

Or, la question cruciale de l’établissement des préceptes d’un droit universellement valable pour toutes les sociétés politiques est justement celle qui articule le plus grand projet de la recherche de Bodin. Et la réponse que son œuvre lui procure est inédite, ambitieuse et d’une grande astuce spéculative. Son chemin semble être, approximativement, le suivant: si, comme nous l’avons vu, par-delà la mésentente des sectes sur les principes de la Justice, tous les hommes de bonne foi semblent être d’accord quant à la disposition naturelle de la raison humaine à la Vérité (en fonction de “l’impression de la lumière divine en nous”) et desa volonté pour le Bien (en fonction de la “loi naturelle imprimée en nous”); Si, comme le veut saint Thomas, le calcul rationnel d’un grand nombre d’hommes, répété plusieurs fois, indique avec plus d’assurance que celui d’un seul ou de peu d’hommes l’objet de nos aspirations les plus légitimes, prouvant ainsi, collectivement, par leurs institutions et coutumes, que les hommes seraient inclinés vers le Droit, vers le perfectionnement progressif des lois et la réalisation de la Justice – pourquoi ne pas chercher dans l’histoire des peuples leurs dispositions légales les plus constantes et en extraire la direction normative qu’elles indiquent, retrouvant ainsi, moyennant une méthode sure, les principes du Droit? Il est certain que toutes les actions et les institutions humaines, en fonction de la corruption du péché et du poids de leur inscription spatio-temporelle, réalisent toujours imparfaitement leur aspiration à la Justice. Pourtant, les inclinations identifiées dans les coutumes, malgré leurs oscillations et leur inconstance – découlant des résistances humaines aux commandements naturels qui les déterminent -, pourraient être épurées de leurs imperfections et particularités et rectifiées ou “régularisées” par l’opération de la raison qui, par la comparaison d’un grand nombre de cas historiques (systématiquement ordonnés par la méthode adéquate à la “plus facile connaissance des histoires”), reconstituerait leur direction plus naturelle, les menant ainsi à leur formulation universelle de manière à leur conférer de l’efficace juridique. De cette façon il serait possible d’ arriver à l’identification des commandements des lois naturelles à travers les coutumes qui les véhiculent de manière tacite et imparfaite. Dans le Methodus de 1566, Bodin affirme:

Le meilleur du Droit universel se cache dans l’histoire, si l’on pense que l’on y trouve cet élément si important pour l’appréciation des lois que sont les coutumes des peuples, sans compter [les renseignements sur] l’origine, la croissance, le fonctionnement, les transformations et la fin de toutes les affaires publiques [… ].

Mais observons aussi qu’en se faisant philosophistoricus, “associant le récit des choses arrivées à la sagesse des préceptes” pour “cueillir les fleurs de l’histoire” (c’est-à-dire, le savoir juridico-politique disponible dans l’univers des informations relatives au passé et au présent de toutes les sociétés connues), l’enquêteur bénéficie d’un avantage supplémentaire. Car s’il cherche les normes dans les actions historiques des hommes, s’il cherche le texte du Droit imprimé sur les événements, les comportements et les institutions politiques, ne les trouvera-t-il pas toujours adaptés aux vicissitudes des sociétés humaines, conformés à leurs déterminations historiques spécifiques? Il ne construira pas, ainsi, un droit idéal, générique et abstrait, mais un droit vivant, particularisé, filtré par les spécificités spatio-temporelles des actions et des institutions, sensible au croisement complexe des instances diverses qui les déterminent, conformé, enfin, à la configuration propre de notre condition humaine. L’histoire, magistra vitae, en témoignant des actions des hommes, de leurs décisions rationnellement délibérées – vertueuses ou vicieuses, réussies ou manquées – nous apprend non seulement à reconnaître les meilleurs préceptes, les meilleures formes de gouvernement, les lois de leurs changements et révolutions, mais encore la manière de les conformer aux temps et aux lieux ainsi qu’à la nature des peuples auxquels ils sont destinés.

Cette constitution d’un systeme rationnel du Droit public – même à peine ébauché – pourrait alors soutenir l’autorité absolue du monarque et lui fournir une orientation sure pour l’exercice de sa souveraineté législative, lui fournissant encore des raisons à oppose à ceux qui allèguent le caractère arbitraire de ses actes, voire l’illégitimité liminaire du pouvoir: pour les uns, en ce qu’il se détache toujours du lien avec le sacré et s’éloigne des préceptes de ses sectes; pour les autres en ce qu’ il s’émancipe toujours de la nécessaire tutelle de l’assemblée des États, qui est la communauté naturelle du peuple, le titulaire suprême de l’autorité politique. Or, dans une nation ou la religion est scindée en plusieurs Eglises et où les citoyens, en guerre civile, s’affrontent les uns contre autres, le salut de la république semble à l’auteur suspendu à la reconnaissance publique de cette science juridico-politique, qui soutiendrait les prérogatives absolues et inviolables de la monarchie par une formulation novatrice, rationnelle et historique des principes du Droit.

Nous savons que la doctrine de la souveraineté de Bodin, plus que n’importe quel autre élément de ses constructions politiques, a annoncé le nouveau monde qui serait exploité par la modernité. En Angleterre, ou ses livres ont immédiatement eu du succes, elle a collaboré à la formation de la théorie du Droit divin du roi qui est venue, ensuite, appuyer en France I’entreprise absolutiste du grand siècle. Elle sera présente dans la conception du Léviathan hobbesien et atteindra, à travers Rousseau – devenue souveraineté populaire -, la pensée contemporaine, qui est devenue incapable de dissocier la figure du pouvoir de ses traits: la doctrine de la souveraineté absolue et indivisible est devenue, finalement, le sceau même de la raison politique moderne (encore qu’elle se soit aussitôt débarrassée de la conception bodinienne du Droit, avec son finalisme et ses présupposés métaphysiques).

Et, néanmoins, malgré la grandeur de l’œuvre et de sa fortune, il faut rappeler que les thèses de Bodin n’ont pas obtenu immédiatement, dans son propre pays, un accueil prometteur et ne semblent pas avoir joué un rôle significatif dans la construction de la concorde, encore que sa conception de la souveraineté ait transparu, comme nous l’avons déjà suggéré, dans le comportement politique d’Henri IV. C’est dans une autre œuvre – aussi engagée que la première dans la recherche de l’entente et également audacieuse – que nous devons chercher la réflexion qui a le plus inspiré le développement des esprits et qui a le mieux orienté les dispositions de modération des “politiques”. Il s’agit des Essais de Montaigne. Les deux premiers volumes, travaillés pendant presque dix ans, ont été publiés en 1580 et ont reçu une surprenante réception. Et il y a des indices sûrs de l’influence de l’auteur dans l’entreprise de pacification: le succès de son livre, sa conduite dans de nombreuses missions diplomatiques délicates, la considération que lui dispensent les rois, sa convocation, dans une conjoncture particulièrement difficile, au poste de maire de Bordeaux… tout cela démontre le prestige et le respect dont jouissaient le penseur et ses positions politiques. Mais cela témoigne aussi et surtout du chemin même par lequel les guerres ont atteint leur dénouement.

Une loi (les réflexions de Montaigne)

Si on dresse la carte des principaux éléments de cette réflexion politique de Montaigne, on ne trouve pas – comme on pourrait s’y attendre – une conviction “libérale”, dans l’acception la plus large du terme, ou une défense chaleureuse de la tolérance. On se heurte, au contraire, à des positions particulièrement intransigeantes en ce qui concerne la stricte soumission aux lois civiles ainsi qu’aux observances religieuses et aux coutumes établies. L’auteur se montre encare extrêmement sévere dans son jugement sur l’attitude des réformés. S’il ne pense évidemment pas à les réprimer et les punir pour leur croyance, il blâme cependant avec indignation l’action violente et ambitieuse de ces hommes qui feraient de la foi un prétexte à la sédition (“ausquels tout cela est loisible qui peut avancer leur dessein, qui n’ont ny loy ny ordre que de suyvre leur avantage”), qui nourrissent les haines et se montrent insensibles à la vision de la mine de l’État. Et, finalement, il continue de prôner, comme les autres, la nécessité de conserver “une foi, un roi, une loi” pour le salut de la nation, ainsi que pour la constitution et conservation de toute communauté politique.

Si toutefois on dépasse cette perspective généralisante (confortée par une critique convaincue de son conservatisme), on découvre une pensée profondémem novatrice. Car – on le verra – il ne reconnaît pas l’autorité suprême, ni les dogmes de la religion établie et ses préceptes, comme dans la conception traditionnelle de l’ordre politique, ni, comme chez Bodin, à la volonté du souverain et ses décrets – même si, dans ce cas, on admet l’identification de la souveraineté avec la volonté des États, du peuple ou de la nation, dans le sillage de la tradition doctrinaire constituée par les conciliaristes (Jean de Paris, Marcile de Padoue), les sorbonnistes (John Meir et ses disciples) et par les auteurs des convocations et des pamphlets huguenots (Hotman, Duplessis Mornay et autres). Le Droit, ici, n’adhère pas au corps du roi ni au corps du peuple. II provient des coutumes – des pactes, des contrats ou des consensus rationnels qui ne dérivent d’ aucune “délibération” du peuple, car ce ne sont que des phénomènes de croyance: “créances communes et légitimes” (III, 2). Ainsi, les lois ne retirent leur autorité ni des décrets d’un monarque divin (ce qui les éloigne des dissensions dogmatiques et de la discorde des sectes), ni de ceux d’un pouvoir humain (ce qui leur garantit une aura de transcendance). Les lois ne sont pas des lois parce qu’elles incarnent la Justice ou en fonction de commandements souverains légitimes, mais en fonction d’elles-mêmes, de leur force propre, en tant que cristallisations des opinions (“créances communes’), en tant qu’elles traduisent l’adhésion commune à des valeurs (“créances légitimes’), à des étalons qui encadrent et articulent les actions des membres d’une communauté. “Les lois maintiennent leur crédit [s’en autorisent ou se font valoir] non pas parce qu’elles sont justes, mais parce que ce sont des lois. Voici le fondement mystique de leur autorité; elles n’en ont aucun autre”, dira naturellemem Montaigne dans les pages finales de son livre. En d’autres mots: les lois obligent, banalement, parce qu’elles sont prises pour telles; parce que, banalement (mais aussi profondémem), elles sont vues ou accréditées comme des lois Justes et Vraies – ce qui leur reconnaît, simultanément et nécessairement, humanité et transcendance.

Il convient de souligner néanmoins que, si Montaigne confine le domaine du Droit à la sphère des coutumes (et ébranle donc la primauté du Droit coutumier sur le Droit légal, positif), il ne le fait pas, à la manière scolastique, car il prétend que les lois coutumières dérivent plus sûrement d’un Droit naturel procédant des décrets éternels de la volonté divine. La coutume n’est pas pour lui – comme elle l’est pour Thomas d’Aquin – un “tacitus consensus populi” qui procéderait d’un jugement rationnellement délibéré, répété par un grand nombre d’hommes pendant un grand laps de temps, se cristallisant en une “habitude” (une “disposition” à un certain genre d’actions et de comportements) qui manifesterait donc – de manière plus certaine que les déterminations des lois positives (produites parle jugement momentané d’un seul ou de quelques-uns) – l’inclination naturelle de la volonté humaine au Bien et au Droit. Les coutumes ne peuvent pas prétendre à une telle dignité. Qu’on les examine bien ! suggère l’auteur en son essai “De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue” (I, 23). En les considérant avec application et détachement et, de plus, avec les renseignements qu’a apportés le récent éloignement des limites du monde, on constate qu’un grand nombre de coutumes amplement acceptées, suivies naturellement, voire avec révérence par beaucoup de sociétés, contrarie et affronte impudemment ce que nous considérons être des préceptes évidents des lois de la nature et de la raison. Elles ne se produisent pas selon la nature (“inclinatio naturalis”) ; elles ne sont pas son explicitation dans le temps (“nature seconde”). Elles semblent, au contraire, souvent forcer la “nature”, la violenter; elles s’imposent à elle ou se superposent. Montaigne, dans le texte mentionné, débute ses considérations par cette vieille histoire – trouvée chez Quintilien et, ensuite, chez Augustin, Stobée, Érasme et tant d’autres – de la paysanne qui a commencé par caresser et mettre sur ses genoux un veau et qui pouvait encare le porter quand il est devenu bœuf. En effet, “L’accoustumance n’est pas chose de peu!”, nous l’admettons avec lui et aussi avec Platon. Les habitudes s’établissent peu à peu et, de façon imperceptible, imposent leur autorité furieuse et tyrannique comme un maître d’école bilieux et colérique, qui ne permet pas aux écoliers même de lever les yeux. Il s’agit, là encore, d’un vieux thème de la sagesse grecque reprise par Aristote, afin de montrer dans son Ethique que la création des bonnes dispositions morales se réalise, fondamentalement, par la répétition de bonnes actions, par la sédimentation d’une pratique coutumière qui, de façon imperceptible comme une maladie, dit-il -, prend de la consistance et devient stable comme une “habitude” (comme une prédisposition acquise à un certain genre d’actes ou, si l’on veut, une “manière d’ être” de l’agent en ce qui concerne ses affections et actions). Pourtant, Montaigne ne fait pas tant référence à ces thèses aristotéliciennes pour indiquer, comme elles, l’intérêt éthique et pédagogique de l’acquisition de bonnes habitudes (une question – il faut le dire – qu’au long de ces pages il n’oublie pas), mais uniquement pour encadrer et appuyer sa propre réflexion sur le pouvoir des coutumes qui, de façon étonnante, semble se révéler capable – comme il le montre – de vaincre même les regles naturelles (“Nous luy voyons forcer, tous les coups, les reigles de la nature”).

Les exemples qui confirment cette constatation intrigante sont inépuisables, dans le registre individuel ou collectif. Montaigne les inventorie sur des pages et des pages (plus de la moitié des quinze pages de l’essai); car ici, c’est par leur nombre et leur caractère circonstancié que les récits acquièrent leur force de persuasion. Nous voyons, alors, en ce qui concerne les individus, quelques-uns s’habituer à passer la nuit sous la neige, d’autres à supporter les brûlures, des ferronniers qui s’habituent à un bruit insupportable. II y a la jeune fille qui mange des araignées, le nain qui se sert de ses pieds comme si c’étaient des mains, le garçon qui, privé de mains, manie l’épée avec son cou, l’homme qui dévore des chauves-souris, ceux qui mangent du verre et ceux qui avalent des crapauds. Mitridates, par exemple, se nourrit de poison, tandis que les viandes saines, que nous mangeons normalement, se révelent pour certains, vénéneuses et mortelles. Au niveau collectif, moral et politique, les exemples se multiplient encore et nous étourdissent davantage. Sur quatre pages, notre auteur inventorie les coutumes les plus extravagantes, extraordinaires et “antinaturelles”. Et toutes les perversions du monde qui défilent là sont considérées comme parfaitement naturelles par les peuples les plus divers: avortements, adultères, prostitution, sexualité collective, homosexualité, divorces, communautés de femmes, impiété filiale, inceste, pédophilie, infanticide, mutilations volontaires, euthanasie, cannibalisme, les plus insolites régimes d’héritage et de propriété, de succession ou de déposition de souverains, les idolâtries et les hérésies les plus inconcevables, comme la croyance – “si rare et incivile” – que l’âme est mortelle. “Y a il opinion si bizarre […], qu’elle n’aye planté et estably par loix és régions que bon luy a semblé ?”, se demande Montaigne. Tout peut être admis comme naturel, recommandable et honorable par l’une ou l’autre société de ce vaste monde qu’on vient de découvrir dans toute son ampleur et sa diversité.

Après cette exploration détaillée des histoires et de la florissante littérature de voyages (attesté par I’énorme curiosité et par l’étendue des lectures de l’auteur), l’investigation arrive à son point le plus intéressant et le plus hardi. Car elle passe du témoignage de la puissante excentricité et de la variété des coutumes à l’interrogation sur leurs conditions; elle va à la recherche du secret de leur étonnante force et de la fécondité de leur diversité. Il s’agit du segment où son texte nous invite à apprécier le pouvoir de la coutume dans le domaine des croyances et des institutions, à évaluer la portée de son ascendant sur les esprits (“Que ne peut-elle [la coustume} en nos jugemens et en nos créances !”). Nous voyons qu’elle intervient dans l’opération du jugement et s’immisce dans l’exercice même de la raison. “J’estime qu’il ne tombe en l’imagination humaine aucune fantaisie si forcenée qui ne rencontre l’exemple de quelque usage public, et par conséquent que nostre discours n’estaie et ne fonde.” Nous devons observer, d’ abord, que toutes ces bizarreries et extravagances sur lesquelles nous tombons dans l’univers des croyances et opinions sont toujours suivies de justifications et de raisons et, sous leur forme collective, elles s’articulent en institutions et préceptes soutenus et cousus ensemble par des discours bons et justes. Cela amène Montaigne à penser que “la raison humaine est une teinture infuse environ de pareil pois à toutes nos opinions et mœurs, de quelque forme qu’elles soient: infinie en matière, infinie en diversité”. Pourtant, aussitôt nous sommes conduits à observer que ces coutumes articulées et charpentées par des raisonnements et des discours, paradoxalement, paralysent l’activité du jugement et l’exercice de la raison. De même qu’elle endort les sens (“l’accoustumance hebete nos sens”: après un certain temps son odorat ne perçoit plus l’odeur de son cou parfumé; il cesse aussi d’ être réveillé par la cloche qui tous les jours, matin et soir, fait trembler sa tour lors des Ave Maria), l’habitude amortit aussi l’exercice de notre raison qui, à cause d’ elle, ne se laisse plus impressionner par les choses les plus étranges et les plus surprenantes. Montaigne dit alors que “le principal effect de sa puissance, c’est de nous saisir et empieter de telle sorte, qu’à peine soitil en nous de nous r’avoir de sa prinse et de r’entrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances”. La coutume nous empêche de penser. Nous n’évaluons ni ne pondérons plus nos opinions, nos croyances et nos actions; car nous n’y pensons même plus; justement parce qu’elles sont coutumières.

De telles observations, pourtant, ne vont pas encore au fond de la question et, tout bien considéré, sont assez triviales. Cependant, ce que Montaigne fait promptement apercevoir à son lecteur c’est que l’interruption de la pensée n’est pas seulement, comme on pense, un effet des coutumes; elle signale, plus profondément, leur cause. En dépit de l’apparence (qui lui advient de sa matière rationnelle, vu qu’elle incorpore des allégations et des jugements et s’articule dans une certaine logique discursive ou “symbolique”), la coutume, en tant que telle, ne procède pas de l’exercice du jugement; elle est, au contraire, le fait de son engourdissement. Ainsi, elle n’atteste pas la voix de la raison, comme prétendaient les scolastiques; elle fait entendre son silence. Ses effets, décrits plus haut, découlent de son origine, de sa constitution même. De même, et encore contrairement aux apparences, il est possible de voir qu’elle ne suit pas l’ écoulement du temps et ne s’y conforme pas, comme on le pense – même si le temps l’assure et la conforte -, mais, au contraire, elle découle de son immobilité, se confinant dans le registre de la simple durée.

Comment comprendre cette immobilisation du jugement et cette suspension du temps que nous observons dans les coutumes? Quelle est la force capable d’ annuler cette activité et de retenir ce mouvement, en les fixant dans la durée? Enfin: à quelle puissance attribuer la paralysie et l’insensibilité de l’aptitude innée des hommes à agir et à penser? Montaigne, ici, à travers un ensemble de fragments, d’ expressions ou d’images, renvoie le lecteur au fameux Discours de son ami La Boétie. Il reprend, à son compte, le noyau même de son enquête sur l’origine de la servitude, dont le caractère volontaire avait été déchiffré justement dans son association à la coutume. Mais, enfin, pourquoi laissent-elles de nous inquiéter, intriguer, étonner, émerveiller, choquer ou encare scandaliser, de nous répugner ou de nous horrifier, les opinions, les croyances, les actions et les institutions communément acceptées autour de nous les “trouvons-nous si hideuses [bizarres, monstrueuses, étonnantes, intrigantes ou miraculeuses, cruelles ou brutales, répugnantes et insensées], quand elles sont récitées d’un autre païs”? Et pourquoi pensons-nous (“Dieu sçait combien desraisonnablement, le plus souvent”) que ce qui ne fait pas partie de nos coutumes est en dehors de la raison? La réponse – entièrement fidèle à l’audace de l’argument de La Boétie – surgit avec la simplicité des révélations authentiques. Tout bonnement parce que “les communes imaginations, que nous trouvons en credit autour de nous, [… ] il semble que ce soyent les generalles et naturelles”. La revendication de l’argument intrépide de La Boétie s’explicite avec clarté dans le commentaire: “Parce que nous les humons [les commandements de la coutume] avec le laict de nostre naissance, et que le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veue, il semble que nous soyons nais à la condition de suyvre ce traiu”. Ce n’est que cela le secret de l’existence, de la permanence et du pouvoir étonnant de la coutume: qu’elle semble toujours se précéder elle-même; qu’en elle, quoi que ce soit – opinions, croyances, préceptes, imaginations ou fantaisies – apparaît comme “nécessaire”, se travestit de nature et s’impose comme raison. Il n’y a rien, ainsi, qu’elle ne rende pas “naturel” et “raisonnable” et ne fasse suivre de révérence, de discours et de bonnes allégations. “En somme”, dit Montaigne, “à ma fantasie, il n’est rien qu’elle ne face, ou qu’elle ne puisse: et avec raison l’appelle Pindarus, à ce qu’on m’a dict, la Royne et Emperière du monde.”

Toutes les lois, que ce soit celles de la conscience ou les lois civiles, étendent leurs racines dans la terre épaisse des coutumes, comme on conclura alors. Les premières, que nous croyons provenir de la “loi naturelle imprimée en nous”, viennent, en réalité, des opinions et croyances adoptées autour de nous – lesquelles, si nous les contrarions, nous donnent des remords et, si nous les respectons, nous procurent l’approbation de notre conscience. Les lois civiles, qui se présentent toujours comme fondées sur la Raison et le Droit, en cherchant leurs principes premiers, nous nous persuadons presque toujours – comme maintes fois l’auteur dit l’avoir constaté lui-même – que leur unique fondement est dans les coutumes, “en la barbe chenue et rides de l’usage qui les accompaignent”. Les coutumes, enfin, produites par la projection de la nature dans la culture, gouvernent et commandent tout dans l’univers des hommes. Elles signalent l’origine du pouvoir des lois sur les hommes: ils les créent et y obéissent, dans l’illusion apaisante de tout soumettre aux contraintes de la raison et aux prescriptions de la nature.

La hardiesse de ces réflexions ne pouvait pas être facilement assimilée. Elle a sûrement paru outrageante aux citoyens armés pour la défense des vrais principes de la religion et du bon ordre politique. Cela a aussi été le cas, nous le savons, au siècle suivant, grand siècle de l’absolutisme et du rationalisme. Cependant, il faut rappeler que l’auteur a trouvé une écoute très attentive auprès d’une couche significative de citoyens (les mêmes, sûrement, qui s’étaient engagés dans la solution “politique”), détachés des factions et préoccupés du destin collectif, aussi désolés que lui des événements auxquels il s’est référé plus tard comme “ce notable spectacle de nostre mort publique”. Et, comme nous l’avons déjà rappelé, ses pondérations ne sont pas restées ignorées des princes.

Il n’est pas difficile de constater que les positions assumées par Montaigne – exposées dans cet essai sur les coutumes de façon si perçante -, présentent beaucoup d’intérêt du point de vue politicopratique. Même si elles dénient un fondement naturel et rationnel aux lois, même si elles dégonflent les prétentions de l’autorité civile à représenter ou à établir “la Justice”, elles prescrivent, de façon catégorique, leur obéissance et leur donnent un fondement de légitimité assez ferme. Car Montaigne ne souhaite pas ne concéder aux lois que l’appui d’une légitimité formelle (à l’inverse de ce que pensent beaucoup de commentateurs), dérivée du pur impératif de promotion de l’ordre et de la paix publics, ou encare du principe de survie de la communauté. Un tel fondement serait trop fragile alors – face à l’intensité des passions destructrices aiguisées par la guerre – ou, peut être, à n’importe quelle époque, puisqu’il sert à maintenir l’obéissance aux lois, hypothéquée sur la possibilité de la persuasion rationnelle des hommes mis en situation de conflit. Montaigne, au contraire, comprend la société politique comme une communauté de croyances positives (nées de l’ accommodation de forces, intérêts et partis historiquement constitués) fondée et charpentée par la coutume, qui en assure le caractere naturel. Ainsi, toute autorité légitime est rattachée comme par un cordon ombilical à ces croyances communes, dont les lois établies sont l’expression juridique et le souverain, l’instrument politique.

Nous savons que beaucoup de lecteurs modernes des Essais ont éprouvé une certaine perplexité devant le conservatisme qui semble dériver de ces conceptions et devant le soutien qu’elles procurent au Droit coutumier, signalant la difficulté de les associer à une politique d’effective tolérance et de comprendre leur contribution à l’assimilation historique des “nouvelletés” – génératrices de guerre – et à la pacification des conflits. Il est vrai – nous l’avons déjà observé – que Montaigne se rattache à la tradition catholique, se montre intransigeant dans son compromis avec les lois établies (‘Je suis desgousté de la nouvelleté’) et critique toujours âprement les réformés, parce qu’ils essayent de transformer les institutions du pays sans se demander les conséquences de leur entreprise (“Il y a grand doute, s’il se peut trouver si evident profit au changement d’une loy receue”). Cependant, nous devons reconnaître que la lecture qui accuse le conservatisme de sa politique se montre assez sommaire dans ses considérations. Car c’est aux termes de sa défense de l’ordre, aux changements apparemment insignifiants de son langage, qu’il faut faire attention. Que l’on remarque bien, par exemple, l’expression même par laquelle Montaigne désigne le fondement de l’autorité politique. Ce n’est plus à la “foi universelle” (ou catholique) que sa pensée nous renvoie; nous trouvons maintenant à sa place, nous l’avons vu, les “communes imaginations”: les “créances communes et légitimes”. Or, c’est tout un univers qui s’ébranle et dérape avec ce petit glissement des fondements de l’ordre politique du champ dogmatique vers la sphère des coutumes (bien que ces coutumes, sur l’essentiel, demeurent matériellement les mêmes que celles qui soutenaient les institutions sociales établies). La transformation exprimée par ce passage des dogmes de la foi aux croyances sociales est gigantesque. Sans affronter la foi personnelle de quiconque, sans dénoncer ou offenser sa conviction, il s’agit de lui faire faire, dans le registre du collectif, un petit recul, un léger déplacement réflexif de reconnaissance de sa condition de postulation de la vérité, et Montaigne la fait descendre sur la terre des hommes, lui fait perdre sa rigidité et son immobilité divines, en inaugurant une espèce de religion humaine, “traitable”, à la fin, dans son énigmatique réalité. On ne refuse pas les préceptes de la religion; il s’agit justement de les accréditer, en les prenant, pourtant, pour ce qu’ils sont dans la sphère du “commun”, des croyances, et non pas dans I’évidence immédiate de la vérité produite par I’action de la nature ou par I’illumination de la Grâce. De la même façon, on maintient le respect aux lois (“Ces considérations”, I’auteur le souligne, “ne destournent pourtant pas un homme d’emendement de suivre le stille commun; [… ] il doit suivre entièrement les façons et les formes receues”), qui s’imposent en tant que telles. Toutefois, elles ne seront plus suivies parce qu’elles sont justes (selon la Justice universelle et naturelle, comme le dit I’essai III, 1) mais – différence essentielle – parce qu’on croit (“croyances communes”) qu’elles le sont. C’est dans ce léger recul, dans cet éloignement minimum, que les passions se distendent, que les dogmes se desserrent et que le despotisme est désarmé… que s’ouvre, enfin, un hiatus de modération rendant possible I’ouverture et la trêve politiques.

En prenant les croyances communes pour ce qu’elles sont, et pour ce que sont aussi les lois qui en dérivent, I’agent politique, surtout le gouvernant, apprendra à mitiger la rigueur de leur application, mais saura aussi, s’il le faut, transiger avec leur imposition. En des cas d’urgente nécessité, il saura “négocier” avec elles, voire les ignorer, mais – comme nous pouvons le lire dans un essai postérieur (III, 1) – en les respectant toujours, dans ces situations extrêmes, par son regret de les transgresser. Car, maintenant, en connaissant la logique de leur production, nous pouvons employer, par rapport aux lois, leur propre astuce: si elles soumettent, prétextant leur nécessité, ceux-là mêmes qui les inventent et créent, nous pouvons – comme viennent le suggérer les dernières lignes du texte – imiter Philopemen, vanté par Plutarque pour savoir “non seulement commander selon les loix, mais aux loix mesme, quand la nécessité publique le requeroit”. Pourquoi ne pas faire de la nécessité le moteur de leur changement, comme elles mêmes en font l’instrument de leur conservation? Comme on voit, c’est sur ce point que la réflexion de Montaigne retrouve l’argument “politique”, destitué ici, cependant, de son caractère d’ expédient nécessaire, mais aveugle et tragique, car illuminé, maintenant, par une nouvelle compréhension des fondements de l’ordre politique.

Cependant, il y a encore un corollaire fondamental de ces réflexions – développé par Montaigne de manière ample, nette et insistante. Le glissement des fondations du Droit des articles de la foi vers le terrain coutumier des croyances communes, en éloignant de la raison et de la nature l’espace juridico-politique, libère leurs objets, la Vérité et la Justice, aux investigations et revendications aussi des particuliers. Ainsi, simultanément, il soumet au pouvoir politique la sphère des actions des individus et des groupes, et les libère, dans le registre des opinions, à leurs propres incursions sur le terrain de la quête de la vérité. II apparaît ainsi, délimité avec clarté, devant l’espace des “croyances communes”, et comme leur contrepartie nécessaire, un domaine d’opinions et croyances privées, reconnu et sanctionné dans le même mouvement de l’affirmation publique du Droit. De telle manière que les croyances particulières, prises antérieurement comme immédiate négation des lois et de la foi universelle et condamnées, alors, à la pure intériorité, peuvent maintenant s’extérioriser, émerger – de droit, à la vue de tous – dans l’espace public, reconnues et sanctionnées comme des “opinions” par les institutions. C’est ce qu’ affirme Montaigne dans le texte que nous suivons:

[… ] le sage doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses; mais, quant au dehors, qu’il doit suivre entièrement les façons et les formes receues. La société publique n’a que faire de nos pensées; mais le demeurant, comme nos actions, nostre travail, nos fortunes et nostre vie propre, il la faut prêter et abandonner à son service et aux opinions communes.

La sphère privée, où bouillonnent les opinions et les croyances, s’associe à l’espace public et communique avec lui, comme le prouve le succes des Essais – “imaginations”, “fantaisies”, “rêveries” – de Montaigne, qui, exposés au jugement du public, confrontés aux croyances communes qui soutiennent la législation et les coutumes politiques, se montrent capables de les influencer. Mais leurs respectifs territoires et droits se trouvent bien délimités et protégés. “[… ] L’intérêt public”, dira-t-il plus tard (III, 1) “ne doit pas tout requérir de tous contre l’intérêt privé.” II affirmera aussi que, devant le propre roi, il accepte de fléchir ses genoux, pas sa conscience. En contrepartie, toujours dans l’essai sur les coutumes (I, 23), il assure juger très inique “vouloir sousmettre les constitutions et observances publiques et immobiles à l’instabilité d’une privée fantaisie” (“la raison privée”, continue-t-il, “n’a qu’une jurisdiction privée”).

Or, cela aurait été justement l’incapacité de comprendre cette nécessaire séparation des sphères publique et privée – celle des opinions des particuliers et celle des croyances communes et légitimes – de la part de la pensée et des coutumes politiques du temps, qui aurait mené la minorité réformée à la tentative, “présomptueuse et téméraire”, d’imposer à la nation, avec la recannaissance de sa foi, le changement de ses institutions religieuses et politiques – la menant, au grand dam de tous, à la guerre et au bord de la ruine. Ainsi, lorsque, des années plus tard, Henri III – l’admirateur, hôte et correspandant de Montaigne – fait le chemin contraire, abjurant la foi protestante et se convertissant au catholicisme, il nous permet de mesurer l’énorme chemin parcouru par la réflexion politique dans les années de la guerre. Car, certainement, il l’a fait obligé par la nécessité (à laquelle il faut toujours se courber); mais il n’a pu le faire qu’après avoir admis la distinction – comme, sûrement, cela s’est passé – de sa foi personnelle par rapport aux croyances communes de la natian, auxquelles, comme monarque, il se soumet. Peut-être son geste, qui vient sceller les conditions de la pacification finale du pays, concentre-t-il et symbolise-t-il la grande fracture observée sur le terrain des représentatians politiques. Et nous pouvons observer dans ce geste, encore une fois, le renouveau de la raison; car ici on foule déjà, indubitablement, le nouveau monde de la raison politique moderne.

Traduit par Danielle Ortiz Blanchard

Notes

  1. Ce texte garde de façon marquée l’arrangement et le ton oral de son origine. Nous n’avons pas pu, pour des motifs entièrement de circonstance, lui faire atteindre la forme plus articulée et plus soutenue qu’il exigeait. Tout de même – non pas sans quelque timidité – nous le dédions au professeur Claude Lefort, pour de nombreuses raisons; et aussi pour continuer notre conversation sur Montaigne.